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Envoyé par Sabine. « Il n’a jamais connu, le roman, cette formidable érosion des contours, dont parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie qui permirent le style, aux œuvres des dramaturges grecs, par exemple, ou aux tragédies du XVIIe siècle français. Connaissez-vous rien de plus parfait ou de plus humain que ces œuvres ? Mais précisément, cela n’est humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela demeure une œuvre d’art. » (André Gide, Les Faux monnayeurs, 1925).
Il est curieux de la part d’un romancier de dire quelque chose qui va à l’encontre du roman ! Gide a un problème avec le roman : Les Faux monnayeurs est le seul récit qui s’appelle « roman » (Les caves du Vatican étant une sotie). Il essaie d’innover dans le roman. Ce roman contient sa propre perspective : la mise en abyme : Edouard tente d’écrire le roman que Gide est en train d’écrire, en jouant avec les possibilités qu’apporte l’art du roman. L’intrigue se résume à une histoire de fausse monnaie, mais qu’est-ce que la fausse monnaie sinon le roman lui-même ? La fausse monnaie est celle qui ne dure pas, qui n’a pas d’épaisseur : la citation est par là donc une dévalorisation du roman.
Problème de la pureté : il existe des romans qui se rapprochent de la pureté.
« Le théâtre est un miroir de concentration », dit Hugo pour renvoyer le théâtre à une réalité concentrée qui s’oppose au roman. Hugo n’est pas un dramaturge grec ; même si Gide limite le théâtre, il faut voir que ce qu’il dit de la tragédie déborde au théâtre en général : « On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. (…) Le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est une image ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle mais décolorée. (…) Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art, le théâtre est un point d’optique. » La question est donc de découvrir à quoi tient cette concentration dont parle ici Hugo :
Distorsion du temps tragique : la tragédie ne joue pas sur la surprise (sauf Iphigénie, où Racine évite le sacrifice humain), alors que le drame romantique joue sur la surprise.
Si le théâtre tragique se limite à la crise, le roman ne privilégie pas la crise. Il se laisse la possibilité de se donner des appréhendés à travers différents moments (focalisations). Le roman vit des digressions, des histoires enchâssées (Jacques le fataliste, Diderot ; Balzac). Ce qui n’existe pas au théâtre et qui existe au roman : descriptions de moments qui ne sont pas l’action. Le roman est une série de digressions alors que tout dans la tragédie classique est utile à l’action : elle ne peut se permettre des digressions. Le temps romanesque fonctionne en discontinu et ce temps n’est pas fermé ; il est ouvert, « inachevé » du point de vue de l’action (Les Faux monnayeurs, Gide) : c’est l’idée de poursuivre, roman après roman, la même voie : les hommes de bonne volonté, J. Romains. Le temps romanesque est quelque fois circulaire (A la recherche du temps perdu, Proust) et renvoie à l’écriture elle-même. Il n’y a donc pas ici d’érosion du temps romanesque, d’où opposition totale avec le théâtre. Cette absence d’érosion du temps laisse une liberté au romancier et le maniement de ce temps risque alors d’être plus difficile. La mauvaise foi gidienne est de ne pas vouloir dire que les deux genres ne vivent pas selon les mêmes moyens, donc l’opposition n’a pas de sens.
Dans la tragédie, il y a écartement du corps : le corps de Phèdre, son désir semble effacé : il y a à la fois signifiant (se déplace jusqu’à Hippolyte) et à la fois, il est sublimé dans la mesure où ce qu’il a de trop physique, réel, disparaît. L’espace tragique classique joue comme une distance. Il devient une sorte de figure de style, de représentation d’autre chose : « le théâtre comme machine cybernétique » (Barthes) : tous les éléments sont signifiants, épurés. Face à cela, le roman offre une ouverture considérable, par la multiplicité des lieux ( Les Faux monnayeurs : plusieurs lieux dans Paris ; déplacement incessant de la valise volée par Bernard et de la pièce de monnaie). Le héros du roman, généralement, est toujours en déplacement (sauf chez Beckett) : la description est une volonté d’appropriation de l’espace, du réel. Le roman décrit toujours l’espace : c’est sa fonction référentielle. Il faut situer ; exemple : Butor (l’emploi du temps : roman qui commence par la description d’un plan de ville). Dans le roman moderne, on essaie de créer un espace destabilisant (cf. Kafka). Le théâtre tragique n’offre pas les mêmes ressources car n’a pas les mêmes référents. Le langage dit où on est. Pas besoin de décrire. Chez Gide, très peu de descriptions : il épure toute partie descriptive car l’espace est simplement nommé. La fonction de l’espace est-elle purement référentielle ? N’a-t-elle pas une fonction poétique (espace signifiant) ?
Cette dispersion romanesque ne tend-elle pas à donner une vision plus humaine ?
Le héros est toujours aux prises de la situation : la crise est chargée de dévoiler les mécanismes humains des situations, comme le suggère Sartre : « la grande tragédie, celle d’Eschyle et de Sophocle, celle de Corneille, a pour ressort principal la liberté humaine. Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant, est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie. La situation est un appel, elle nous cerne, elle nous propose des solutions, à nous de décider. » Corneille laisse d’ailleurs entendre (scène I acte II) qu’Octave hésite, se demande si ça vaut la peine d’être empereur. Se superpose alors un second problème : la conjuration par amour où il doit tuer Auguste : « je suis maître de moi, comme de l’univers. Je le suis, je veux l’être ». La crise a ainsi permis de dénouer la première interrogation Le héros racinien, lui, même s’il a une liberté réduite, est révélé par la crise. L’être va être dénudé. Il va nous apparaître tel qu’il est (cf. tous les éléments liés à la crise). Chez Molière, L’école des femmes, les personnages ne peuvent que se rencontrer. L a révélation de ce qu’est Arnolphe est intéressante : il bascule de plus en plus dans l’agressivité, le champ théâtral se restreint. Le théâtre tragique fonctionne sur un système d’opposition. Les critiques restreignent le schéma tragique à la structure empruntée à la narratologie (schéma actanciel : destinateur/destinataire ; sujet/objet = désir ; adjuvants/opposants). Cette application de ce schéma ramène le texte à une structure et est révélateur du fonctionnement simple de la tragédie qui est tout entière concentrée vers la réalisation du désir. Le modèle actanciel appliqué au théâtre a été appliqué au récit avec beaucoup de complexité et a été appliqué contre l’explication psychologique des tragédies : le personnage est un être sans épaisseur psychologique. Cette révélation de l’humain ne repose-t-elle pas sur une absence de complexité ? L’humanité dont parle Gide, et qui existe, présente la tragédie comme une étude de la psychologie humaine. Le théâtre classique repose sur une situation et des caractères types, d’où le sens de l’érosion, de la simplification. Mais le type n’est-il pas de l’ordre du schématique ? Le personnage semble en effet plus représenter une passion qu’incarner un être humain.
Il pourrait apparaître plus humain : il prend le temps (Dominique de Fromentin ; Madame Bovary de Flaubert ), ce qui permet l’évolution du personnage (déception de l’épouse ; jeune femme romanesque). Le roman ne se détermine pas par la mort de Mme Bovary. Il y a un débordement du personnage dans le roman, qui se termine par la remise de la légion d’honneur d’Hommé. L’évolution du personnage est fortement encadrée : principe du développement par la digression ; la dimension humaine est bien plus importante car le personnage est bien plus situé. C’est le plaisir de la vie ratée chez Flaubert. Pourquoi alors parler de moins humain chez Gide ? Il faut revenir sur la profondeur.
Gide affirme qu’ « il ne faut pas rester dans le particulier, mais aller vers le général », dans Les Faux monnayeurs. Emma Bovary est le particulier. Le personnage théâtral tragique a une dimension plus humaine car est plus général. Le temps, l’espace et l’action sont les principes mêmes de la reconnaissance : « un type ne reproduit aucun homme en particulier, il ne se superpose exactement à aucun individu, il résume et concentre sous une autre forme humaine, toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas, il condense. Il n’est pas un, il est tous. Les types vont et viennent de plain-pied dans l’art et la Nature. Ils sont de l’idéal réel » (Hugo, William Shakespeare). Tout artiste doit viser au type. Le théâtre fonctionne avec une présence réelle, du corps, de l’espace et du temps : c’est une alliance vécu réel/idéalisation, par Hugo. On a la présence humaine en visant au général. Intervient alors le problème de la catharsis , liée à l’érosion (par purification) : elle suppose la distance et la proximité, la capacité à nous reconnaître dans la passion tragique et à prendre de la distance envers cette passion. Avec le roman, ceci risque de particulariser les passions et les êtres, de les noyer dans la banalité telle qu’on risque de ne pas nous y reconnaître. Si le réel nous est donné tel quel, on ne peut pas s’y reconnaître.
Gide met en valeur la mauvaise foi du personnage d’Edouard qui veut briller et joue la comédie du dépit amoureux. Il est déçu par le roman tel qu’il a é té écrit jusqu’ici. Quelle est la légitimité du rapprochement théâtre/roman ? Les réseaux des signifiants théâtre/roman sont totalement différents : roman et théâtre n’abordent pas la réalité de la même manière : il peut paraître fou de vouloir les comparer. La comparaison de Gide suppose une psychologie du roman : pour lui, le roman est un genre inférieur car l’humain qui l’atteindrait serait un humain sans universalité, limité à des personnages particuliers. Le but du roman est moins de représenter un type humain comme le théâtre qu’une subjectivité de l’auteur aux prises avec le réel et qui nous éclaire que notre propre rapport au monde : Dominique de Fromentin, 1884 : roman qui passe pour autobiographique où Fromentin raconte une aventure de jeunesse, une déception amoureuse. C’est un roman d’éducation et d’apprentissage, roman qui passe pour une analyse psychologique. C’est le type de roman qui pourrait justifie r la remarque de Gide sur le côté superficiel du héros tragique. L’intérêt de ce type de roman est de rendre le réel signifiant. Comment expliquer qu’un être, à un moment donné, voit le monde et ce monde là est un monde désenchanté ? Fromentin est peintre, donc ce qu’il écrit est vrai. Mais ses descriptions sont plates, dans les lignes horizontales (pas d’arbres, par exemple) : le monde est déserté par l’idéal. Dominique est un roman dont l’histoire est absente. Il y a bien, cependant, une chronologie (le héros passe par la révolution de 1848). Le vrai réel historique est passé sous silence, comme une manière de dire que l’histoire l’a trahi. Le roman est subjectivité aux prises avec le réel. Dominique ne nous dit pas le réel : c’est un réel réfracté par une conscience : il est moins profondément humain car lié à des particularités, mais le roman n’en n’est pas moins une œuvre d’art. Le réel est travaillé par une conscience, par un regard. Il est constamment réinvesti dans le roman par l’imaginaire : la catharsis, c’est peut-être là qu’elle est dans le roman : le roman met de la distance par rapport au réel. Il s’agit d’échapper du réel (roman bâtard et roman trouvé) : forme de sublimation par rapport au monde réel. Ce rapport du roman au réel ne va pas sans aussi une certaine érosion.
Le roman suppose une construction plus complexe que le théâtre (effets de symétrie des romans proustiens, W de Perec qui superpose deux histoires parallèles : un récit autobiographique et un récit imaginaire ; La disparition de Perec : lipogramme ; Madame Bovary de Flaubert, « toute œuvre d’art doit faire pyramide ou bien la lumière doit frapper la boule ».). L’œuvre d’art part du présent, puis Charles, seul, puis Emma, seule, puis rencontre de Léon 1 et de Rodolphe 1. On atteint la pyramide quand Charles veut être ambitieux (centre du roman). Puis pente descendante avec Léon 2, amant. Emma, seule, se suicide. Le réel, dans le roman, est toujours choisi : « L’écrivain qui se contente de décrire la réalité marque son but. La littérature qui se contente de décrire les choses, d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit le plus car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dans les choses garde l’essence et l’avenir où elle nous incite à la goûter de nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer et s’il y échoue ou peut encore tirer de son impuissance un enseignement – tandis qu’on en tire aucun de la réussite du réalisme, à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable » (Proust). La littérature a un rapport avec le subjectif, rapport des choses avec nous. L’érosion exprime cette subjectivité et nous renvoie à la fois notre propre image. C’est une tendance pour les romanciers à réinvestir les mythes (Ulysse de Joyce), une volonté de s’inscrire dans une sorte de vision générale du monde comme a pu le faire le théâtre. Certains romanciers contemporains s’écartent de la réalité pour aller vers l’écriture et la construction, d’où une perte de l’humanité du théâtre. |
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