La poésie transfigure-t-elle le réel ?
Introduction :méthodologie
Définir les termes clés :
Poésie : définir ce terme dans l’optique qui nous intéresse et qui est celle indiquée par le sujet
la poésie, comme tout acte de langage ,s’affronte au réel Mais contrairement au langage « ordinaire », fonctionnel et « utilitariste » , le langage poétique se présente comme un « jeu » , au sens large, avec les mots. « Jeu » au sens où on dit qu’il y a du « jeu » dans un mécanisme, une irrégularité, mais « jeu » au sens aussi où l’on « joue », s’amuse avec les mots : jeu sur le signifiant ( sonorités, etc.), détournement du langage au profit d’une « innovation » ou création ( alliance de termes, création d’images).
Le « réel » : ce qui fait face au langage : la nature, l’invisible, l’indicible ou le « difficile » à dire. Tout ce qui est « à dire » pour le langage. Adam chargé de nommer le monde, tente , par la nomination, le langage, de « rendre compte » du réel.
SOMMAIRE
-I-LA POESIE OPERE UNE TRANSFIGURATION DU REEL
-A- La poésie met en œuvre un langage « impropre » ou « inapproprié » , si l’on s’en rapporte à l’objet du réel qu’il désigne. Nouveau langage qui « transforme » le réel.
-B- Un réel magnifié. Métaphores/métamorphoses. Fonction de l’art et référence, à l’intérieur même du processus de transformation poétique, au passage du réel au domaine de l’art.
-C-Poésie onirique. Présence du « merveilleux » . « Illuminations » .
-II-PRESENCE DU REEL-« LE POETE PAYSAN » (RIMBAUD)
-A-Univers sensoriel. Rapport amoureux du poète au réel. Le motif de la marche(mise en contact avec le réel).
-B- Les poètes de la présence
-C-Poésie et connaissance( du réel). -Connaître le réel :dévoiler le réel./Poésie savante/Leçon de choses (Ponge).
-III-LA SEULE REALITE EST CELLE QUE LE LANGAGE RECREE
A-Réparer « le défaut des langues » ? (Mallarmé)
-B-Poésie autoréférentielle qui crée son lieu et son temps
-C-Une réalité textuelle
-I- La poésie transfigure le réel
I.D :d’une certaine façon, le langage poétique, contrairement au langage dans sa fonction instrumentale, ne dit pas le réel « au mieux ». Le langage poétique renonce au terme propre, recourt à l’image, à la périphrase, etc.
-A-Dans le processus poétique, d’une certaine façon, le mot employé est « impropre ».
-a--Le mot « inapproprié » contribue à transformer l’objet-alors que le terme propre désigne l’objet du réel adéquatement. L’image, l’adjectif, la comparaison est toujours source de surprise chez Nerval, le « luth » , outre qu’il est l’instrument emblématique du poète, est « revu », redéfini, couvert d’étoiles et de nuit, image irreprésentable dans le cadre « réaliste »… : « Et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie » Au terme de ce processus, la réalité est méconnaissable, transformée : Eluard évoque l’image de « La Terre[est] bleue comme une orange ».
-Le poète Reverdy allait jusqu’à dire qu’il fallait provoquer l’étonnement du lecteur : celui-ci doit se retrouver face à une réalité inconnue, où il y aurait des « clairs de Terre »,« des baisers de secours » (« Tournesol »)etc. Lautréamont célèbre dans cette perspective la « rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection » …
Un effort de compréhension, de décryptage est donc nécessaire dans la « quête du sens » : celle-ci exige du lecteur une sorte de parcours initiatique, une certaine patience qui le détourne provisoirement des exigences utilitaires et de l’urgence du monde ordinaire.
-b-La réalité ainsi transfigurée suscite un regard neuf.
Ex. Poésie des menus objets chez Ponge,c.f ; le « cageot » etc..
Création d’objets qui n’ont d’existence que textuelle ou poétique, que le travail de la métaphore, de la comparaison ou de l’image arrachent à la réalité.
Voir à cet égard le poème de Ponge, « Le gui », Pièces,1962.
« Le gui la glu: sorte de mimosa nordique, de mimosa des brouillards. C’est une plante d’eau, d’eau atmosphérique.
Feuilles en pales d’hélice et fruits en perles gluantes.
Tapioca gonflant dans la brume. Colle d’amidon. Grumeaux.
Végétal amphibie.
Algues flottant au niveau des écharpes de brume, des traînées de brouillard,
Epaves restant accrochées aux branches des arbres, à l’étiage des brouillards de décembre Voir aussi « les sœurs siamoises soudées coude à coude » dans le « Pain ».
--c- L’art poétique est non figuratif Voir dans Illuminations, « Les Ponts », proprement introuvables dans la réalité… « Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. - Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » -B- Un réel magnifié
-a--TOPOÏLa poésie recourt à des « topoï », elle est d’abord un langage presque codé où se retrouvent ces « topoï » : femme-fleur, ou encore « la belle matineuse » qui rivalise de beauté avec la lumière du soleil …( importance de ce « code » en poésie : 1) la poésie formellement recourt aux formes fixes, elle réemploie ces formes, les réécrit), 2) ces variations sur la forme et le thème, qui utilisent des motifs récurrents, établissent une sorte de connivence » avec le lecteur, qui tout à la fois admet et comprend son transport hors de la réalité ordinaire.
-b-Ce processus de transformation du réel devient le « principe » même de la poésie, dans laquelle métaphores et comparaisons s’imposent comme les figures « emblématiques » :l’image de l’Aurore aux doigts de roses, femme mythique, magnifiant l’aurore, qui se trouve chez Homère, inspire nombre de poètes. Chez Ovide, poète des Métamorphoses, la métamorphose pousse à l’extrême les pouvoirs de la métaphore poétique :celle de la nymphe Io en génisse, par exemple, de Myrrha, la fille de Cinyras en myrrhe, condamnée à pleurer éternellement ( la myrrhe est un arbuste qui sécrète une sorte de résine), métamorphose d’un jeune homme prénommé Hyacinthe en fleur, de la tisseuse Arachné en araignée . Chez Nerval ( « Delfica »), Aphrodite apparaît sous la forme du myrthe, l’arbuste qui lui est consacré et la nature tout entière finit par être bruissante de vies , théâtre des métamorphoses.
-c-Un réel « artistement » recréé :la poésie renvoie, dans le processus de transfiguration , à ses propres pouvoirs. La poésie se prend elle-même comme « sujet ».
dans « Aube », le poète crée un paysage féérique, aérien, pourvu de dômes et de magnifiques bâtisses de marbre. La référence est ici explicitement celle du monde des Arts ( Florence) ou du conte : un univers artistement créé, ou fictif. Nous entrons dans le monde illuminé des Illuminations… La cascade d’eau ( le « wasserfall » est pourvu d’une chevelure blonde, qui en fait à la fois une femme, une déesse, une préfiguration de l’Aurore à venir (blondorsoleil)
le « pain » chez Ponge prend la dimension d’un vaste territoire vu du ciel, comparable au « Taurus » ou à la « Cordillère des Andes ». L’image est inappropriée car surdimensionnée. Toujours chez ce poète, l’orange se fait « lanterne vénitienne» :la métaphore , ici, transmue la « nature » même de l’objet, périssable, éphémère, transformé en objet d’art. Ronsard, confronté à la mort de Marie, lui dresse, avec ses sonnets, un tombeau fait de mots, à l’intérieur duquel, le corps, la chair de l’aimée, exposés à la destruction, à la pourriture et à l’anéantissement est transformé, transfiguré :« Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,/Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,/Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses. »transmutation de la femme en corps glorieux, corps poétique dont la rose est le symbole, de même que la « lanterne » vénitienne, en + d’être la métaphore de l’orange est aussi celle de la transmutation en objet d’art.
-C-Le rêve, la poésie onirique
-a--importance de la poésie onirique :Nerval, A.Bertrand,Rimbaud
Le poème dure le temps d’un « rêve », d’un « transport de l’esprit et des sens »(Baudelaire)
Nerval, dans Aurélia , confond rêve et réalité. « Pousser les lourdes portes de corne et d’airain » de la mort et du rêve permet le passage dans un autre monde qui est celui de la poésie.
-b-Vers la « voyance », un réel vu par l’esprit, la mémoire, la divination. Dans « Delfica », un souvenir personnel ( amoureux, autobiographique) s’inscrit comme un palimpseste sur une autre réalité, mythique. De cette surimpression de deux souvenirs naît une sorte de réalité seconde, « mémorielle », spirituelleCf Rimbaud, dans « Ma Bohême : « Mon paletot aussi devenait idéal ».
Chez Breton, le temps du rêve dans « Tournesol » annonce finalement la réalité à venir.
-c-vers la surréalité
-II-Non, nuançons…La poésie, dans une certaine mesure, rend compte du réel.
-A-Le poète est savant : il « interroge » le réel.
-a-L’amour du réel
Goethe à Eckermann :
« Le monde est si grand, si riche et la vie offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours des poésies de circonstance ; autrement dit, il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière. Un cas singulier devient général et poétique du fait précisément qu’il est traité par un poète. Mes poèmes sont tous des poèmes de circonstance, ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien »
-b-Donner du sens au réel
la « fable » donne la parole aux choses et aux êtres muets ( le « réel »). Rappelez les mots de Baudelaire ( « donner la parole aux choses muettes ») , chez Rimbaud, c’est la « fleur » qui donne son nom : garantie que c’est bien le réel qui s’exprime dans le cadre spécifique de la poésie.
Ponge s’intéresse aux objets du réel : un cageot, une huître, une orange. Il aborde ses objets dans des textes qu’il qualifie « d’études », qui prennent la forme d’une « leçon de choses »et emploie un vocabulaire quasi scientifique ( « épiderme », « cellule » etc.) parce qu’il s’agit de dire le réel au plus près de sa …réalité.
-c-un rapport sensoriel
Le poète a un rapport sensoriel au monde. Baudelaire célèbre dans « Correspondances » les parfums, les sons , les images : il « chante » les transports de « l’esprit et des sens »…
Sensation
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue. Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme. Arthur Rimbaud, Mars 1870 La « marche » est chez Rimbaud, comme le processus, grâce auquel le poète , prenant contact avec le monde, trouve son inspiration (« Ma Bohême » : « - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes.. »).Dans « Aube », c’est encore par la marche que le poète réveille le réel qui dès lors s’offre à lui. Toujours Rimbaud : « « Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan! » Paul Claudel:« L’objet de la poésie, ce n’est donc pas, comme on le dit souvent, les rêves, les illusions ou les idées. C’est la sainte réalité, donnée une fois pour toutes, au centre de laquelle nous sommes placés. C’est l’univers des choses invisibles. C’est tout cela qui nous regarde et que nous regardons. »
Dans « Aube », le monde s’éveille dans une sorte de rapport amoureux avec le poète : les pas de ce dernier, sa présence d’homme, donnent vie à cette nature et celle-ci, dès lors, à son tour entre en communication avec le monde humain .C’est ainsi qu’il faut comprendre le passage des « eaux mortes » à la vie, comme signe visible de cette résonance entre le réel et le poète, qui devient une sorte d’Orphée voué à la Terre et non plus au monde métaphysique de l’au-delà.Le monde est alors toute beauté, les pierreries « regard[ai]ent » le poète ( la pierre est symbole de dureté, d’opacité, de non-vie : elle devient « pierrerie », objet digne de contemplation et du même mouvement retournent au poète son regard...Baudelaire, quant à lui, célèbre dans « Correspondances » les parfums, les sons , les images : il « chante » les transports de « l’esprit et des sens »…
Eluard refuse les « passions sans corps », une poésie qui rêve le monde : il veut une poésie qui s’inscrive dans un cadre humble et humain de notre réalité.
-B-Les poètes de la présence
-a-Dans la poésie contemporaine, refus des « arrière-monde », de la « surréalité », d’un univers métaphysique à voir au-delà du réel : voir Yves Bonnefoy : « Voici le monde sensible. Il faut que la parole, ce sixième et ce plus fort sens, se porte à sa rencontre et en déchiffre les signes. Pour moi, je n'ai de goût qu'en cette tâche. » La poésie doit dès lors «rendre le monde au visage de sa présence ».
-b-La « présence » c’est le sens qui se donne, s’offre, dans l’ici et maintenant du monde réel, simple, humble Bonnefoy : « La terre est, le mot présence a un sens » (Anti Platon)
-C-Connaître le réel :dévoiler le réel.
P.Reverdy définit ainsi la poésie : « Sa faculté majeure est de discerner, dans les choses, des rapports justes mais non évidents qui, dans un rapprochement violent, seront susceptibles de produire, par un accord imprévu, une émotion que le spectacle des choses elles-mêmes serait incapable de nous donner. »
Les métaphores, synesthésies et comparaisons sont des instruments qui permettent à Baudelaire, dans « Correspondance » de mettre à jour la « structure profonde » du réel. C’est en cela que la poésie est connaissance.
C’est pourquoi la poésie permet la connaissance intime du réel :métaphoriquement, le poète de « Aube » étreint, charnellement, la déesse, qui est le réel, l’être.
Voir « Lettre du Voyant » de Rimbaud
-III-La seule réalité est celle que le langage recrée
A-Comment réparer « le défaut des langues » ? (Mallarmé)
Sartre : « Chacun sait que ce sentiment d’échec devant le langage considéré comme moyen d’expression directe est à l’origine de toute expérience poétique ».(Orphée noir)
Les langues disent mal, approximativement et arbitrairement le réel : il serait naïf de croire que chaque mot s’ajuste à un élément du réel : Saussure nous apprendra que les mots fabriquent le réel. Si tel est le cas, comment dire « la vérité » du réel ? Depuis Babel, nous savons que ces mots sont sans lien avec la nature du réel, conventionnels, voire arbitraires.
-Mallarmé fait remarquer que les timbres des mots « jour » et « nuit » évoquent, de façon quasi perverse, respectivement, l’opacité et la clarté. Ph. Jaccottet fait remarquer que les mots pleur et fleur sont presque semblables et que le mot sang jamais ne parviendra à rougir une feuille d’écriture. Est-ce ce défaut des langues que tente de pallier la poésie ? Racine éclaircit le « jour », corrige le défaut des langues en concentrant les sons /u/,/oeu/ dans les positions fortes du vers qui reçoivent l’accent : « Le jour n’est pas plus pur /que le fond de mon cœur »
- Voir ici le cours sur la tentative, par la poésie, de « rendre compte » du réel, de façon quasi sensorielle : sonorités, harmonie imitative, rythme, remotivations. Ponge, renomme le cageot « à mi- chemin entre la cage et le cachot ».Il donne ainsi à voir une « réalité » plus vraie que la réalité ordinaire du simple cageot, et cela est rendu possible par un travail sur le langage. La poésie « donne un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé). Ces nouveaux mots, polis, brillants, ajustés sont l’objet du travail de la poésie : « Tournesol : « Rie gît-le-Cœur les timbres n’étaient plus les mêmes »…
-cf poésie graphique : calligrammes d’Apollinaire.
-Ponge :
Le verre d'eau
« Le mot VERRE D'EAU serait en quelque sorte adéquat à l'objet qu'il désigne… Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j'aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre, l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre […] »(F. Ponge, Le Grand Recueil)
-B-Poésie autoréférentielle qui crée son lieu et son temps
-Nous avons maintes fois fait remarquer que le poème était autoréférentiel : il ne renvoie qu’au lieu et au temps qu’il crée, VERBALEMENT, comme dans « Aube ». « Aube » inscrit dans ses propres limites son début et sa fin, comme une toile qui inscrirait , en son « dedans » son propre cadre : en dehors de ces limites, ce réel suggéré s’évanouit comme après ….l’Illumination. Voir « Le Pain » de Ponge qui contient également sa propre fin.
-Reprendre ce que nous avons dit à propos de « l’insularité » du poème, l’utilisation qu’il fait du « blanc »- strophe, vers etc- qui isole le texte, entre deux blancs, justement, comme si cette strophe, ce vers , devaient se détacher sur la page pour faire sens : rythme et structure de l’alexandrin qui privilégient la « logique » du vers sur celui de la phrase, au point que certains poètes recommandent de faire la pause à la fin du vers, même si le sens de la phrase ( syntaxe) semble nous inciter à l’enchaînement sans rupture. Queneau avait montré qu’un texte de prose redécoupé en vers, strophes, passages à la ligne suffisait à arracher ce texte au genre de la prose et à le faire entrer dans celui de la poésie.
-Voir à cet égard le genre extrêmement codifié des « haïku », composé obligatoirement de dix-sept mores ( unité sonore inférieure à la syllabe) en trois segments 5-7-5, et est calligraphié soit sur une seule ligne verticale soit sur trois. Il y a une logique des « sons » et des rythmes qui prévaut dans le haïku, confirmant le fait que le poème est une « totalité », un monde en soi. En outre, le haïku est purement descriptif : il reproduit un moment du réel ( il doit nécessairement illustrer une es quatre saisons), avec ses sons, ses odeurs, ses caractéristiques. Le haïku est « sensoriel ». Voici in exemple « canonique » :
Dans la vieille mare,(5mores)
une grenouille saute,(7mores)
le bruit de l'eau (5 mores)
(Bashō)
-Dans le poème « Delfica » nous avons vu que c’était la « ritournelle », le retour du refrain, le cercle enchanté de la parole qui faisaient surgir, magiquement, le Temple au détour du deuxième quatrain, temple qui bien qu’il apparaisse pour la première fois dans le poème, fait l’objet d’une « reconnaissance » par le poète et sa destinataire ( « Reconnais-tu le Temple au péristyle immense ? »). Spécifié par le déterminant dit article défini ou de notoriété, qui fonctionne en repérage exophorique (référence implicite ou explicite à un élément du réel, par opposition à un élément du discours : anaphorique ou cataphorique), le mot « Temple » et le référent auquel il renvoie surgissent dans le poème, sans autre indication préalable ou subséquente.
-C-Une réalité textuelle(faite de mots, avec les mots)
La poésie est non figurative (elle ne figure pas des objets de la réalité : métaphore, découpage en vers, strophes=/=syntaxe,etc.(voir le Grand I).Toutefois, si elle ne représente pas les objets du monde, elle figure dans sa matérialité ( forme calligraphiée, harmonie imitative, rythme etc.) une AUTRE réalité, qui parle à nos sens et à notre sens ( ex : « El Desdichado » : l’intérêt de ce sonnet ne peut en aucun cas apparaître dans ce qui serait comme une élucidation de chaque terme, chaque image, auquel, à laquelle on ferait correspondre un objet de la réalité . Dans cette « logique » fallacieuse ,le Desdichado serait tel Prince, la « tour abolie » renverrait à tel objet d’architecture dans le Limousin : tout cela s’avère bien vain…D’une certaine façon, ce sonnet décourage une telle lecture : qu’est-ce qu’une « tour abolie » sinon la métaphore même de l’objet soustrait au monde de la réalité ? Pourtant , ce sonnet rend présente une autre réalité, matérielle et spirituelle : chuintement des consonnes, murmure d’un souffle, présent là près de nous, évocation d’un univers dépouillé de sa matérialité, n’évoquant plus que sentiments et impressions : perte, deuil, larmes.
Le poème dissout une certaine réalité, en recompose une autre et donne à voir plus que ce qu’il figure. Pour cette raison, il lance le lecteur ou l’auditeur dans la quête du, des sens : « Aube » : à la fois émerveillement devant la jour qui se lève, l’avènement miraculeux du monde à la réalité, extase de la première expérience amoureuse , extase de l’initié qui accède à la connaissance en dévoilant la déesse Isis.
Il est également possible ( et souhaitable) de parler de la « parole performative » en poésie :
Paul Eluard, Les mains libres, »L’Aventure » :
Prends garde c'est l'instant où se rompent les digues C'est l'instant échappée aux processions du temps Où l'on joue une aurore contre une naissance
Bats la campagne Comme un éclair
Répands tes mains Sur un visage sans raison Connais ce qui n'est pas à ton image Doute de toi Connais la terre de ton coeur Que germe le feu qui te brûle
Que fleurisse ton oeil Lumière
Si le poète se veut « voyant » (Rimbaud, Lettre du Voyant),ou mage, magicien (Nerval) , prophète (Hugo) n’est-ce pas parce qu’il se situe dans un lieu qui précède la dislocation des mots et des choses ?
CONCLUSION
-Récapituler
Il faut souligner que convergent dans la poésie trois mouvements : amoureux ( érotique/charnel)/ philosophique ( savoir, prophétiser, voir des choses interdites, etc.), et métaphysique ( aller au-delà de la vie, visiter les Enfers, aller chercher les morts, voir dans les ténèbres). Pour le poète le « sens » et les « sens » fusionnent dans le même élan : il s’agit de dire le monde avec et malgré le langage.
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