Recherche du temps libre Tome 1







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CHAPITRE III :
LA CULTURE RECOMPOSÉE

1. Les risques du métier

L’étude d’activités liées au temps libre induit une interrogation sur le statut des cultures qui y correspondent et les risques d’ethnocentrisme pour l’observateur. Malgré la vigilance exigée, il n’est en effet pas si facile de se départir de ses propres goûts et jugements, sous les deux formes désormais bien connues du misérabilisme et du populisme93. Le piège est subtil : reconnaître la domination culturelle, à l’instar de la domination matérielle, fait prendre le risque de dénier toute culture aux dominés ; ne pas reconnaître la domination culturelle fait pencher dangereusement vers l’acceptation d’une complète autonomie et indépendance, sans lien de subordination et même sans lien tout court !

La tentation est forte de faire coïncider mécaniquement les inégalités sociales et les différenciations culturelles pour ne voir dans les pratiques populaires, en référence aux pratiques jugées nobles – théâtre, opéra, beaux-arts… - que leurs très faibles participations donc des manques, des privations, des relégations, des handicaps. En reprenant la typologie forgée par Pierre Bourdieu sur l’espace social organisé en fonction du capital économique (les ressources matérielles), du capital culturel (savoirs scolaires, compétences artistiques), du capital social (réseau de relations) et du capital symbolique (les ressources reconnues), il est vrai que les classes populaires sont situées en bas des hiérarchies correspondantes. Toute sociologie du populaire est hantée par ces classements et j’aurai pu, dans cette perspective, estimer que les milieux sociaux que j’avais étudiés, exclus des pratiques jugées légitimes, se réfugiaient dans des pratiques déconsidérées, dominées. Ce constat de la pénurie et du déficit implique des jugements de dépréciation et de déploration, à propos d’un peuple qui serait dépourvu de culture, sinon vulgaire, donc malheureux, qu’il faut plaindre et aider, en espérant qu’il veuille bien changer.

À l’opposé, il me fallait éviter la version populiste qui aurait consisté, par un présupposé de relativisme absolu, à privilégier une totale autonomie culturelle des milieux populaires, à oublier toute dépendance, toute domination et à n’attribuer à la culture populaire que des vertus : gloire, beauté et authenticité. Un coup de baguette sociologique et le jardin ouvrier devient œuvre d’art, l’enfance pauvre est assimilée à une leçon de vie, l’objet bricolé est revendiqué original et préféré au produit commercial… J’ai essayé de retenir la leçon afin d’échapper à l’alternative implacable entre un oubli de la domination culturelle qui mènerait au populisme et un oubli de l’autonomie culturelle qui condamnerait au misérabilisme. Les réalités de la domination semblent incontestables mais elles ne sont pas permanentes et immuables, des zones de repli pour les catégories dominées sont possibles et même, c’est ce que j’ai essayé de montrer, des possibilités de réalisation symbolique leur sont accessibles. Cela revient à envisager plutôt des différences culturelles entre groupes sociaux et non des inégalités, à l’instar des inégalités matérielles.

Si la célèbre phrase de Bourdieu, « les goûts sont les dégoûts des autres goûts », laisse supposer que les goûts dominants rejettent les goûts dominés, elle doit aussi être entendue dans sa réciprocité pour signifier que les goûts populaires sont aussi des goûts, que le populaire a aussi une culture. Sauf à envisager l’inexistence de toute préférence culturelle suite aux restrictions financières, une culture dominée reste une culture ! Si la culture se décompose essentiellement, comme je le crois, en culture du travail, culture domestique, culture politique, culture du divertissement, il est peu probable que les classes populaires en soient dépourvues. C’est ce que j’ai constaté lors de mes différentes recherches. Pour éviter tout jugement idéologique ou moral, rien ne vaut les enquêtes et l’analyse de leurs résultats. Ainsi, j’ai pu mettre en évidence des modèles de comportement spécifiques, et des goûts correspondants, en matière alimentaire, vestimentaire, relationnelle, esthétique. Les différentes formes d’expression identitaires que j’ai décelées, autour de la communauté locale par exemple comme recours à une existence difficile, en sont autant d’indices. La réalité locale est malgré tout ambiguë puisqu’elle constitue à la fois un refuge autorisant la préservation d’une culture populaire et un isolement favorable au rejet donc à la négation culturelle.

De nombreuses observations témoignent de luttes symboliques et de classements entre groupes sociaux, y compris au sein d’un domaine spécifique : j’ai évoqué à ce sujet le domaine sportif, lui-même moins prestigieux que d’autres, au sein duquel les partisans des jeux de compétition sont l’objet d’une image dévalorisée, discréditée. Il ne s’agit donc pas de nier toute domination et toute intériorisation de celle-ci mais de la nuancer. Il faudrait d’ailleurs différencier des degrés de légitimité au sein des catégories dominantes, des degrés de dépossession au sein des catégories populaires. En tout cas, même si on en reste à un niveau général, je relève que par le repli sur soi, entre soi – au stade, au café, au jardin, au bal, au camping, à la kermesse… - les milieux populaires se soustraient temporairement aux logiques de disqualification. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas uniformes, on y reviendra à propos des pratiques culturelles, ni continuelles. La question est donc dialectique, entre une résignation face aux pratiques placées en haut sur le registre de la légitimité culturelle et un rejet de celles-ci par un contournement, une suspension, un retrait dans certains contextes, de temps et de lieu. Mes conclusions s’inspirent de la voie tracée par Richard Hoggart, celle qui propose des analyses en termes d’autonomie relative, d’attention oblique et de consommation nonchalante94. J’ai pu constater à maintes reprises, au cours de mes pérégrinations sur le terrain, des réactions de protection par des attitudes de scepticisme, d’indifférence polie. Ainsi, à propos des légendes sur les origines de jeux de boules, déjà évoquées, j’ai noté le refus, chez la plupart des adeptes, de se prononcer de manière péremptoire, d’adhérer sans réserves : on préfère croire et ne pas croire, être effectivement sceptique quant à une telle interprétation tout en se gardant de la rejeter totalement. De la même manière, mes propositions de rendez-vous formels et d’entretiens organisés, sans être repoussées catégoriquement, étaient acceptées sans conviction pour, finalement, faire l’objet de maintes négociations et, de toute façon, d’un respect très relatif (horaires fantaisistes, changement de lieu, présence d’une tierce personne…). J’ai pu aussi noter, pour prendre un dernier exemple, l’écoute distraite et l’acquiescement discret dont je faisais l’objet quand j’évoquais, à la demande d’interlocuteurs qui, par leurs questions, me semblaient intéressés, ma consultation de sources documentaires ou d’archives, symboles de biens intellectuels. En réalité, je m’en suis rapidement rendu compte, en me questionnant sur ce que je faisais, ils me demandaient juste ce que je pensais d’eux.

Les capacités de résistance aux injonctions et aux impositions d’ordre culturel me semblent donc indéniables. Au cours de mes investigations, j’ai rapidement relevé l’existence de ressources réelles, ce qui va à l’encontre de la supposée dépossession absolue des milieux populaires. Ainsi, sans prétendre qu’il soit du même ordre que celui des autres milieux, le terme même de capital n’étant pas ici forcément approprié, le capital social des milieux populaires que j’ai observés est réel. Les réseaux de connaissance, qu’ils soient associatifs, familiaux, résidentiels, professionnels, sont étendus – des réalités fondamentales comme l’intégration des jeunes, le choix du conjoint en dépendent bien souvent - et il est toujours possible de les mobiliser dans le cadre de relations quotidiennes, de dépannages, de conseils, de solidarités. De tels indices de production culturelle sont, il est vrai, moins souvent mis en avant car, à l’inverse, la domination culturelle issue de la connaissance savante semble aller de soi. Pourtant, j’ai pu aussi mettre en évidence des formes d’expression verbale, gestuelle, festive, mémorielle, grâce auxquelles les milieux populaires entretiennent un rapport au monde et en construisent la vision. Il faudrait aussi noter, toujours à la suite de Hoggart, le pouvoir détenu par les autochtones grâce à leurs connaissances précises des espaces locaux. De fait, les nombreuses discussions que j’établissais avec les ouvriers en retraite évoquaient fréquemment la localisation supposée connue des usines ou, avec les boulistes nantais, impliquaient la connaissance du nom des amicales et de leur emplacement, les deux étant d’ailleurs le plus souvent liés, ce qui excluait de fait le non familier ou le sociologue observateur non rompu à la géographie communale. Enfin, alors qu’on dénie fréquemment tout sentiment artistique aux catégories populaires, il serait inapproprié de ne pas voir dans les nombreuses statuettes, coupes, sculptures, qui trônent en bonne place sur les étagères des amicales boulistes, des objets esthétiques, témoins patrimoniaux de la gloire sportive. Comme le souligne Claude Grignon, il y a incontestablement, au-delà de la seule contrainte d’utilité et de nécessité, dans des formes spécifiques, une stylisation populaire de la vie95. Ces quelques constats me donnent à penser que les mécanismes de domination doivent être précisément examinés, sur pièce et sur place, afin de dégager par là même la multiplicité et la cohérence des cultures.
2. Le culturel en pratiques

Mes analyses sur les cultures populaires et, depuis quelques années, les enseignements que j’assure dans le cadre d’un Master Expertise des Professions et Institutions Culturelles m’incitent à étudier de nouveaux domaines et à réorienter mes recherches vers ce qu’il est convenu d’appeler les pratiques culturelles. Le lien entre activité pédagogique et activité scientifique n’est pas nouveau pour moi puisque je l’avais expérimenté lors de mon passage à l’IUT de Rennes en explorant notamment les réalités des classes du patrimoine, produits de collaborations entre chercheurs, animateurs, professeurs des écoles, responsables de collectivités territoriales96.

Cette réorientation a en outre bénéficié, en 2004, de mes lectures et réflexions en vue d’une conférence en hommage à Joffre Dumazedier97. Celle-ci m’a en effet donné l’occasion de reprendre le débat, entre une conception large du culturel, incarnée par Dumazedier, incluant par exemple le loisir, le sport, l’éducation, la sociabilité et une conception plus restrictive, exposée par Bourdieu, introduisant essentiellement comme référence la culture de la distinction et de la légitimité. L’examen de ces différentes approches m’a fait entrevoir la difficulté de délimiter la sphère des pratiques culturelles, la naïveté populiste voulant que tout soit culturel, la raison sociologique impliquant qu’y soient associées au moins certaines pratiques dites de loisirs, fêtes et sorties par exemple. L’oeuvre de Joffre Dumazedier ouvre des pistes puisque celui-ci explore le thème de la culture, que ce soit en termes de temps libre, d’activité corporelle et sportive, d’éducation, d’expression de soi, dans une perspective comparative, qu’elle soit historique ou internationale. Dumazedier relie ces différentes sphères à des relations sociales et des styles de vie pour en faire des espaces de confrontation culturelle entre milieux sociaux selon leurs modèles de pensée, leurs valeurs. C’est ainsi qu’il appréhende le sport, il faudrait cependant savoir de quoi il s’agit précisément, comme culture sportive – à la fois technique, scientifique, esthétique, éthique – pour saisir les transferts, non pas de classe à classe mais d’un groupe social à l’autre, ce qui m’a fait entrevoir les mêmes mécanismes à propos d’autres pratiques culturelles, la musique par exemple. Les styles de musique se différencient de plus en plus finement et la distribution de leurs publics ne relève pas exclusivement de l’appartenance sociale. Je me suis néanmoins demandé s’il fallait suivre Joffre Dumazedier lorsqu’il rêvait à une restitution de la culture au peuple, c’est-à-dire à un accès des milieux populaires à la culture artistique et intellectuelle. J’ai préféré retenir le constat qu’il faisait à propos des pratiques culturelles qui, selon lui, ne cessent de se diversifier et de se renouveler, à l’intérieur et à l’extérieur des classes comme il le souligne sans autre précision. J’en ai déduit qu’il fallait nuancer la logique déterministe absolue qui conduirait inexorablement à une stricte reproduction culturelle, qu’elle soit celle de l’élite ou celle du peuple, en prenant en compte les mécanismes qui redéfinissent les oppositions entre culture savante et culture populaire.

Certes, l’analyse que j’ai menée dans le cadre de cette conférence n’a pas supprimé toute interrogation en vue de mes recherches ultérieures mais elle m’a fait entrevoir des voies possibles, en matière d’étude des pratiques culturelles. Celle-ci pose à nouveau la question de la pertinence des appellations, la limitation du culturel aux activités de consommation et de participation liées à la vie intellectuelle et artistique pouvant bien sûr apparaître comme arbitraire et exposer au reproche d’ethnocentrisme. J’ai préféré, dans un premier temps, ne pas affronter directement cette question et m’en tenir à une définition institutionnelle, celle qui limite le domaine aux politiques et actions culturelles. L’inconvénient est de privilégier la légitimité culturelle mais l’avantage est de disposer d’enquêtes longitudinales pour envisager des comparaisons. Les principales sources sont issues des enquêtes du Ministère de la culture, réalisées depuis 1973 et désormais pilotées par Olivier Donnat98. Ces travaux s’inspirent des théories de Pierre Bourdieu qui postulent une correspondance, voire une homologie, entre la position sociale et le type de culture, à trois niveaux principaux : culture légitime, culture moyenne, culture populaire, cette dernière étant spécifiée par la privation. Toutefois, ces enquêtes du Ministère de la culture, en s’inspirant cette fois des observations de Joffre Dumazedier, ont progressivement élargi la perspective par la prise en compte de formes de loisirs comme le sport, le bricolage, le tricot, la sortie au restaurant, la fête foraine, les vacances… Elles ont l’immense avantage de porter sur l’ensemble du territoire national, à partir d’un échantillon représentatif par quotas, et d’insérer un grand nombre de variables, à l’aide d’environ 130 questions (dont certaines filtrées). Leur principale limite est de confondre pratiques annoncées et pratiques effectives, de ne mesurer que des déclarations, sujettes à caution malgré toutes les précautions prises. Sur la pratique de lecture, une enquête en milieu étudiant99 montre que les réponses sont dépendantes des représentations qui amènent les répondants à ne retenir que les « vrais livres » et les lectures in extenso. De plus, le recours à des fiches remplies quotidiennement par des volontaires pour vérifier la validité des réponses montre, pour cette population, que la lecture réelle en un mois doit être multipliée par deux, ce qui va du coup à l’encontre des surestimations habituellement admises dans les réponses à ce genre d’enquête.

S’il me faut reconnaître de grandes qualités aux travaux dirigés par Olivier Donnat, ne serait-ce que dans l’abondance et l’intérêt des informations fournies, il me faut aussi avouer quelques réserves, en particulier à propos de certaines formulations et indicateurs retenus. À titre d’illustrations, on peut s’interroger sur le bien fondé d’appréciations très subjectives donc difficilement homogénéisantes ou classificatoires comme « bien situé », « assez bien situé », « pas très bien situé », « pas bien situé du tout » ou comme « souvent », « de temps en temps », « rarement » ; sur la dispersion et la fiabilité des réponses quant à l’exercice d’une activité au moins une fois au cours de l’année (tricot, jeu de société, promenade…) ; sur la logique de limiter au soir les sorties au cinéma ou les visites aux parents ; sur le degré de dissimulation quant à la possession des équipements ; sur les préférences d’émissions télévisuelles à partir d’une liste interminable supposée connue ; sur l’arbitraire de l’ordonnancement des inventaires de revues et de livres ou encore sur l’extrême fragilité d’une réponse quant à la proportion de livres de poche détenus dans le foyer, puis sur la distinction apparemment évidente entre grands auteurs du XXe siècle et auteurs contemporains. On peut en outre imaginer la difficulté, pour les visiteurs de plusieurs musées dans l’année, de dire s’ils étaient seuls, en couple, avec des amis, en groupe, cette réalité étant bien évidemment modulable.

Ces quelques remarques méthodologiques ne sauraient remettre en cause les nombreux apports des 4 enquêtes réalisées en 1973, 1981, 1989 et 1997. Elles livrent de précieuses indications sur les évolutions en matière de comportements culturels. Globalement, de fortes inégalités d’accès à la culture persistent et confirment l’échec de la démocratisation culturelle, entendue au sens de réduction notable de ces inégalités. Ceci dit, si on prend en compte les effets des transformations scolaires, des recompositions familiales, des perturbations professionnelles, des changements territoriaux et si on ajoute d’autres variables explicatives que le statut social, notamment l’âge, le sexe, la taille de la commune, on constate que les hiérarchies de la légitimité culturelle ont tendance à se modifier et brouillent partiellement les cartes. Deux enseignements essentiels peuvent être tirés de ces enquêtes : la persistance de fortes inégalités, d’une part et la recomposition des frontières culturelles, d’autre part. En fonction de cela, Olivier Donnat propose une typologie en 7 catégories : univers du dénuement, univers de l’exclusion, univers juvénile, univers moyen, univers cultivé classique, univers cultivé moderne, univers branché. Certes, on peut s’étonner de la répartition qui accorde 3 rubriques sur 7 à la culture légitime dite cultivée et branchée ou de la possibilité envisagée de ne pas avoir de pratiques ou encore de la cohérence d’une telle grille qui sépare les « jeunes » et les « moyens » mais l’essentiel est sans doute de retenir l’éclectisme des goûts qui caractériserait au moins les classes supérieures ; la diversité des comportements et des variables agissantes selon les domaines ; la remise en cause, au moins partielle, de la distribution sociale des pratiques culturelles100.

Bien entendu, d’autant que la dernière grande enquête date de 1997, il est difficile de prendre en compte les mutations et innovations les plus récentes, que l’on songe en particulier à l’audiovisuel (magnétoscope, DVD, télécommande…), à l’informatique (Internet, téléchargement, transmission d’images…), à la diffusion musicale (chez soi, sur baladeur, en voiture, en concert, dans la rue…). Il n’est pas exagéré de faire spontanément un constat : ces nouveaux usages sont largement plébiscités par la jeunesse et sont à considérer comme des phénomènes de génération. La culture juvénile peut sans doute être vue, plus qu’avant, comme la culture du groupe des pairs, en rupture avec la culture parentale et la culture consacrée101. Cela se concrétise par la place hégémonique des musiques amplifiées (rock, rap, techno, reggae…) et, son corollaire, la progression des supports matériels en milieu domestique, ce qui d’ailleurs n’annule pas toute hiérarchie sociale mais la modifie et renforce les volontés de favoriser l’expression de soi. L’effet de génération, auquel il faudrait ajouter l’effet de sexe, sur les pratiques culturelles est un phénomène majeur.

Les pratiques actuelles, toutes générations confondues cette fois, intègrent le mélange des genres, surtout dans les catégories favorisées il est vrai. Les classes supérieures se distinguent désormais moins par leur culture artistique et savante que par des goûts pluriels et éclectiques, associant un répertoire légitime et un répertoire qui l’est un peu moins. Ainsi, les cadres et les professions intellectuelles n’hésiteraient pas à mélanger l’écoute de variétés, y compris internationales, et l’écoute de la musique classique, de l’opéra, du rock et du jazz102. Les effets de structure ne sont sans doute pas négligeables : deux actifs sur trois relèvent désormais du tertiaire, la part des cadres et des diplômés de l’enseignement supérieur augmente, les statuts ouvriers subissent un éclatement notable selon les qualifications et les revenus. Comme le conclut Philippe Coulangeon, « la montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques culturelles des classes supérieures et la segmentation de l’environnement culturel des classes populaires, qui constituent les deux transformations marquantes de l’aspect strictement culturel des styles de vie, perturbent indiscutablement la définition des frontières symboliques entre les groupes sociaux »103.

Je souhaite dorénavant m’appuyer sur ces enquêtes du Ministère de la culture, et sur d’autres bien sûr, pour prolonger mes investigations, notamment pour examiner la recomposition des différents domaines culturels et des rapports entre cultures. S’il faut sans doute voir ce qu’il advient du lien entre position sociale et préférence culturelle, il ne s’agit pas pour autant d’affirmer aveuglément la disparition de toute détermination et de tout style social mais de voir comment les échanges entre culture savante et culture populaire peuvent s’opérer. D’aucuns n’hésitent pas aujourd’hui à réduire celle-ci à la culture de masse104. J’envisage d’approfondir la question dans des travaux futurs mais d’ores et déjà, il est sans doute possible de rétorquer, d’une part, que l’influence des industries culturelles ne date pas d’aujourd’hui, des historiens mentionnant leur apparition au milieu du XIXe siècle, avec les journaux, les romans-feuilletons, les lithographies, les affiches, la photographie puis, à la fin du même siècle, les cartes postales, le sport et le cinéma105 ; d’autre part, que ces mêmes industries ont le mérite de satisfaire de larges publics, visiblement capables de résister à l’asservissement et à la standardisation. La culture de masse est souvent assimilée à une vaste mystification des masses mais il est pertinent de la concevoir aussi comme fractionnée, diversifiée, composite et objet d’une dynamique conflictuelle entre les diverses composantes sociales, la meilleure illustration en étant la télévision106. L’industrie culturelle n’a évidemment pas que des aspects positifs, loin de là, mais il est peut-être juste de lui accorder quelques vertus. C’est cette ambivalence que nous avons tenté d’appréhender lors d’un débat organisé à l’occasion d’un festival universitaire du film portable intitulé Séquence Mobile107. La diffusion fulgurante du téléphone portable dans toutes les strates de la société donne l’occasion de mesurer son impact culturel, en particulier dans les catégories juvéniles, les plus promptes à en exploiter toutes les ressources, que ce soit en matière de communication et sociabilité professionnelles, amicales, familiales ; en matière d’accès à l’information et à la musique ; en matière de création d’images, fixes ou animées. Le téléphone portable, objet industriel s’il en est, transforme ainsi l’individu et participe à la redéfinition de ses pratiques. Un objet a priori anodin, ordinaire, exerce une forte influence sur les comportements au travail mais aussi sur les styles de loisirs, peut-être même sur l’art populaire. Je me demande même si cet équipement, de plus en plus perfectionné, ne pourrait pas avoir des incidences sur le travail ethnographique, afin de saisir et d’enregistrer des images saisies sur le vif, de manière discrète.

Pour mener à bien la recherche sur les pratiques culturelles, outre l’exploitation secondaire des données disponibles, le mieux est de réaliser des investigations fines et de constater les faits, ce que j’essaierai de mettre en oeuvre, notamment pour continuer à m’interroger sur le degré d’autonomie de la culture populaire et sur ses principes d’ajustement à l’égard des mécanismes de domination. Je compte en outre m’appuyer sur le regard comparatif.
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