Proposition 3: Les entreprises de déployer des stratégies collectives pour assurer la légitimité de l'industrie.
Des stratégies collectives à l'échelle de l'industrie sont essentielles pour régler des questions environnementales et sociales ayant un impact potentiel de marché. La CSI est l'exemple majeur d'une telle stratégie de «teaming» (Barnett & Hoffman, 2008).
Onze membres permanents de la CSI sont également membres du WBCSD. Ils gèrent la CSI en fonction de sa charte et son programme de travail, et invitent de nouveaux membres. Seuls quelques-uns des douze autres membres participants sont membres du WBCSD. Ils suivent les engagements de la Charte en mettant en œuvre des bonnes pratiques recensées dans leurs installations d'exploitation. Ils contribuent au budget de la CSI et sont autorisés, mais pas obligés, de participer à des groupes de travail individuels.
Comme stratégie collective, la CSI vise à protéger la légitimité de l'industrie en identifiant les menaces et en prenant des mesures proactives. Il a fallu trois ans pour publier le premier programme d'action, sans atteindre un accord collectif sur les objectifs pour que, finalement, chaque membre décide de son propre objectif. Bien qu’il s’agisse d’une stratégie collective visant à protéger la légitimité du secteur et à partager les coûts de réduction des émissions de CO2, les entreprises ont trouvé un moyen d'introduire une certaine différenciation. Il y a eu une alternance de périodes d'alignement et de points de rupture due à la pression des ONG. Dans l'agenda 2002, les chiffres indiquent un objectif de réduction de 20% des émissions de CO2 par tonne de ciment de Holcim et Lafarge en 2010, de 15% pour HeidelbergerCement et de 25% en 2015 pour Cemex. Le concurrent mexicain a tenté de dépasser les leaders de l'industrie en choisissant un objectif plus élevé sur une plus longue période. Mais Holcim affiche la même cible dans son dernier rapport RSE (2009). Lafarge vise à maintenir son rôle d'acteur proactif en affichant sur son site Internet, en 2011, un nouvel objectif de 33% de réduction du CO2 (par rapport à 1990) en 2020. On observe ainsi qu’une stratégie collective peut combiner l'imitation et la différenciation. Lafarge et Holcim, les membres fondateurs, communiquent sur leur position de leaders et d’entreprises pionnières. La CSI favorise également les questions non environnementales, concernant, par exemple, de la sécurité au travail.
En s'associant pour gérer collectivement les questions touchant au secteur, les concurrents bénéficient d'économies d'échelle et d’une meilleure expertise afin de mieux prévenir les attaques des militants. Néanmoins, la dynamique interactive montre que les stratégies collectives peuvent malgré tout présenter des opportunités de différenciation.
Proposition 4 : Les entreprises de déployer des stratégies inter-industries collective pour obtenir un effet de réputation et/ou d'assurer la légitimité de ces industries.
Des stratégies collectives au niveau intersectoriel, c'est-à-dire impliquant des sociétés appartenant à la même chaîne de valeur, peuvent avoir deux objectifs principaux. Si toutes les entreprises sont impliquées, il peut s’agir d’une stratégie de légitimation: deux niveaux proches de la chaîne de valeur développent une stratégie collective afin d'assurer une légitimité commune. Si quelques entreprises seulement développent des liens collectifs, alors la stratégie est plutôt orientée vers un avantage concurrentiel ou de réputation. Par exemple, le programme du WBCSD, créé en 2005, est conçu pour améliorer l'efficacité énergétique des bâtiments dans la conception et la construction. Lafarge et Cemex ont participé au programme depuis sa création. Treize autre membres sont issus de différents secteurs (énergie, acier, chimie, etc.). Lafarge est co-président du programme en collaboration avec United Technologies. La première phase a commencé en 2006 et un rapport a été publié en 2009. En 2010, la deuxième phase a privilégié le développement d'outils et de solutions pratiques pour mettre en œuvre les changements prévus dans le modèle. Une troisième phase doit commencer en 2012, avec la création d'autres groupes de travail, afin de faire progresser à la fois la mise en œuvre et l'évaluation des mécanismes financiers et de valorisation. Les participants visent un effet de réputation. Il est réel, quoique les participants reconnaissent : « aucun changement radical ne s’est passé depuis la publication des conclusions de l’EEB ». Lafarge participe également à un autre programme d’action intersectorielle, impliquant aussi bien les institutions publiques et des organisations à but non lucratif, le programme des Nations Unies pour la construction durable et le climat (UNEP-SBCI), créé en 2006. Il prend la forme d'un partenariat entre l'ONU et les principales parties prenantes du secteur du bâtiment : entreprises, fédérations industrielles, les pouvoirs publics, institutions de recherche, les experts et ONG. Il promeut et soutient des solutions durables dans le secteur du bâtiment et la construction en fournissant une plate-forme commune, en développant des outils et des stratégies, des lignes de conduite et des projets pilotes. Actuellement, il compte 43 membres et 15 membres associés. Les résultats sont significatifs et montrent que le partenariat contribue à la promotion de la légitimité des actions communes dans les secteurs concernés. Lafarge est actuellement le seul membre parmi les quatre leaders de l'industrie des matériaux. Notre cas montre qu'il n'y a aucune initiative intersectorielle impliquant l’ensemble des principaux concurrents de chaque secteur concerné (par exemple, matériaux, énergie et construction). Par ailleurs, les deux exemples étudiés suggèrent que les effets des initiatives sont plutôt limités et consistent principalement en une amélioration de l'image et de la réputation et, à un niveau inférieur, dans l'amélioration de la légitimité interindustrielle afin de préparer les transformations futures du marché.
Proposition 5 : Les entreprises déploient des stratégies collectives cross-sectorielles pour obtenir un effet de réputation.
Des stratégies collectives peuvent également se développer entre des entreprises appartenant à des secteurs et des chaînes de valeur très différentes. On peut distinguer entre deux catégories de partenariats intersectoriels. Certaines sont des initiatives générales qui s'intéressent au développement durable et à la RSE au sens large. D'autres sont plus spécifiques et concernent des questions de santé publique, la recherche et l'éducation.
Créée en 1992, le WBCSD est un réseau composé de 200 entreprises représentant plus de 30 pays et 20 secteurs industriels majeurs. L'organisation cultive une image de grande envergure et insiste sur le fait que ce sont les PDG qui participent directement à ses activités. L'idée originale est venue de Stephan Schmidheiny, Secrétaire Général de la Conférence de Rio en 1992 et, qui se trouve être le petit-fils du fondateur de Holcim. Le PDG de Lafarge s’est engagé dès 1995 lors du lancement du WBCSD. Malgré le rôle joué par Stephan Schmidheiny, l'entreprise suisse n’a rejoint Lafarge que quelques années plus tard, pour concevoir le projet de la CSI. Cemex est arrivé en 1999 et HeidelbergCemex en 2000. Quand Lafarge est entré au WBCSD, Cemex est devenu membre d'une autre association générale, le Worl Environment Center (WEC), fondé en 1974 par le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE). Le but de cette organisation est de promouvoir le développement durable à travers les pratiques commerciales des compagnies membres, en partenariat avec les gouvernements, les organisations multilatérales et non gouvernementales, et d'autres intervenants. Le site de l'organisation souligne les gains possibles en termes de réputation ; comme le WBCSD, il insiste sur le fait que les membres typiques sont des vice-présidents, représentant leur entreprise pour les questions de développement durable, RSE, santé et sécurité. De son côté, Holcim est un membre du réseau European Partners for the Environment qui rassemble un large éventail d'acteurs européens, en insistant sur le principe du « leadership par le partenariat » au niveau européen. HeidelbergCement, une fois de plus, a une position différente. L’entreprise allemande est impliquée, depuis les années 1990, dans le Forum allemand du développement durable (BDI), aujourd’hui appelé Econsense, qui compte 31 membres, ayant tous une position de leader dans leur secteur. Econsense prétend être le plus important think tank d'affaires allemands qui favorise un dialogue ouvert entre les responsables des affaires de politique, la science, l'administration et toutes les autres parties prenantes. Le choix des membres est clairement basé sur la réputation et la position de leader dans le secteur - ce qui génère un autre effet croisé de réputation.
Le deuxième type de stratégie collective est fondé sur des partenariats répondant un besoin plus spécifique de la part des entreprises. En s'associant avec des dirigeants venant d’autres secteurs pour résoudre un problème social particulier mais pas uniquement lié à leur activité, les entreprises peuvent partager leur expertise, les pratiques et bénéficier d’effets de réputation communs. Dans ce domaine, les entreprises de ciment ont tendance à agir plus individuellement en se concentrant sur les priorités régionales ou mondiales. La sécurité au travail est une question centrale pour le secteur. Pour y répondre, en 2005, Holcim a établi avec DuPont de Nemours le programme « Passion pour la sécurité ». Les quatre concurrents ont chacun développé des partenariats avec des universités et centres de recherche. En 1998, Cemex a établi des collaborations avec l'Université de Monterrey au Mexique et deux ans plus tard avec le Centre for Corporate Citizenship de la Carroll School of Management (Boston College). Lafarge a mis en œuvre un partenariat universitaire important en France avec des institutions majeures (Ecole polytechnique, Ecole des Ponts, ESTP). D'autres partenariats de recherche existent au niveau international avec des institutions américaines, canadiennes, indiennes, chinoises, britanniques et suisses. Enfin, dans le domaine de la santé, Lafarge a développé la stratégie la plus intégrée. En ce qui concerne le sida, le groupe français a commencé par s'attaquer à la question sur place en Afrique, après l'acquisition de Blue Circle en 1998, puis a établi un programme spécifique pour l’ensemble de l’entreprise en 2000. Deux ans plus tard, le groupe a rejoint un réseau mondial de 115 entreprises multinationales, la Global Business Coalition sur le VIH, basé à Washington, DC.
Cet exemple montre qu'il existe des effets de réputation inter-entreprises entre les différents secteurs. Une stratégie collective cross-sectorielle est établie par deux ou plusieurs entreprises non concurrentes, qui cherchent à acquérir ensemble un avantage de réputation par rapport à leurs concurrents respectifs, grâce à un échange de réputation. Le processus est similaire à l'échange de légitimité analysé par Suchman (1995).
L’arbre de choix stratégique
Comme indiqué précédemment, notre objectif est de construire un arbre de décision, exprimant les différents choix d'une entreprise confrontée en matière de RSE. Suite à la discussion des raisons d'être de stratégies de RSE (avantage concurrentiel, l'effet de réputation, effet de légitimation) et des formes qu'elles peuvent revêtir (individuelle et collective), nous sommes maintenant en mesure de présenter les choix stratégiques en matière de RSE :
Table 4 : L’arbre des choix stratégiques pour la RSE
Notre étude du secteur du ciment illustre la manière dont les entreprises combinent de façon dynamique les stratégies individuelles et collectives pour gagner un avantage compétitif, améliorer leur réputation, ou leur légitimité. Les combinaisons évoluent à travers les interactions concurrentielles, qui à leur tour induisent le développement du domaine de la RSE. En bref, les stratégies de RSE sont une sorte d’ars combinatoria. Nous pouvons illustrer ce constat avec l'exemple de Lafarge, une firme qui a combiné chacune des options stratégiques que nous avons identifiées.
Stratégie proactive individuelle : En ce qui concerne les questions environnementales, Lafarge a acquis un avantage compétitif durable sur ses rivaux en étant le premier entrant dans les partenariats stratégiques. En développant des systèmes de gestion des parties prenantes au niveau local et au niveau corporate, la firme a également déployé une stratégie proactive dont a bénéficié sa réputation.
Stratégie réactive individuelle : Sur le marché du logement pour les segments de clients à faible revenus, Holcim a été le first-mover, immédiatement suivi par Cemex. Lafarge a pris du retard et essaie maintenant de rattraper ses rivaux.
Stratégie infra-sectorielle : Lafarge et Holcim ont formé une équipe pour créer la CSI et ont jusqu'à présent maintenu leur position de leadership. Des effets positifs de réputation pour un tel positionnement sont attendus.
Stratégie de l’ensemble du secteur : Lafarge prend part à toute initiative du secteur visant à protéger la légitimité collective de l'industrie, et essaie toujours d'être identifiée comme le chef de file de telles initiatives.
Inter-industrie stratégie : Dans le cas du ciment, il n'existe aucune initiative intersectorielle impliquant toutes les entreprises et visant à renforcer la légitimité de chaque industrie. Néanmoins, Lafarge est engagé dans deux programmes (EEB et SBCI) desquels l’entreprises espère obtenir des effets bénéfiques de réputation.
Stratégie cross-sectorielle : Lafarge appartient à diverses organisations pour aborder les questions de RSE. Ce fut un des membres fondateurs du WBCSD ; la firme a ensuite rejoint le réseau du GBC pour agir collectivement face au défi du sida, et a développé un réseau de partenariats avec des universités et centres de recherche. Ces actions allant au-delà des frontières du secteur et de la chaîne de valeur promeuvent l'entreprise et lui permettent d’accroître sa notoriété mondiale.
Lafarge illustre ainsi la nature combinatoire de stratégies de RSE, ce que nous avons caractérisé comme étant une forme d’ars combinatoria. CONCLUSION
En réponse à la question de savoir en quoi consisterait une analyse critique de la RSE, nous avons avancé deux propositions. D’une part, une analyse critique requiert l’adoption d’un point de vue spécifique et c’est pourquoi nous avons choisi, dans cet article, de rompre avec la perspective la plus commune, centrée sur une firme individuelle. Nous avons donc étudié les stratégies de RSE au niveau du secteur en les étudiant comme des processus interactifs. Le postulat est que l’on ne peut bien comprendre la stratégie d’une firme qu’en connexion avec celles de ses concurrents. D’autre part, en lien avec la première proposition, nous estimons qu’un phénomène aussi complexe que celui de la RSE ne peut être réduit à une explication simple, comme celle décrivant ces stratégies comme des discours moraux servant de prétexte à des stratégies de maximisation du profit. Une analyse critique doit rendre compte de la complexité. Et, en effet, nous avons mis en évidence, par l’analyse au niveau sectoriel, que les stratégies RSE sont des combinaisons dynamiques (ars combinatoria) de stratégies individuelles et collectives. Ces stratégies ont pour objectif de gagner un avantage concurrentiel, ou encore des effets de réputation et/ou de légitimité, tant au niveau individuel que collectif. A ce dernier niveau, les stratégies se déploient aux niveaux infra-sectoriel, sectoriel, inter- et cross-sectoriels. Le sens de ces stratégies dépend ainsi du niveau auquel elles sont poursuivies. Nous avons tenté de produire une vue synoptique des choix stratégiques auxquels les firmes faisaient face en matière de RSE. Les stratégies mises en œuvre sont des combinaisons pratiques qui évoluent en interaction dynamique avec celles développées par les concurrents.
Cet article offre des résultats complémentaires. Il montre que les stratégies de réputation peuvent être individuelles, ou alors regrouper un petit nombre de firmes du même secteur ou bien de secteurs différents. Les stratégies de légitimation se développent plutôt au niveau du secteur dans son ensemble ou bien de secteurs liés, appartenant à une même chaîne de valeur. Les effets des stratégies peuvent également se combiner. Ainsi, la CSI fut lancée par les deux leaders, Holcim et Lafarge, ensuite rejoints par leurs compétiteurs. En tant que first-movers, Holcim et Lafarge ont essayé de gagner un avantage concurrentiel en imposant un standard aux suiveurs. En retour, le soutien de l’ensemble des acteurs du secteur a eu un effet de légitimation globale de l’industrie.
Les limites de cette analyse critique sont de plusieurs ordres. Le niveau du secteur n’est pas le seul pertinent pour étudier la RSE. Un angle différent et complémentaire pourrait être celui d’un champ de responsabilisation plus large que le secteur, au sein duquel les stratégies des firmes seraient influencées non par celles des concurrentes mais par des entrepreneurs moraux et des acteurs sociaux susceptibles de déclencher un conflit mettant en cause une ou plusieurs firmes. Mais c’est un autre sujet de recherche que l’on ouvre ici.
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