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Il est faux, d'ailleurs, que la littérature ancienne ait été inconnue des siècles que nous venons d'étudier, qu'elle n'ait été découverte que vers le XVIe siècle, et que ce soit cette révélation qui ait brusquement élargi l'horizon intellectuel de l'Europe. En réalité, il n'y eut pas un moment dans le Moyen Age où les chefs-d'œuvre des lettres n'aient été connus ; il n'y a pas eu une période où ne se soient rencontrés des esprits assez délicats pour en apprécier la valeur. Abélard, le héros de la dialectique, était en même temps un lettré; Virgile, Sénèque, Cicéron, Ovide lui étaient aussi familiers que Boèce et Augustin. Pendant le XIIe siècle, il y eut à Chartres une école célèbre qui, sous l'inspiration de son fondateur, Bernard de Chartres, donnait une éducation classique qui fait penser à celle que les Jésuites organiseront plus tard. On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Ces tentatives pour acclimater une culture littéraire restèrent, il est vrai, des cas isolés ; elles ne par-vinrent pas à entraver la scolastique, qui les rejeta dans l'ombre. Mais elles n'en sont pas moins réelles, et elles suffisent à prouver que, si les lettres anciennes ne furent pas appréciées du Moyen Age, si elles n'occupèrent, pour ainsi dire, pas de place dans l'enseignement, ce n'est pas pour avoir été ignorées. En somme, le Moyen Age a connu la civilisation ancienne sous ses principaux aspects; mais il n'en a retenu que ce qui lui importait, ce qui répondait à ses besoins intimes. La logique captiva toute son attention et éclipsa tout le reste. - Si donc au XVIe siècle tout change, si tout d'un coup on reconnaît à l'art, à la littérature gréco-latine une valeur éducative incomparable, c'est évidemment que, à ce moment, par suite d'un changement survenu dans la mentalité publique, la logique perdit son ancien prestige, tandis qu'au contraire on sentit vivement pour la première fois le besoin d'une culture plus raffinée, plus élégante, plus littéraire. On n'en avait pas acquis le goût parce qu'on venait de découvrir l'Antiquité, mais on demandait à l'Antiquité classique, que l'on connaissait, les moyens de satisfaire ce goût nouveau qui venait de naître. C'est donc ce changement dans l'orientation intellectuelle et morale des peuples européens qu'il faut chercher à expliquer, si l'on veut comprendre ce que fut la Renaissance aussi bien pédagogique que scientifique et littéraire. Un peuple ne modifie à ce point son attitude mentale que quand les conditions profondes de la vie sociale sont elles-mêmes modifiées. On peut donc être assuré par avance que la Renaissance tient, non encore une fois au hasard qui fit exhumer à cette époque telles ou telles œuvres antiques, mais à des transformations graves dans l'organisation des sociétés européennes. Sans songer à faire ici un tableau complet et détaillé de ces transformations, je voudrais tout au moins indiquer la plus importante, afin de pouvoir attacher a ses racines sociales le mouvement pédagogique que nous aurons ensuite à retracer. En premier lieu, il y a tout un ensemble de transformations dans l'ordre économique. On était, enfin, sorti de cette vie médiocre du Moyen Age, où l'insécurité générale des relations paralysait l'esprit d'entreprise, où l'étroitesse des marchés étouffait les grandes ambitions, où l'extrême simplicité des goûts et des besoins permettait seule aux hommes de vivre en harmonie avec le milieu. Peu à peu, l'ordre s'était établi; une police mieux faite, une administration mieux organisée avaient ramené la confiance. Les villes s'étaient multipliées et étaient devenues plus populeuses. Enfin, et surtout, la découverte de l'Amérique et de la route des Indes, en ouvrant à l'activité économique des mondes nouveaux, l'avait comme galvanisée. Par suite, le bien-être avait augmenté ; de grandes fortunes s'étaient édifiées et, avec la richesse, s'éveillait et se développait le goût de la vie facile, élégante, luxueuse. Déjà, sous Louis XII, grâce à la paix intérieure, ce mouvement était assez accusé pour frapper les yeux des observateurs. « On voit généralement, par tout le royaume, dit un contemporain, bâtir de grands édifices, tant publics que privés, et sont pleins de dorures, non pas les planchés tant seulement et les murailles qui sont par le devant, mais les couvertes, les toits, les tours et ymages 1 qui sont par le dehors; et si sont les maisons meublées de tout choix plus somptueusement que jamais ne furent. Et use-t-on de vaisselle d'argent en tous états, sans comparaison plus qu'on ne soulait 2, tellement qu'il a été besoin de faire ordonnance pour corriger cette superfluité. » Et, en effet, plusieurs édits somptuaires furent rendus à cette époque : de 1543 à l'époque de la Ligue, on en compte douze. Bien entendu, toutes ces défenses ne servirent à rien, sauf à nous apporter la preuve du changement qui s'était fait dans les mœurs. Les guerres d'Italie contribuèrent beaucoup à ce résultat. En Italie, en effet, le luxe était depuis longtemps porté à un degré de raffinement que ne connaissaient pas les peuples du Nord, surtout dans les grandes villes commerçantes comme Venise, Gênes, Florence. Les velours, les draps d'or, d'argent et de soie qui se fabriquaient à Venise et à Gênes, les faïences de Bologne, de Castel-Durant et d'Urbin, l'orfèvrerie et la joaillerie de Florence et de Rome, les dentelles vénitiennes, toutes ces élégances et ce luxe faisaient de l'Italie un monde enchanteur. Une fois que la noblesse de Charles VIII y fut transportée, ce fut un éblouissement, et, quand on quitta ce pays magique, on voulut imiter ce qu'on avait tant admiré. On ramena pêle-mêle « avec des architectes, des peintres, des statuaires, des savants, une armée de parfumeurs, de joailliers, de brodeurs, de tailleurs pour dames, de menuisiers, de jardiniers, de facteurs d'orgues et de tourneurs d'albâtre ». Les expéditions de Louis XII et de François 1er achevèrent ce que celles de Charles VIII avaient commencé, et en un demi-siècle la France était transformée. Si pourtant cette transformation était restée limitée au seul monde de la noblesse, elle n'aurait probablement pas eu de conséquences sociales d'une grande étendue. Mais au même moment, sous l'influence de la richesse accrue, il se produisit comme un rapprochement de toutes les classes. Jusque-là, la bourgeoisie n'osait même pas lever les yeux sur la noblesse dont elle se sentait séparée par un abîme, et elle trouvait tout naturel de mener une existence différente. Mais, maintenant qu'elle était devenue plus riche, partant plus puissante, elle devint aussi plus ambitieuse et entendit rapprocher les distances. Ses besoins s'étaient accrus avec ses ressources, lui faisant apparaître comme intolérable la vie qu'elle menait jusqu'alors. Aussi elle ne craignit plus de lever les yeux au-dessus d'elle, et elle voulut, elle aussi, vivre de la vie des seigneurs, imiter leur ton, leurs manières, leur luxe. « L'orgueil en tous états croissait de plus en plus, dit un auteur. Les bourgeois des villes se sont voulu habiller à la façon des gentilshommes... les gens des villages à la manière des bourgeois des villes. » Les bourgeoises, dit un autre, se sont ennuyées de leur vie obscure; elles veulent maintenant copier les grandes dames. « C'est à peine si aujourd'hui vous pouvez distinguer une noble dame d'une plébéienne... On voit des femmes plus que plébéiennes se vêtir de robes flottantes, brodées d'or et d'argent... Elles ont les doigts chargés d'émeraudes et de pierreries... Les nobles seules autrefois saluaient en baisant, et n'admettaient pas au baiser le premier venu; bien plus, elles ne tendaient pas la main à n'importe qui. Aujourd'hui, ceux qui sentent le cuir courent baiser une femme qui a un écusson de pleine noblesse. Les patriciennes épousent des plébéiens, les plébéiennes des patriciens; il nous naît ainsi des êtres hybrides. » - On devine sans peine qu'un tel changement dans la manière d'entendre la vie devait en entraîner dans la manière d'entendre l'éducation, et que l'enseignement destiné à faire un bon bachelier ès arts, rompu à tous les secrets du syllogisme et de la dispute, ne pouvait servir à former un gentilhomme élégant, disert, sachant tenir sa place dans un salon, expert à tous les arts de société. Mais, outre cette transformation, il en est une autre non moins importante, et qui s'est produite directement dans le monde des idées. Au XVIe siècle, les grandes nationalités européennes sont, en grande partie, constituées. Alors qu'il n'y avait au Moyen Age qu'une Europe, qu'un monde chrétien, un et homogène, de grandes individualités collectives existent maintenant, qui ont leur physionomie intellectuelle et morale. L'Angleterre a pris conscience d'elle-même et de son unité avec les Tudor, l'Espagne avec Ferdinand de Castille et ses successeurs, l'Allemagne avec les Habsbourg (quoique avec une moindre netteté), la France, avant toutes les autres, avec les Capétiens. La vieille unité chrétienne était donc définitivement brisée. Quelque respect que l'on continue à professer pour les dogmes fondamentaux, et qui apparaissaient encore comme intangibles, chacun des groupes ainsi formés avait sa manière spéciale. de penser et de sentir, son tempérament personnel qui devait tendre à mettre sa marque propre sur le système d'idées jusqu'alors acceptées par la grande généralité des croyants. Et, comme les grandes personnalités morales qui avaient ainsi pris naissance ne pouvaient développer leur nature individuelle, comme elles ne pouvaient arriver à penser à leur manière et à croire à leur façon que si le droit de s'écarter des croyances reçues leur était reconnu, elles le réclamèrent et, en le réclamant, le proclamèrent; c'est-à-dire qu'elles réclamèrent non pas d'une manière absolue (A ne pouvait en être encore question), mais dans de certaines limites, le droit au schisme, le droit au libre examen. Voilà la cause profonde de la Réforme, autre aspect de la Renaissance, et qui est la conséquence naturelle du mouvement d'individualisation et de différenciation qui se produisit alors dans la masse homogène de l'Europe. Sans doute, en un sens, la scolastique lui avait frayé la voie. La scolastique avait appris à la raison à prendre davantage confiance en elle-même, en la mettant en face des plus grands problèmes, en l'armant par une forte discipline logique pour de nouvelles conquêtes. Cependant, entre les audaces toujours modérées de la scolastique (surtout à la fin du XVe siècle), entre les revendications plus ou moins hardies de quelques penseurs dont la voix n'avait guère de retentissement en dehors des écoles, et cette soudaine explosion de la Réforme qui secoue toute l'Europe, il y a évidemment une solution de continuité qui atteste que des causes nouvelles sont entrées en action. Voilà donc une nouvelle raison qui devait déterminer un changement dans la conception pédagogique. La foi chrétienne tenait trop de place dans l'éducation médiévale pour que les variations par lesquelles elle passait n'eussent pas leur contrecoup dans le système d'enseignement. D'ailleurs, par d'autres voies, le facteur économique n'était pas sans exercer une influence analogue. Il est évident, en effet, que l'idéal ascétique du Moyen Age ne pouvait pas convenir à des peuples chez qui le goût du luxe, de la vie facile, s'était éveillé. Et, comme cet idéal était celui du christianisme, c'est le christianisme même qui était atteint du même coup. Car il n'était pas possible que l'éloignement, dès lors ressenti pour cette ancienne manière d'entendre la vie, ne s'étendît pas à tout le système d'idées qui servait de base à cette conception. Si, avons-nous dit, le christianisme fut si facilement accepté des barbares, c'était précisément à cause de sa rudesse, de son indifférence pour les choses de la civilisation, de son dédain pour les joies de l'existence. Mais les raisons mêmes qui firent alors son triomphe devaient maintenant diminuer son autorité sur les esprits. Des sociétés qui avaient appris à goûter la joie de vivre ne pouvaient plus s'accommoder d'une doctrine qui faisait du sacrifice, de la privation, de l'abstinence, de la souffrance en un mot, la chose désirable par excellence. Les individus, sentant que ce système froissait leurs sentiments intimes, s'opposaient à la satisfaction de besoins qu'ils jugeaient naturels, ne pouvaient donc pas n'être pas enclins à le mettre en doute, à mettre en doute tout au moins la manière dont il avait été entendu jusqu'alors ; car on ne peut pas accepter sans réserve, sans critique, sans inventaire raisonné une doctrine qui, par certains côtés, parait contre nature. Sans y renoncer complètement, on devait sentir le besoin de le réviser, de l'interpréter à nouveau, de manière à le mettre en harmonie avec les aspirations du temps. Or cette révision, cette interprétation supposent un droit de réviser, de contrôler, d'interpréter, en somme un droit d'examiner, qui implique, quoi qu'on fasse, une moindre foi. Ainsi nous voyons mieux combien il s'en faut que la Renaissance soit le simple produit de quelques heureuses trouvailles. En réalité, ce qui marque la Renaissance, c'est une crise de croissance dans l'histoire des sociétés européennes. Le Moyen Age, c'est la période de l'enfance. Comme l'enfant qui n'a que juste la quantité de vie nécessaire pour végéter difficultueusement, les peuples d'Europe n'avaient encore que juste les forces nécessaires pour faire face aux nécessités les plus immédiates et les plus urgentes de leur existence. Maintenant, au contraire, au XVIe siècle, ils sont entrés dans la période de la pleine jeunesse. Un sang plus riche, plus abondant, circule dans leurs veines ; ils ont un surcroît d'énergie vitale à dépenser et ils cherchent à l'employer. L'existence dure et précaire des débuts de leur histoire ne pouvait plus leur suffire ; leur activité accrue avait besoin de plus vastes horizons, de plus vastes espoirs où elle pût se déployer en liberté. Les vieux cadres, incapables de contenir cette vie exubérante, ne pouvaient donc pas se maintenir, et voilà pour quelles raisons l'idéal pédagogique lui-même devait nécessairement se transformer. Des peuples dans toute la force de la jeunesse ne sauraient être élevés d'après le même système d'éducation que des peuples enfants, faibles et incertains de l'avenir. Il nous reste maintenant à rechercher quelles furent ces transformations. 1 Par musique, il faut entendre non pas la pratique, l'art du chant, mais une sorte de métaphysique de la musique. Il s'agissait d'enseigner les rapports de la musique avec l'arithmétique, l'harmonie des astres et les lois de l'acoustique. « Le vrai musicien devait savoir les sons, leurs intervalles, leurs proportions, leurs consonances, leurs genres, leurs modes, leurs systèmes. » Voir MAITRE, 239. 1 Tel quel dans le texte [JMT] 2 Tel quel dans le texte [JMT] |
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