Recherche du temps libre Tome 1







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Au début des années 70, dans le contexte social et scientifique de la sociologie, il était sans doute pertinent de se spécialiser sur la classe ouvrière. Cependant, le danger du misérabilisme – « le peuple est à plaindre, il faut le sauver » – et celui du populisme – « le peuple est beau, il faut le glorifier » – étaient peut-être inhérents au projet et je n’ai sans doute pas pu complètement les éviter59. Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à me limiter aux seuls ouvriers, notamment lors de ma première recherche pour le mémoire de maîtrise sur le devenir social des psychiatrisés : dans leur cas, définir les ouvriers comme salariés manuels peut sans doute se concevoir mais beaucoup moins comme travailleurs avec un métier et une qualification car les itinéraires biographiques examinés sont chaotiques, sans aucune logique professionnelle et les définir sous l’angle d’une profession et encore plus d’une classe sociale n’a guère de sens. Ils sont des travailleurs précaires et exposés à la misère sociale. Puisqu’ils ont exercé de ci de là dans une activité considérée habituellement comme ouvrière et puisque je dois respecter la délimitation imposée, je les définirai comme ouvriers mais je ne fournirai pas vraiment de réponse à cette question du classement social. Il y manque, chez la plupart, la conscience d’être ouvrier au profit d’un malaise social et psychologique qui occupe toute l’existence. Assimiler tout salarié manuel à ouvrier relève plutôt d’un ethnocentrisme de classe car, dans les milieux populaires, est considéré comme ouvrier celui qui possède un vrai métier. L’ouvrier sans attaches, sans qualification, sans stabilité ne se reconnaît pas comme véritable ouvrier, même si l’INSEE décrète l’inverse. En ce sens, la plupart de mes interviewés de l’hôpital psychiatrique ne se considèrent pas ouvriers. Les usages pratiques d’une notion diffèrent de sa définition.

Néanmoins, il s’agit pour moi de savoir si les témoignages recueillis sont suffisants pour incarner une culture populaire voire ouvrière, si je peux passer du groupe à la classe. Si la notion de classe sociale est plutôt abstraite, théorique, la notion de groupe engage plutôt une définition empirique, à vérifier sur le terrain. Il ne faut pas postuler a priori l’homogénéité du groupe étudié mais entrevoir les divisions, les conflits : je l’envisagerai avec les anciens ouvriers, je le confirmerai avec les boulistes qui, contrairement à la thèse culturaliste de l’homogénéité et de la cohérence complètes d’une culture, sont marqués par des rivalités entre quartiers, entre amicales, avec une obsession quasi permanente de la différenciation (selon les palmarès, les compétences sportives, les appartenances professionnelles, les anciennetés…).

Pour ma thèse sur la vieillesse ouvrière, j’ai procédé à la délimitation d’une catégorie d’ouvriers, en réalité une double catégorie puisque j’ai retenu une population non qualifiée, celle des anciens du BTP, et une population qualifiée, celle des métallurgistes. Cette catégorisation semblait correspondre à une réalité socioprofessionnelle, encore qu’elle en excluait la moitié, celle des ouvrières ! Par facilité – ou inconscience – je m’en suis tenu en effet aux seuls hommes, sauf à évoquer leurs épouses comme prenant part, bien entendu, aux pratiques de retraite du ménage. J’ai commencé alors à nuancer la question de la domination du monde populaire, considérée comme extrême avec les psychiatrisés, les psychiatrisés « ouvriers » en tout cas, ceux du bas de l’échelle sociale dont le séjour à l’asile renforce la domination, pour entrevoir non pas exclusivement la mort sociale mais une culture de la retraite ouvrière, avec sa richesse et ses formes de bonheur, son repli sur des espaces préservés, son autonomie relative par rapport aux influences d’autres groupes sociaux. J’en vins à reconsidérer non seulement la thèse de Pierre Bourdieu, celle de la domination systématique selon les positions de classe, avec des rapports de force cumulés aux rapports de sens mais aussi celle de la diffusion culturelle préconisée par Norbert Elias, en partant des élites sociales pour être ensuite adoptée, avec retard, par les franges populaires. Les analyses de Richard Hoggart selon lesquelles le peuple a des capacités de résistance culturelle, le peuple secrète des formes singulières d’expression, le peuple exerce une « attention oblique » à l’égard des pouvoirs politiques et symboliques, me furent précieuses pour affiner mes observations. Ces constats, confirmés dans mon étude sur les boulistes, m’amèneront à creuser la notion d’identité populaire, en tenant compte à la fois des apports de l’anthropologie et de la sociologie. L’étude sociologique du populaire hérite, me semble-t-il, au moins en partie, de l’étude anthropologique du primitif – « l’étude intensive de zones restreintes » préconisée par les britanniques Alfred Haddon et William Rivers au tournant du XXe siècle et reprise par Bronislaw Malinowski60 - avec différents procédés : entreprendre les descriptions, réaliser des inventaires, impliquer l’observateur, participer activement aux relations. La communauté primitive permet en outre de penser la communauté ouvrière, en tout cas son inscription locale : je m’en suis inspiré pour envisager la dimension locale des appartenances collectives, des échanges, des réseaux de sociabilité, des sentiments identitaires, au risque du localisme, danger dont le collectif de recherche réuni autour du Lersco avait néanmoins conscience61.

La lecture de Marcel Mauss sera pour moi une confirmation décisive de l’apport de l’anthropologie à la sociologie de la culture populaire. L’analyse maussienne du don et contre don appliquée au potlach indien ou à la kula trobriandaise62 comme obligation mutuelle d’échanges de biens, de services, de politesses me permit d’envisager des mécanismes similaires pour la société moderne et, en particulier, pour les milieux populaires. J’ai décelé en effet, que ce soit parmi les ouvriers en retraite ou parmi les boulistes, un système apparemment libre, volontaire mais en réalité contraint qui combine l’obligation de donner, l’obligation de recevoir, l’obligation de rendre. Ces principes dissimulés, masqués, non affichés ostensiblement doivent être impérativement respectés par ceux qui souhaitent faire partie du groupe et s’y maintenir : les refuser équivaut à rompre la logique des échanges et l’équilibre des relations.

C’est grâce à la célèbre démonstration de Marcel Mauss complétée par mes longues observations que j’arriverai à comprendre la logique des transactions en milieu populaire, logique encore plus vitale dans un milieu relativement démuni sur le plan strictement économique : le dépannage, l’entraide, la relation égalitaire sont au fondement de son organisation sociale. Le don d’un produit du jardin, le prêt d’un outil ou le coup de main sont monnaie courante. Ce sont des actes qui semblent naturels mais qui entraînent l’obligation de rendre, sous une forme identique ou sous une autre, sauf à perdre toute crédibilité, toute autorité. Le don accorde un pouvoir c’est-à-dire une prise sur le bénéficiaire qui ne peut être effacée que par le contre don. Sans atteindre la dimension magique de la kula ou du potlach, le donateur s’appropriant un pouvoir quasi surnaturel, la dimension symbolique de l’échange populaire est indéniable : l’honneur, la respectabilité, la réputation du bénéficiaire sont engagés, le refus du système valant rupture. Du coup, sans être magique, la logique moderne semble voisine de la logique traditionnelle : « perdre son prestige, c’est perdre son âme ».

Les apports empiriques et théoriques de Marcel Mauss m’ont permis de comprendre bien des comportements. C’est dans cette perspective que j’analyserai deux rites essentiels de l’univers bouliste : le rite des salutations et le rite de la tournée. Le rite des salutations consiste, pour celui qui arrive dans l’amicale, à faire le tour de la salle pour serrer les mains de tous les présents. Cette prise de contact, sorte d’épreuve de passage avant de réintégrer le groupe, exige de longues minutes, surtout en fin de journée où la présence de plusieurs dizaines de personnes est habituelle. Cette démonstration fraternelle permet de faire savoir qu’on est là, d’affirmer ses dispositions cordiales, d’échanger brièvement des nouvelles, de s’approprier à nouveau l’espace du jeu. Par cette entrée en scène qui exclut délibérément toute discrétion et expose aux regards de tous, l’amicaliste se fait reconnaître. Les salutations rituelles résultent d’un contrôle du groupe : en participant à l’échange, le nouveau venu témoigne ouvertement qu’il est un familier des lieux et qu’il en connaît les mœurs. Alors que je n’y voyais au début qu’une forme de politesse somme toute logique entre usagers d’un même espace ludique, même si ses caractéristiques, notamment sa durée, en faisaient une épreuve qui ne m’avait pas échappé, j’ai progressivement compris qu’il s’agissait d’un comportement ritualisé donc obligatoire, imposé par le collectif, essentiel pour assurer sa pérennité et sa cohésion. Confronté moi-même à cette épreuve, j’ai finalement compris que nul ne pouvait s’y dérober, sauf à s’exclure implicitement du collectif.

Un autre rite essentiel et qui saute également aux yeux lorsqu’on fréquente les sociétés de boules est le partage de la tournée. Alors qu’elle semble ne reposer que sur le bon vouloir des intéressés, se retrouver autour d’une chopine est une coutume qui doit être préservée par tous car elle engage des façons de se comporter avec les autres. La vie de l’amicale ne se conçoit pas sans l’échange de consommations, à la fois mode de socialisation et symbole de l’alliance, de la culture communautaire. Suite au déséquilibre provoqué par la défaite des uns et la victoire des autres, la tournée régénère la confrérie égalitaire, réactive la cohésion du groupe sur des principes de don et contre don. L’usage de payer sa tournée ne souffre d’aucune dérogation et c’est un pacte qui obéit à trois règles : ne pas être en reste, ne pas en faire trop, donner et rendre sans ostentation. Sous les apparences aléatoires d’un certain laisser-aller, les échanges sont en réalité régulés selon de strictes prescriptions. Ainsi, le joueur qui bénéficie d’une tournée prend l’engagement tacite d’offrir la sienne mais pas plus, sous peine de mettre les autres en porte-à-faux et de rompre la logique de l’équité. L’auteur de la commande a des droits, régis par une subtile connivence, jamais dite : il contrôle les phases de la distribution en ne vidant pas immédiatement la chopine mais en se réservant la possibilité d’une deuxième répartition, tous les niveaux des verres, quelles que soient les différences, étant une seconde fois égalisés ; il lève son verre en premier, signal qui autorise expressément les autres buveurs à trinquer. La succession des tournées épuisée, chacun est quitte et l’honneur de tous est préservé. La règle est donc de s’aligner sur les principes de la vie collective et de pérenniser l’identité du groupe.

Cette notion d’identité sociale et culturelle a des vertus heuristiques, son interrogation m’a permis de progresser dans l’exploration de la culture populaire. Malgré tout, elle est imprécise et, surtout, polysémique, entre l’identité d’une classe sociale, l’identité collective – autour de la mémoire par exemple -, l’identité religieuse, l’identité ethnique, l’identité nationale. C’est pourquoi, plutôt que de considérer cette notion comme définitivement opératoire, j’ai préféré l’examiner de manière problématique. Dans une communication rédigée en 1993, en collaboration avec Guy Jumel et Christophe Lamoureux, nous nous posons la question de savoir si le partage d’une condition sociale et de valeurs communes autour du jeu peut tisser des liens d’interconnaissance au point de constituer une identité culturelle avec une assise régionale63. Face à la recomposition des rapports sociaux des mondes ouvriers et paysans, suite au processus accéléré d’urbanisation et d’industrialisation, des pratiques telles que les jeux traditionnels – nous prenons l’exemple des jeux de boules nantais et des jeux de palets rennais - engendrent des formes de résistance culturelle, notamment autour de sociabilités solidement établies mais avec des nuances, la boule nantaise privilégiant une interconnaissance forte et plus formelle tandis que le palet rennais repose sur une interconnaissance quotidienne mais plus souple. Ce sont des manières d’être ensemble et des styles de vie communs qui engagent les pratiquants dans des comportements ritualisés et des relations où chacun trouve sa place, construit une identité à la fois individuelle et collective. Le territoire est investi par un réseau de pratiquants, selon des principes relationnels bien établis qui fondent une solidarité de base et préservent l’harmonie sociale. Celle-ci est menacée par le jeu proprement dit avec la victoire des uns et la défaite des autres mais le code rituel - la tournée, le défi sportif, la plaisanterie, la Fanny - garantit la cohésion du groupe et tente d’assurer sa survie. Le groupe, à la fois ludique, social et territorial est cimenté par des manières d’être ensemble, des façons de se reconnaître, admises par tous. Nos observations montrent, me semble-t-il, des indices de construction d’une identité qu’on peut définir comme populaire.

Ceci dit, cette définition de l’identité ne nous semble pas irréfutable. D’autres indices pourraient la contester et faire émerger des valeurs d’altérité : la délocalisation des sites productifs, la dispersion des unités résidentielles, la décomposition des collectifs de travail, l’individualisation des pratiques de loisirs entraînent des divisions au sein du milieu populaire, réduisent les liens sociaux et affectent les valeurs de solidarité. Cet examen critique de la notion d’identité se poursuivra dans le cadre d’une réflexion collective et interdisciplinaire. Je décide en effet, la même année 1993, de mobiliser une douzaine de chercheurs et amis en résidence à Angers, Nantes et Rennes, de spécialités différentes – archéologie, ethnologie, histoire, littérature et, bien sûr, sociologie –, ayant des centres d’intérêt communs – divertissements, corps, cultures, sociabilités -, et désireux de s’exprimer dans le cadre d’une revue entièrement réalisée par le groupe. Cette revue s’intitulera Picrochole, du nom d’un personnage rabelaisien apparaissant dans le Premier Livre des œuvres de cet éminent auteur de la Renaissance, personnage haut en couleurs, à la « bile amère » et qui croit avoir toujours raison. La belle sonorité du nom, son côté provocateur, humoristique, et, à travers lui, l’évocation du Val de Loire nous avaient séduits, à tel point que nous estimions qu’il pouvait porter nos couleurs. Picrochole incarnait en outre une culture populaire merveilleusement dépeinte par Rabelais, dans une langue plaisante. La référence était sans nul doute lourde à porter mais, en même temps, nous étions honorés de perpétuer cet esprit frondeur.

Compte tenu de nos moyens et disponibilités, il fut prévu une parution annuelle. C’est qu’il fallait se réunir, se mettre d’accord sur un contenu, rédiger les textes, les corriger et les mettre en forme, harmoniser la typographie, diffuser la revue. Trois numéros seront réalisés. Le numéro inaugural évoque nos travaux et postures, dans une perspective autobiographique, d’où le titre malicieux Histoires inavouables (1994). Le deuxième numéro se concentre sur les loisirs et s’intitule Divertir à… tire larigot (1995) et apporte notamment des éclairages sur le théâtre poitevin, la danse, les feux de la Saint-Jean, le conte. Je proposerai quant à moi quelques remarques sur le goût sportif. C’est surtout le troisième et dernier numéro, un numéro double, qui illustre cette question de l’identité populaire. Il est en effet intégralement consacré à la fête de l’andouille de Guémené-sur-Scorff, au cœur de la Bretagne, qui se déroule chaque année, le dernier week-end d’août. Le titre retenu, aux accents à la fois poétiques, comiques et réalistes, est Ô andouille mirifique ! (1996). Après s’être rendus sur le terrain pour y mener des investigations croisées – observations, enquêtes par questionnaires, entretiens, photographies, études documentaires – nous nous sommes répartis le travail afin de proposer une lecture diversifiée de la manifestation : les dégustations alimentaires, les danses folkloriques, les musiques traditionnelles, les cérémonies de la Confrérie, les jeux sportifs, les mises en scène théâtrales.

En fonction des auteurs, la variété des approches et des regards disciplinaires est réelle mais elle n’interdit pas la convergence des conclusions. Celles-ci mettent en évidence la tentative des Guémenois de mener, dans une cité vouée au déclin, une entreprise de réhabilitation économique et culturelle, autour d’un produit à la fois emblématique et stigmatisant – l’andouille – et d’un art de vivre. Ce moment d’effervescence qu’est la fête de l’andouille participe à la construction commerciale et symbolique d’un produit, à la légitimation d’un consensus social pour célébrer, en oubliant les divisions, l’identité d’un pays et résister à la domination marchande. Cette entreprise est probablement vouée à l’échec et nous avons décelé ces traits culturels avant qu’ils ne disparaissent, sous la pression de la modernité (disparition progressive de la paysannerie et de l’artisanat, perte des pouvoirs administratifs et judiciaires, désertification scolaire…). La combinaison de divertissements et de rituels – Pardon, cérémonie de la Confrérie – fait espérer au groupe local, il est vrai, une pérennisation des traditions festives et une adaptation aux changements sociaux, une alliance du passé et du présent, de la tradition et de la modernité, mais ce projet semble illusoire. En niant les différences idéologiques – la lutte pour le pouvoir municipal est pourtant vive - et sociales – le haut et le bas du bourg pérennise, de manière certes feutrée, la partition riches/pauvres, dominants/dominés, bleus/blancs – la fête vise à ressusciter un passé glorieux, un terroir dynamique et à annoncer une richesse prochaine, grâce à l’andouille. L’enquête par questionnaires révèle bien des ancrages territoriaux et sociaux mais plus nuancés que nous ne l’imaginions : l’identité locale et populaire des participants à la fête de 1996 est très relative. En effet, sur le plan de la résidence, la mobilisation est régionale bien que les liens biographiques par la naissance ou les aïeux avec le pays de Guémené soient très forts, tandis que les affinités linguistiques sont marquées puisqu’un enquêté sur deux parle ou comprend le breton. Nous en avons conclu que la fête permettait temporairement de retrouver ses racines et de renouer, au moins symboliquement, avec un ancrage territorial et culturel, celui de la Bretagne (participation fréquente à des fest-noz, lecture de revues régionales, suivi des émissions bretonnes télévisées). La composition sociale indique que les milieux populaires sont bien représentés et impriment leur style festif (40 % d’ouvriers et employés) mais là encore, le constat identitaire est à relativiser, les professions intermédiaires (20 %) et les cadres supérieurs/professions libérales (+ de 10 %) étant bien représentés tandis que paysans et populations juvéniles désertent la fête. D’où des goûts festifs variés : les milieux populaires préfèrent les agapes et les jeux, les catégories moyennes avouent leurs penchants pour les défilés folkloriques et les représentations théâtrales tandis que les milieux supérieurs optent plutôt pour les fastes du Pardon et de l’intronisation dans la Confrérie.

Ces recherches m’ont amené à réviser mes analyses relatives à la notion d’identité populaire et à la nuancer fortement car elle incorpore et probablement de plus en plus, par contacts avec d’autres milieux sociaux, emprunts, échanges, adaptations. Par exemple, le café populaire est non seulement fréquenté par des clientèles spécifiques selon les temporalités – horaires de la journée, jour de la semaine - mais c’est aussi un lieu composite qui rassemble plusieurs groupes professionnels : représentants de commerce, petits employés, commerçants et artisans, lycéens et, bien sûr, ouvriers… Le statut indigène en accentue encore le caractère relativement éclectique : il faut distinguer les habitués, les familiers, les réguliers. Cette subtile hiérarchie entre clients s’accompagne de comportements variés : parler plus ou moins fort, occuper tel ou tel emplacement du comptoir, relâcher plus ou moins ostensiblement le corps, se dispenser ou non de faire sa commande. Le café populaire est un microcosme social particulièrement révélateur, comme lieu où les différences entre les sexes, les âges et les fractions professionnelles sont réelles mais nuancées. Seul un œil averti les repère.

La confrontation aux faits n’interdit pas de disposer d’une théorie préalable mais celle-ci est provisoire. La mise en évidence des réalités permet d’envisager une théorie rectifiée, ici à propos de l’identité populaire, finalement moins homogène que l’expression pourrait le laisser entendre. Je découvre en outre que celle-ci ne se décline pas exclusivement en fonction de la seule sphère du travail et de la sphère du politique, cette dernière comme expression de la place dans le mode de production : j’en viens à constater que le loisir, la sociabilité résidentielle, l’expression de soi et du groupe prennent une importance niée par la sociologie classique. La hiérarchie des déterminismes – l’économique en dernière instance – ne résiste pas aux investigations de terrain car je constate que plusieurs composantes de l’existence sont fondamentales. Par exemple, les ouvriers relativisent l’importance du travail pour exprimer le bonheur du loisir et leur manque de temps libre pendant la vie active. Lorsque j’étudie la retraite ouvrière, le monde de la grande usine comme facteur identitaire puissant est, il est vrai, en train de disparaître. D’autres formes d’identification apparaissent : ainsi les joueurs de boules nantais se définissent désormais moins par leur métier et leur entreprise que par leur amicale et la sociabilité établie pendant le temps libre.

Ma recherche sur la retraite ouvrière est une description de milieux sociaux, dans le contexte de la fin des années 1970, avant la désagrégation de la plupart des collectifs de production (chantiers navals, métallurgie, conserverie…) et leur dispersion résidentielle (avec notamment la disparition des cités ouvrières). De manière plus théorique, je montre que la vieillesse est une étape à la fois de continuité et de reconstruction des identités. Les ouvriers que je rencontre sont, pour la plupart, heureux de bénéficier de ce temps libre différé de la retraite, à la fois pour continuer certaines de leurs occupations – jardinage, bricolage, sorties, relations familiales par exemple – et instaurer de nouvelles pratiques - sociabilités associatives, voyages, vacances avec enfants et petits-enfants - en restant fidèles à des idéaux mais en adoptant aussi d’autres conceptions de l’existence, basées notamment sur des rapports sociaux moins conflictuels. Je me démarque quelque peu de l’analyse en terme de « mort sociale » proposée par Anne-Marie Guillemard64 qui ne me semble pas définir toute la vieillesse ouvrière voire populaire mais plutôt une partie de celle qui se retrouve en maison de retraite, en hospice ou en isolement familial. Les ouvriers en retraite ne sont certes pas parmi les plus favorisés mais je constate qu’ils sont loin d’être relégués, aliénés, exclus, frappés d’inexistence sociale. La retraite me semble au contraire entraîner, hormis les effets biologiques néfastes du vieillissement, ses pathologies éventuelles et les regrets de ne plus côtoyer les camarades de travail, de nouvelles pratiques, de nouvelles sociabilités, de nouvelles potentialités. La vieillesse favorise notamment une libération du temps : « on n’est plus marié à la pendule » comme le souligne un interviewé. L’ouvrier en retraite ne me semble pas envier l’ouvrier au travail, avec ses contraintes horaires, ses conditions de travail parfois pénibles, ses rapports hiérarchiques. La mort sociale que pourrait engendrer la perte d’identité professionnelle est largement compensée par le bonheur de maîtriser son mode d’existence, surtout si la pension est honorable par rapport au salaire. Certes, il faut rapporter mes conclusions à l’époque où elles sont émises, il y a près de 30 ans. Qu’en serait-il aujourd’hui alors que la question de la retraite est devenue un problème social majeur, que la question sociale est privilégiée par rapport aux perspectives d’intégration sociale, que les représentations des individus et groupes concernés sont plus ambivalentes ?

Nos comportements résultent de l’intériorisation des normes, modèles et identités culturelles, que ce soit dans la perspective socialisatrice de Durkheim ou la perspective conflictuelle de Bourdieu. La société est un système d’intégration sociale où chacun tente de pérenniser sa place et d’assurer son identité, personnelle et groupale. C’est ce que j’ai voulu montrer avec le jeu, la fête, l’activité culturelle. Chacun aménage cette intégration bien que la logique collective reste fondamentale. La régularité des liens entre position objective et comportements atteste leurs relations de causalité, assouplies par les interactions, les ressources interindividuelles, celles qu’analyse Erving Goffman65. Malgré la mise en évidence éventuelle de relations statistiques, l’automaticité causale n’est pas totale. La notion d’habitus tente de réunir ces deux aspects, l’intégration par les normes et l’adaptation individuelle plus ou moins consciente. Cette situation complexe suscite une réelle difficulté dans l’exploitation des interviews, l’enquêté dévoilant sans le savoir et sans le vouloir la réalité de ses comportements, tout en maîtrisant une partie des logiques sociales, y compris en tenant des propos artificiels, conformes à la situation artificielle de l’interview.

Si la logique en classes sociales apparaît désormais comme trop catégorique, la logique des seules rationalités individuelles ne me paraît pas non plus correspondre aux réalités : le poids des collectifs me paraît primordial – celui des générations, celui des genres sexués, celui des groupes résidentiels, celui des phratries, celui des communautés de travail, celui des mouvements culturels – pour saisir et comprendre les pratiques. La sociologie, à mon sens, se préoccupe de la dimension collective des comportements et elle a pour vocation la mise en évidence des rapports sociaux. Ceci dit, comme Jean-Michel Chapoulie, je m’interroge sur la « domination univoque des classes populaires par la culture dominante »66. L’emploi du singulier pour cette dernière doit d’ailleurs être questionné car, à l’instar du monde populaire, le monde dominant est traversé par de multiples composantes : les élites intellectuelles ne se confondent ni avec les notables politiques, ni avec les dirigeants d’entreprise, ni avec les grandes fortunes… La domination n’est donc pas uniforme et les formes de résistance à la domination prennent des formes multiples.

L’objet de la sociologie, sans nier les marges de manœuvre réservées à l’individu, est d’étudier les pratiques sociales insérées dans des collectifs, donc les rapports entre les groupes. C’est pourquoi les approches qualitatives et quantitatives, microsociologiques et macrosociologiques m’ont toujours paru complémentaires. Elles permettent d’une part d’obtenir des données de cadrage sur les collectifs sociaux et d’autre part de mesurer finement la place qu’y occupent les agents sociaux. Je ne vois pas comment un individu pourrait à lui seul être un concentré de société puisque celle-ci est multiforme : au mieux il n’incarne qu’un groupe, il n’est le dépositaire, à travers ses expériences familières, que d’une composante réduite de la société. La société – l’expression elle-même, perçue comme évidente, reste d’ailleurs largement approximative car mélange d’une culture nationale, d’une économie de marché et d’un système politique - me semble, et cette impression devient de plus en plus prégnante au fur et à mesure de l’avancement de mes recherches, très divisée, très différenciée, très compartimentée et l’expérience individuelle n’en recouvre qu’une infime partie. Comme le soulignait Maurice Halbwachs, l’agent social restitue une synthèse singulière de la mémoire du groupe et du temps collectif67. Il me paraît donc très délicat d’agréger les conduites individuelles pour comprendre la réalité sociale dans son ensemble.

En tout cas, si je ne m’enracine pas dans une sociologie déterministe absolue, je ne me tourne pas pour autant vers une sociologie de l’acteur, si en vogue aujourd’hui pour appréhender une société produite par les actions de ses membres. J’opte pour une analyse d’un système social à partir des multiples groupes qui le composent, groupes d’appartenance et groupes de référence dans lesquels les individus s’insèrent et organisent leurs pratiques. Les identités sociales se recomposent, les classes sociales se brouillent. Ainsi, les pratiques culturelles et les loisirs ne renvoient pas systématiquement aux positions de classe. À cet égard, les propositions de Bernard Lahire me semblent pertinentes, notamment lorsqu’il démontre que la société n’est pas aussi figée que les partisans de la reproduction pure et simple entre classes sociales l’avançaient. Ainsi, la circulation sociale parents/enfants ou la mobilité scolaire et professionnelle est loin d’être négligeable68. En outre, son affirmation que les différences socioéconomiques et socioculturelles rapportées à la seule appartenance sociale n’expliquent pas toutes les variations de comportements me semble réaliste. Pour prendre un exemple, il me semble a posteriori n’avoir pas suffisamment tenu compte, outre de la réalité sociale définie par l’appartenance socioprofessionnelle précise, de la réalité conjugale de certains de mes enquêtés dans l’analyse de leur style de vie alors que la femme est souvent un peu plus diplômée, un peu plus soucieuse d’éducation, introduite dans des milieux professionnels différents, les emplois de l’administration et du service notamment, qui leur donnent accès à d’autres mœurs et qui ne peuvent qu’influencer celles de leur conjoint.

Je n’ai jamais complètement adhéré à l’idée d’un déterminisme implacable, total qui accompagnerait inéluctablement les agents sociaux dans des comportements prévisibles, en fonction de leurs caractéristiques sociales ou à l’idée d’une domination extrême qui conduirait à l’impossibilité d’accéder à la moindre compréhension de ses propres comportements, à l’impossibilité d’en saisir la moindre signification. Sans adhérer non plus à la théorie d’un acteur rationnel, pleinement lucide de ses choix, comprenant complètement le sens de ses actes, j’ai considéré et constaté, en m’inspirant notamment des travaux regroupés autour de ce qu’on désigne par École de Chicago et interactionnisme symbolique, que les individus, en participant à la vie de leurs groupes d’appartenance (groupe d’âge, groupe professionnel, groupe familial…) ou de leurs groupes de référence (génération, réseau de sociabilité, « tribu » culturelle…), produisaient des situations, assumaient des pratiques, maîtrisaient une part de leur vie quotidienne, en se soustrayant, au moins temporairement, aux logiques de reproduction et de dépossession. Ainsi en est-il des boulistes qui, tout en étant inscrits dans la logique des rapports sociaux et subissant les dominations matérielles et symboliques, s’aménagent des espaces de liberté relative en produisant des comportements singuliers, assumés, affirmés, dans le cadre d’une culture populaire aux traits originaux, celle d’une culture de l’entre soi, présente également dans l’univers du catch amateur69.

J’ai progressivement admis que l’interprétation unilatérale est réductrice et qu’il faut introduire des nuances : alors que la lecture de Foucault et de Althusser notamment me laissait penser que l’institution psychiatrique n’avait qu’une fonction d’enfermement et d’oppression des plus démunis et résultait d’un déterminisme total (l’exclusion asilaire est la conséquence d’une oppression sociale extrême), je constate sur le terrain que cette analyse est partielle, qu’elle ne constitue qu’une facette des réalités et que la situation est plus complexe, parce que les individus que je rencontre sont certes enfermés mais aussi soignés ! Je découvre que les soignants ne sont pas, même à leur insu, que des instruments du pouvoir mais qu’ils sont aussi des professionnels compétents, lucides, humains et qu’ils font tout leur possible, malgré la faiblesse des moyens, pour aider ceux dont ils ont la charge. Je découvre aussi, même si sa portée est loin d’être satisfaisante, la loi sur la sectorisation de 1960 qui vise à faire sortir les malades de l’HP donc à tenter de les réinsérer dans leur tissu social, certes avec un succès tout relatif. Je suis bien obligé d’en convenir : l’institution ne cherche pas aveuglément à enfermer, à exclure, à dissimuler, à opprimer mais elle vise aussi à réinsérer, à reclasser, objectif faiblement atteint il est vrai. La réalité est souvent ambivalente : ainsi, les ateliers de travail proposés aux hospitalisés peuvent être considérés comme lieux d’exploitation d’une main d’œuvre bon marché ou d’une véritable ergothérapie. À force de vouloir dénoncer l’oppression, celle d’un pouvoir au service d’une classe, dans l’air du temps, le sociologue introduit une représentation de la société, voisine de l’idéologie, « forme savante de la sociologie spontanée » comme aimait le rappeler mon professeur Jean-Paul Molinari70.

Pour éviter les analyses réductrices et une attitude d’ethnocentrisme, je me rends compte aussi, dès mes premiers apprentissages à la recherche, qu’il est impératif d’adopter une perspective diachronique, de considérer les transformations historiques, de relativiser les réalités sociales d’une époque. Ce qui peut être vrai à une époque ne l’est pas forcément à une autre. Si les cultures varient selon les espaces, on ne s’étonne pas d’être différents des Trobriandais par exemple, il ne faut pas perdre de vue qu’elles varient aussi selon les époques, à l’instar des manières de table de nos propres aïeux qui heurtent les sensibilités d’aujourd’hui71. Il ne s’agit pas forcément d’une histoire linéaire, d’une évolution régulière, d’un progrès systématique mais plutôt d’une accumulation de continuités et de ruptures. C’est dans cette perspective que j’ai étudié les jeux sportifs. Des sports supplantent des jeux et constituent ainsi de réelles ruptures – le rugby par rapport à la soule, le bowling par rapport aux quilles – que ce soit dans les manières de jouer, les règlements, les mentalités des pratiquants. Ceci dit, le remplacement n’est pas total et des jeux traditionnels continuent d’exister avec leur propre logique de développement ou se scindent en plusieurs usages : le jeu de boules pratiqué à un haut niveau peut se concevoir comme un véritable sport – avec des fédérations, des réglementations, des compétitions – tout en étant par ailleurs une simple activité de loisir. La marche régulière vers la civilisation marchande, universalisée, standardisée n’est peut-être pas aussi inéluctable que le craignait Norbert Elias et se réalise plutôt dans une logique discontinue, avec des avancées et des reculs. Comme le souligne Nathalie Heinich72, il ne faut pas confondre évolution et progrès, y compris en comparant jeux et sports.

Dans mes différents travaux, un des soucis majeurs qui m’animent est d’envisager une multiplicité de questions, de déboucher sur de multiples réalités : ainsi, l’étude du jeu m’amène à m’interroger sur les questions d’identité culturelle des joueurs et de leur rapport spécifique à la culture populaire ; de sociabilité interne au groupe social constitué par le jeu mais aussi de sociabilité plus fine introduite au sein de multiples fractions, qu’elles relèvent de l’appartenance socioprofessionnelle, résidentielle ou associative ; de rapports au pouvoir, municipal ou national. Finalement, l’immersion familière me conduit à saisir un univers social complexe, non réductible à sa seule définition présupposée, celle d’un groupe social uniforme, symboliquement et matériellement dominé, sans capacité d’expression, sans différenciation interne. Le monde populaire existe bel et bien, je l’ai rencontré, mais il est pluriel.

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