Préface Le nouveau totalitarisme







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Préface

Le nouveau totalitarisme

Les révolutions ne se produisent jamais là où l’on les attend. Depuis 1789, qui a été la matrice de tous les mouvements révolutionnaires, les hommes ont craint, ou espéré, les ruptures décisives qui mettraient un terme au monde présent. En dépit des violences du communisme, du fascisme et du nazisme, ou de leurs diverses déclinaisons au XXe siècle, la révolution politique n’a pas réussi à s’implanter dans le monde. Et les démocraties, dans les pays occidentaux, coexistent toujours avec des régimes totalitaires, dans les pays qui résistent, plus ou moins bien à la mondialisation. Mais les peuples, à la différence de leurs dirigeants, n’ont pas pris pleinement conscience de la véritable révolution qui est de nature anthropologique, et non politique. Pour le dire autrement, la révolution que nous vivons actuellement n’est pas une modification profonde de l’espace public, au sens de John Locke et d’Hannah Arendt, mais une mutation décisive de l’homme et de son rapport au monde. Il s’agit d’une révolution administrative au cours de laquelle, insensiblement sinon insidieusement, l’Administration a pris la place de la Politique. Le véritable pouvoir ne s’incarne plus dans les Palais et les Parlements, dont la grandeur est encore visible, mais dans les bâtiments plus discrets d’une Administration pérenne alors que les hommes politiques sont passagers.

L’auteur de Au fondement du Management, qui est sous-titré Théologie de l’Organisation – Volume 1, inscrit sa recherche dans le sillon de James Burnham et de sa théorie de la révolution directoriale. C’est elle qui est en train de changer le destin de l’humanité au point de faire disparaître le citoyen au bénéfice de l’administré. Partant d’une phénoménologie qui articule en chiasme le devenir-monde des Organisations et le devenir-organisation du Monde, Baptiste Rappin aboutit, à l’issue d’un parcours au cours duquel la philosophie est venue éclairer l’économie, à une Théologie de l’organisation dont l’issue est une Apocalypse, au sens grec et chrétien d’une Révélation. L’Organisation se révèle en effet comme l’avènement d’une histoire totale qui se clôt sur elle-même « comme son propre reflet éternellement figé dans un miroir, signe d’une identité achevée sans plus aucun secret pour elle-même ». Ce n’est plus Dieu qui se dévoile à la fin des temps, mais l’Organisation qui se révèle à la fin de l’histoire comme si elle en avait été dès l’origine le secret.

Un premier constat s’impose à l’analyse. Alors que les sociétés traditionnelles vivaient sous la garde d’Institutions qui garantissaient aux hommes la présence d’un monde habitable, elles sont aujourd’hui soumises à une Organisation qui n’a d’autre fin que son fonctionnement autonome. On assiste à une véritable coagulation des différentes instances humaines « individu-groupe-communauté-entreprise-organisation-institution-état-société » dans ce que l’auteur nomme, sous une forme déjà théologique, « la Nouvelle Trinité Infernale : Organisation-Information-Management ». Le mouvement panorganisationnel est la substitution du processus à l’être, déjà soulignée par Hannah Arendt, de sorte que les activités humaines prennent le masque de procédures indifférentes à une finalité extérieure à leur manifestation.

L’originalité de la thèse de l’auteur, appuyée sur une documentation impressionnante, tient à la mise en évidence du fondement théologique, plus encore que scientifique, du mouvement totalitaire de management qui régit aujourd’hui tous les échanges de notre planète. Il s’agit de la cybernétique dont l’inventeur fut le mathématicien américain Norbert Wiener. L’étude de ses deux ouvrages, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, en 1948, et God & Golem Inc. A Comment on Certain Points Where Cybernetics Impinges on Religion, en 1966, montre le changement radical de paradigme dans la représentation du monde et de l’homme. À la place des concepts stables de la pensée traditionnelle, l’énergie, la force, le solide, la tension, la motivation, l’accumulation, le stock et la production, la cybernétique a substitué les concepts fluides de circulation, d’information, de flux, de liquide, de connexion, de système et de rétroaction. On reconnaît là ce que Zygmunt Bauman a dénoncé sous le nom de « modernité liquide ». Le réseau, au sens de Michel Serres, a pris la place de l’être, l’information, au sens de Von Neumann, celle de l’énergie, l’horizontalité, au sens de Gilles Deleuze, celle de la verticalité de sorte que les activités humaines n’ont plus aucune assise ni aucun fondement transcendant. On assiste à l’avènement d’un « messianisme managérial » qui a pour effet d’aboutir à la domestication complète de l’être humain.

En prenant appui sur les analyses consacrées par Heidegger à la technique comprise comme Ge-stell, « installation » du processus de rationalisation du monde ou encore « dispositif » de soumission de la nature, Baptiste Rappin décrit la mise en place des théories de l’organisation économique et sociale dans l’espace ouvert par la cybernétique. Il y a là non pas un tournant ontologique, mais un tournant théologique qui est inspiré, dans la cybernétique, par la pensée juive de la Renaissance comme le montre, chez Norbert Wiener, la référence soutenue au Golem du Maharal de Prague. Le mouvement panorganisationnel qui emporte toutes choses est l’avatar de la restauration de l’unité divine perdue, ce que la kabbale juive qualifie de Tikkoun Haklali, la « réparation générale » du monde. L’influence surprenante de cette pensée théologique sur le monde technique et managerial du XXe siècle, se retrouve dans les thèmes de la contestation de l’autorité, du primat du texte, de la relation à l’autre, et de la promotion du nomadisme. Plus encore, et c’est là le point nodal de l’ouvrage, on reconnaît une convergence entre l’enseignement de la kabbale, avec le créateur du Golem, le Rabbi Loew, le courant de pensée post-moderne avec Jacques Derrida, et l’organisation cybernétique, avec Norbert Wiener.

L’inspiration majeure du livre de ce dernier, God & Golem, est en effet le concept de création qui rapproche Dieu, l’homme et la machine en occultant leurs différents niveaux de réalité. Le mouvement panorganisationnel prend appui sur cette théologie implicite pour mettre fin au politique, et par conséquent à l’histoire. Cette révolution managériale revient à instaurer une gouvernance totale à l’échelle de la planète que l’auteur identifie à la soumission de l’homme, voire, au sens propre, à son ex-termination, car le management de la réalité prive l’homme de son terme. Ce que l’auteur qualifie alors d’« apocalypse », c’est la révélation d’un monde qui, de plus en plus soumis à la gestion, cette nouvelle théologie, n’est plus qu’une immense machine cybernétique. Ce n’est plus Dieu, le Roi ou le Peuple qui gouvernent, mais une gouvernance anonyme, soumise à un management dont l’homme est désormais absent. Baptiste Rappin y décèle ce qu’il nomme « la méta-organisation, l’organisation de l’organisation, la gestion multidimensionnelle (du local au global entend-on à l’envi) de la fractalité de l’Organisation ». La Totalité l’a désormais emporté dans une histoire messianique qui, en détruisant la finitude, et donc la condition humaine, a également mis fin au temps eschatologique.

Le lecteur hésitera parfois à suivre l’auteur dans les rapprochements inattendus qu’il propose, par exemple celui du management cybernétique et de l’art contemporain, qui se présente, Jean Baudrillard et Jean Clair l’ont amplement montré, comme fin de l’art. Mais il ne pourra qu’acquiescer à la critique lucide d’un monde du désœuvrement dont l’hubris organisationnelle détruit en silence toutes les institutions. Quand le gouvernement prend le masque de la gouvernance, alors l’Administration prend définitivement le pas sur la Politique, et la Gestion sur la Pensée. Les Règles pour le parc humain dont parlait Peter Sloterdijk, en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger, ont trouvé leur justification dans l’organisation managériale d’un monde totalement domestiqué dont l’homme reste le grand absent.

Jean-François Mattéi


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