Discours sur la première décade







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Discours sur la première décade de Tite-Live
XVII
LA NATURE HUMAINE.
Les hommes se jettent d'une ambition dans une autre ; on cherche d'abord à se préserver des offenses, et ensuite à opprimer ses rivaux.


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Le peuple romain avait recouvré sa liberté et repris sa première place ; ses privilèges mêmes s'étaient étendus, grâce aux nombreuses lois dont on avait fortifié sa puissance; on pouvait donc espérer avec raison que Rome jouirait enfin de ,sa tranquillité, Cependant l'expérience prouva bientôt le contraire; chaque jour voyait naître de nouveaux désordres ou de nouvelles dissensions. Et comme Tite-Live, avec sa sagesse ordinaire, fait connaître les causes qui occasionnèrent ces troubles, je crois à propos de répéter ici ses propres paroles. Le peuple, ou la noblesse, dit-il, témoignait d'autant plus d'orgueil que son adversaire montrait plus de modération. Le Peuple jouissait-il tranquillement de ses droits, la jeune noblesse commençait à l'insulter. Les tribuns, dont le pouvoir même était outragé, ne pouvaient s'y opposer que faiblement. De leur côté, les nobles, quoiqu'ils trouvassent un peu d'emportement dans la conduite des plus jeunes d'entre eux, voyaient sans peine, puisqu'on devait passer les bornes, que les leurs se livrassent à ces excès plutôt que le peuple. C'est ainsi que la chaleur avec laquelle chaque parti défendait sa liberté était cause que toujours l'un d'entre eux était opprimé ; car la marche ordinaire de ces événements, c'est que les hommes, en cherchant à se mettre à l'abri de la crainte, commencent dès lors à se faire redouter : l'offense qu'ils écartent loin d'eux, ils la rejettent sur leurs adversaires, comme s'il fallait nécessairement être oppresseur ou opprimé.
On voit par là de quelle manière les républiques se détruisent, et comment les hommes n'abandonnent l'objet de leur ambition que pour en poursuivre un autre ; cela prouve également la vérité de cette sentence que Salluste met dans la bouche de César; Quod omnia mala exempla bonis initiis orta sunt.
Ainsi que nous l'avons dit plus haut, les citoyens, qui dans une république se livrent à toute leur ambition, cherchent d'abord à se mettre à l'abri des atteintes non seulement des simples particuliers, mais même des magistrats. Ils essayent de se faire des amis, et, pour y parvenir, ils emploient des moyens en apparence légitimes, ils leur prêtent de l'argent dans le besoin ; ils les défendent des attaques des hommes puissants ; ces moyens, qui offrent l'apparence de la vertu, trompent facilement tous les yeux, et l'on ne songe point à porter remède au mal. Parvenus sans obstacles, par une conduite persévérante, à ce degré d'élévation, les ambitieux acquièrent une telle importance, qu'ils se font redouter des simples citoyens et respecter des magistrats. Arrivés à ce point sans qu'on se soit d'abord opposé à leur puissance, ils se trouvent tellement affermis, qu'il devient extrêmement dangereux de chercher même à les ébranler ; et j'en ai déjà dit les raisons en parlant du danger qu'il peut y avoir à tenter de détruire un abus qui a déjà jeté de profondes racines dans un gouvernement : car alors l'état des choses est tel qu'il faut ou tâcher de déraciner cet abus, au risque d'une ruine soudaine, ou le laisser croître, et se courber sous le joug d'une servitude inévitable, à moins que la mort ou quelque événement heureux ne vienne vous rendre à la liberté. Lorsque les citoyens et les magistrats mêmes tremblent devant un de leurs égaux, et qu'ils craignent de lui faire outrage, ainsi qu'à ses amis, ils sont bien près de rendre la justice ou de prodiguer les offenses au gré de ses caprices.
Ainsi, l'une des institutions les plus importantes d'un État doit être celle qui veille à ce que les citoyens, sous ombre de
faire le bien, ne puissent se livrer au mal, et qu'ils ne jouissent que de ce crédit qui peut être utile et non nuisible à la liberté, ce que nous discuterons en son lieu.

Discours sur la première décade de Tite-Live
CHAPITRE XVIII
LA MATIÈRE ET LA FORME.
Il faut un monarque pour triompher des féodaux.
On gouverne sans peine un État dont le peuple n'est pas corrompu : là où l'égalité existe il ne peut se former une principauté, et là où elle ne se trouve point on ne peut établir de république.

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Quoique je me sois déjà étendu sur ce qu'on doit espérer on craindre d'une ville corrompue, cependant il ne me parait pas hors de propos de m'arrêter sur une délibération du sénat relativement à un vœu qu'avait fait Camille, de consacrer à Apollon la dixième partie des dépouilles de Véïes. Ce butin était tombé entre les mains du peuple romain, et, comme il était désormais impossible d'en connaître le montant, le sénat rendit un décret pour obliger chaque citoyen à rapporter au trésor publie la dixième partie de ce qu'il avait enlevé. Quoique ce décret fût demeuré sans exécution, et que le sénat s'y fût pris d'une autre manière pour satisfaire tout à la fois Apollon et le peuple, néanmoins une telle résolution prouve combien on comptait sur la vertu de ce dernier, et jusqu'à quel point on était convaincu que personne n'oserait retenir la moindre partie de ce que la loi lui ordonnait de rapporter. D'un autre côté, on voit que jamais l'intention du peuple ne fut d'éluder la loi en donnant moins qu'il ne devait mais d'échapper à ce qu'elle prescrivait en témoignant publiquement son indignation contre ce décret. Cet exemple, et plusieurs autres que j'ai déjà rapportés font éclater les vertus et l'esprit religieux de ce peuple, et tout ce qu'on pouvait en espérer de bien.
Certes, là où cette vertu n'existe pas, on ne peut rien attendre de bon; c'est ainsi que de notre temps il ne faut nullement compter sur tant de contrées où règne la corruption, particulièrement sur l'Italie, quoique la France et l'Espagne soient loin d'être à l'abri de cette licence de mœurs. Si l'on ne voit pas dans ces deux royaumes autant de désordres qu'en enfante chaque jour l'Italie, il ne faut pas l'attribuer à des vertus qui leur sont en grande partie étrangères, mais à la présence d'un roi dont le bras maintient l'union dans l'État, et aux institutions non encore corrompues qui le régissent.
C'est en Allemagne surtout que ces vertus et cet esprit de religion éclatent à un haut degré parmi le peuple, et font que plusieurs États indépendants y vivent en liberté, observant leurs lois de manière à ce qu'elles ne redoutent ni les entreprises des étrangers, ni celles des habitants. Et pour prouver que la plupart des vertus antiques règnent encore dans ce pays, je veux en rapporter un exemple analogue à celui que j'ai cité plus haut du sénat et du peuple romain.
Lorsqu'il arrive que les républiques allemandes ont besoin d'obtenir une certaine somme d'argent pour les dépenses de l'État, il est d'usage que les magistrats ou les conseils chargés du gouvernement imposent tous les habitants de la ville à un ou à deux pour cent de ce que chacun possède. Cette mesure adoptée suivant les formes usitées dans l'État, chacun se présente devant le receveur des impositions ; il prête d'abord le serment de payer la taxe imposée, et il jette ensuite dans un coffre destiné à cet usage ce que, suivant sa conscience, il lui semble juste de payer, et il n'y a de témoin de ce payement que celui-là seul qui paye.
On peut conjecturer, par cet exemple, combien il existe encore parmi ces hommes de vertu et de religion. On doit en conclure également que chacun paye la véritable somme : car s'il ne la donnait pas, la contribution n'atteindrait pas la quantité détermi­née et communément obtenue : si quelqu'un s'exemptait de payer, la fraude ne serait pas longtemps sans être découverte, et dès qu'on s'en apercevrait, on aurait bientôt adopté quelque autre mesure.
Cette probité est d'autant plus admirable de nos jours, qu'elle est plus rare, et qu'elle n'existe plus, pour ainsi dire, que dans ces pays seuls. Il y en a deux raisons ; la première est qu'ils n'ont point eu de grand commerce avec leurs voisins, qui ne sont point venus chez eux, et chez lesquels ils ne sont point allés ; contents des biens qu'ils possèdent, ils se nourrissent des aliments, se vêtent des laines que produit leur sol natal ; ils n'ont eu ainsi aucun motif de rechercher ces relations, principe de toute corruption ; ils n'ont pu prendre les mœurs ni des Français, ni des Espagnols, ni des Italiens, toutes nations qu'on peut regarder comme les corruptrices de l'univers.
La dernière cause à laquelle ces républiques doivent la pureté de leurs mœurs et l'existence politique qu'elles ont conservée, c'est qu'elles ne sauraient souffrir qu'au­cun de leurs sujets se prétende gentilhomme ou vive comme s'il l'était. Ces sujets maintiennent au contraire parmi eux la plus parfaite égalité, et sont les ennemis déclarés de tous les seigneurs ou gentilshommes qui pourraient exister dans le pays ; et si le hasard en fait tomber quelques-uns entre leurs mains, ils les massacrent sans pitié, comme une source de corruption et de désordre.
Pour éclaircir ce que j'entends par le mot de gentilhomme, je dirai que l'on appelle ainsi ceux qui vivent, dans l'oisiveté, des produits de leurs biens ; qui coulent leurs jours dans l'abondance, sans nul souci pour vivre, ni d'agriculture, ni d'aucun autre travail. Ces hommes sont dangereux dans toutes les républiques et dans toits les États ; mais on doit redouter par-dessus tout ceux qui, outre les avantages que je viens de détailler, commandent à des châteaux et ont des vassaux qui leur obéissent. Le royaume de Naples, les terres de l'Église, la Romagne et la Lombardie offrent de toutes parts des deux espèces d'hommes ; c'est pourquoi il n'y a jamais eu dans ces contrées aucun gouvernement régulier, ni aucune existence politique, parce qu'une telle race est ennemie déclarée de toute institution civile. Vouloir introduire un gou­ver­nement dans un pays ainsi organisé, ce serait tenter l'impossible. Mais s'il était possible à quelqu'un d'y établir l'ordre, il ne le pourrait qu'en créant un roi. La raison en est que là où il existe tant de causes de corruption, la loi leur oppose une trop faible digue, il faut lui prêter l'appui d'une force plus irrésistible ; c'est dans la main d'un roi qu'elle réside ; c'est soit pouvoir absolu et sans limites qui peut mettre un frein à l'ambition excessive et à la corruption des hommes puissants.
L'exemple de la Toscane peut servir de preuve à ce que j'avance. Dans un espace de terrain très resserré, trois républiques ont subsisté pendant de longues années, Florence, Sienne et Lucques. Les autres villes de cette contrée n'ont point été tellement esclaves, qu'aidées de leur courage et des institutions qu'on y remarque encore, elles n'aient su maintenir leur liberté, ou entretenir du moins le désir de la conserver ; ce qui vient de ce qu'il n'existe dans ce pays aucun propriétaire de châ­teau, et qu'on n'y voit aucun gentilhomme, ou du moins qu'on en voit très peu, et qu'il y règne une telle égalité, qu'un homme sage et instruit de la constitution des anciennes républiques y introduirait facilement une existence légale. Mais le destin de cette contrée a été tellement malheureux que, jusqu'à ce jour, le sort n'a fait naître dans soit sein aucun homme qui ait pu ou qui ait su tenter une aussi belle entreprise.
On peut donc conclure de ce que je viens de dire que celui qui veut établir une république dans un pays où il existe un grand nombre de gentilshommes ne pourra y parvenir s'il ne les anéantit tous, et que celui qui prétend établir un royaume ou une principauté là où règne l'égalité, ne pourra réussir qu'en élevant au-dessus du niveau ordinaire les hommes d'un esprit ambitieux et remuant, et en les faisant gentils­hommes de fait, et non pas de nom seulement; en leur donnant des châteaux et des terres, en les environnant de faveurs, de richesses et de sujets : de sorte que, placé au milieu d'eux, il puisse appuyer sur eux son pouvoir, comme ils appuient sur lui leur ambition ; et que le reste soit contraint à souffrir un joug que la force, et nul autre sentiment, peut seule leur faire supporter. La force de l'oppresseur se trouvant en proportion avec celle de l'opprimé, chacun reste à la place où l'a jeté le sort.
Mais comme établir une république dans un pays propre à faire un royaume, ou un royaume dans une contrée susceptible de devenir une république, est l'entreprise d'un homme d'un rare génie ou d'une puissance sans bornes, beaucoup d'hommes l'ont tenté, peu d'entre eux ont su réussir. La grandeur de l'entreprise épouvante la plupart des hommes, ou leur suscite de tels embarras, qu'ils échouent dès les commen­cements.
Peut-être regardera-t-on comme une chose contraire à ce que j'avance - qu'on ne peut établir de république là où il existe un grand nombre de gentilshommes, - l'exemple de Venise, où l'on n'élève aux charges de l'État que ceux qui sont gentilshommes,
Mais je répondrai que cet exemple n'est point une objection parce que dans cette république les gentilshommes le sont plus de nom que de fait, attendu qu'ils n'ont point de grands revenus en biens-fonds, toutes leurs plus grandes richesses consistant en marchandises et en bien mobiliers ; d'ailleurs nul d'entre eux ne possède de châteaux, et n'a de sujets sous sa juridiction, ce nom de gentilhomme n'est pour eux qu'un titre de dignité et de considération, qui n'est fondé sur aucun de ces avantages que dans les autres villes on attache au titre de gentilhomme. Et comme dans toutes les autres républiques les rangs de la société sont marquée, par des dénominations diverses, ainsi Venise se divise en gentilshommes et en bourgeois, et veut que les uns possèdent ou du moins puissent posséder tous les honneurs, et que les autres en soient entièrement exclus. J'ai expliqué les causes pour lesquelles il n'en résulte aucun désordre dans l'État.
Que celui qui veut fonder une république l'établisse donc là où règne ou peut régner une grande égalité, qu'il fonde, au contraire, une principauté là où l'inégalité existe, autrement il donnera naissance à un État sans proportions dans son ensemble, et qui ne pourra subsister longtemps.

Discours sur la première décade de Tite-Live
CHAPITRE XIX
SAGESSE DU PEUPLE.
La multitude est plus sage et plus constante qu'un prince.

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Tite-Live et tous les autres historiens affirment qu'il n'y a rien de plus inconstant et de plus léger que la multitude. Souvent dans le récit qu'ils font des actions des hommes, on voit la multitude, après avoir condamné quelqu'un à mort, le pleurer bientôt et l'appeler de tous ses regrets. C'est ainsi que Rome se conduisit envers Manlius Capitolinus, qu'elle regretta amèrement après lui avoir arraché la vie. Voici quelles sont à ce sujet les paroles de l'historien; Populum brevi, posteaquam ab eo periculum nullum erat, desiderium ejus tenuit. Et dans un autre endroit, lorsqu'il raconte les événements qui suivirent à Syracuse la mort d'Hiéronyme, petit-fils d'Hiéron, il dit : Hoec nature multitudinis est, aut humiliter servit, aut superbe dominatur.
Je ne sais si ce n'est point entreprendre une tâche pénible et tellement remplie de difficultés, que je sois obligé ou de l'abandonner honteusement, ou de la poursuivre au risque de succomber sous le fardeau, que de m'efforcer de défendre une cause qui, ainsi que je viens de le dire, a été attaquée par tous les historiens. Mais, quoi qu'il en soit, je ne regarderai jamais comme un tort de s'appuyer de la raison pour combattre une opinion, lorsqu'on n'y veut employer ni l'autorité ni la force.
Je dirai donc que le défaut dont les historiens accusent la multitude peut être imputé aux hommes en général, et aux princes en particulier; en effet, tous ceux que ne retient pas l'autorité des lois se livreraient aux mêmes erreurs que la multitude sans frein. On peut facilement s'en convaincre; il y a eu et il existe encore beaucoup de princes, mais on en compte parmi eux bien peu de bons ou de sages. Je parle ici des princes qui pouvaient briser tous les freins qui auraient été capables de les retenir. Je n'y comprends pas les rois que vit naître l'Égypte, lorsque ce royaume si ancien se gouvernait sous l'empire des lois, ni ceux que Sparte a produits ; ni ceux qui de notre temps ont vu la lumière en France, dans ce royaume où les lois ont plus de puissance que dans aucun des empires qui existent de nos jours.
Les rois qui naissent sous de semblables institutions ne sauraient être comptés parmi ceux dont on puisse examiner le caractère naturel pour le comparer à celui de la multitude, parce qu'on ne saurait leur opposer qu'une multitude également soumise aux lois, dont les bonnes qualités seront aussi grandes que les leurs, et qui ne montrera ni orgueil dans le. pouvoir, ni bassesse dans la servitude. C'est ainsi que parut le peuple romain tant que la république eut des mœurs pures ; jamais il n'obéit d'une manière vile et lâche, et ne commanda avec orgueil; mais, dans ses rapports avec les différents ordres et avec ses magistrats, il sut garder honorablement le rang qu'il tenait dans l'État. Fallait-il se soulever contre un factieux puissant; il ne balançait pas. Manlius, les décemvirs, tous ceux qui tentèrent d'opprimer la république, en offrent une preuve. Fallait-il obéir, pour le salut commun, au dictateur ou aux consuls; les magistrats étaient assurés de son obéissance.
Il ne faut pas s'étonner si le peuple romain regretta la mort de Manlius Capitolinus. C'était ses grandes qualités dont il déplorait la perte, ces qualités si écla­tantes, et dont le souvenir excitait les regrets universels. Elles auraient eu le même empire sur un prince; car tous les historiens s'accordent à penser qu'on admire et qu'on loue la vertu jusque dans ses ennemis mêmes. Si Manlius avait revu le jour, le peuple romain aurait encore rendu contre lui le même jugement ; il l'eût, comme alors, arraché de sa prison et livré au supplice. On a vu néanmoins des princes réputés sages se souiller du sang de ceux qu'ils aimaient et se livrer ensuite aux plus amers regrets comme Alexandre, après la mort de Clytus et de quelques autres de ses amis; comme Hérode, après celle de Mariamne.
Mais ce que dit notre historien du caractère de la multitude ne concerne pas celle que gouvernent les lois, comme on le voit des Romains, mais celle qui s'abandonne sans frein à tous ses mouvements, comme le peuple de Syracuse, et qui se précipite dans tous les excès où se plongent des hommes effrénés et furieux, tels qu'Alexandre et Hérode dans les circonstances dont j'ai parlé.
Ainsi l'on ne doit pas accuser le caractère de la multitude plus que celui des princes ; tous sont sujets aux mêmes erreurs quand rien ne les empêche de se livrer à leurs passions. Et combien ne pourrais-je pas encore citer d'exemples à l'appui de tous ceux que j'ai déjà rapportés! Combien d'empereurs romains, de tyrans et de rois ont déployé plus d'inconstance et de légèreté dans le cours de leur vie, que n'en n'offre le peuple le plus frivole!
Ainsi, je conclus contre cette opinion générale, qui veut que les peuples, lorsqu'ils sont les maîtres, soient toujours légers, inconstants et ingrats, en soutenant que ces défauts ne leur sont pas plus naturels qu'aux princes. Accuser à la fois et le peuple et les princes, c'est avancer une vérité ; mais on se trompe si l'on excepte les princes. Un peuple qui commande, sous l'empire d'une bonne constitution, sera aussi stable, aussi prudent, aussi reconnaissant qu'un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D'un autre côté, un prince qui a su se délivrer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. La différence qu'on peut remarquer dans leur conduite ne provient pas du caractère, qui est semblable dans tous les hommes, et qui sera même meilleur dans le peuple ; mais de ce que le respect pour les lois sous lesquelles ils vivent réciproquement est plus ou moins profond. Si. l'on étudie le peuple romain, on le verra pendant quatre cents ans ennemi de la royauté, mais passionné, pour la gloire et la prospérité de sa patrie ; et l'on trouvera dans toute sa conduite une foule d'exemples qui viennent à l'appui de ce que j'avance.
On m'objectera peut-être l'ingratitude dont il usa envers Scipion ; mais je ne ferai que répéter ce que j'ai déjà exposé au long sur ce sujet dans un des précédents chapitres, OU j'ai prouvé que les peuples sont moins ingrats que les princes. Quant à la sagacité et à la constance, je soutiens qu'un peuple est plus prudent, moins volage et d'un sens plus droit qu'un prince. Et ce n'est pas sans raison que l'on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit, en effet, l'opinion universelle produire des effets si merveilleux dans ses prédictions, qu'il semble qu'une puissance occulte lui fasse prévoir et les biens et les maux. Quant au jugement que porte le peuple sur les affaires, il est rare, lorsqu'il entend deux orateurs qui soutiennent des opinions opposées, mais dont le talent est égal, qu'il n'embrasse pas soudain la meilleure, et ne prouve point ainsi qu'il est capable de discerner la vérité qu'il entend. Si, comme je l'ai dit, il se laisse quelquefois séduire par les résolutions qui montrent de la hardiesse, ou qui présentent une apparence d'utilité combien plus souvent encore un prince n'est-il pas entraîné par ses propres Passions, qui sont bien plus nombreuses et plus irrésistibles que celles du peuple! Dans l'élection de ses magistrats, on voit encore ce dernier faire de bien meilleurs choix qu'un prince ; et jamais on ne persuadera au peuple d'élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l'infamie de ses mœurs, tandis qu'il y a mille moyens de le persuader à un prince. Lorsqu'un peuple a pris quelque institution en horreur, on le voit persister des siècles dans sa haine : cette constance est inconnue chez les princes ; et sur deux points le peuple romain me servira encore d'exemple.
Pendant cette longue suite de siècles qui furent témoins de tant d'élections de consuls et de tribuns, on n'en connaît pas quatre dont ]Rome ait eu lieu de se repentir. Et, comme je l'ai dit, sa haine pour le nom de roi était tellement invétérée, que quelque éclatants que fussent les services d'un citoyen, dès qu'il tenta d'usurper ce nom, il ne put échapper aux supplices.
D'ailleurs, les États gouvernés populairement font en bien moins de temps des conquêtes plus rapides et bien plus étendues que ceux où règne un prince : comme on le voit par l'exemple de Rome après l'expulsion des rois et par celui d'Athènes dès qu'elle eut brisé le joug de Pisistrate. Cela ne provient-ils pas de ce que le gouverne­ment des peuples est meilleur que celui des rois ? Et qu'on ne m'oppose point ici ce que dit notre historien dans le texte que j'ai déjà cité, et dans une foule d'autres passages ; mais qu'on parcours tous les excès commis par les peuples, et ceux où les princes se sont plongés, toutes les actions glorieuses exécutées par les peuples, et celles qui sont dues à des princes, et l'on verra combien la vertu et la gloire des peuples l'emportent sur celles des princes. Si les derniers se montrent supérieurs aux peuples pour former un code de lois, créer les règles de la, vie civile, établir des institutions ou des ordonnances nouvelles, les peuples à leur tour sont tellement Supérieurs dans leur constance à maintenir les constitutions qui leur sont données, qu'ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs.
Enfin, et pour épuiser ce sujet, je dirai que si des monarchies ont duré pendant une longue suite de siècles, des républiques n'ont pas existé moins longtemps, mais que toutes ont eu besoin d'être gouvernées par les lois; car un prince qui peut se livrer à tous ses caprices est ordinairement un insensé ; et un peuple qui peut tout ce qu'il veut se livre trop souvent à d'imprudentes erreurs. Si donc il s'agit d'un prince soumis aux lois et d'un peuple qu'elles enchaînent, le peuple fera briller des vertus supérieures à toutes celles des princes ; si, dans ce parallèle, on les considère comme affranchis également de toute contrainte, on verra que les erreurs du peuple sont moins. nombreuses que celles des princes ; qu'elles sont moins grandes, et qu'il est plus facile d'y remédier. Les discours d'un homme sage peuvent ramener facilement dans la bonne voie un peuple égaré et livré à tous les désordres; tandis qu'aucune voix n'ose s'élever pour éclairer un méchant prince ; il n'existe qu'un seul remède, le fer. Quel est celui de ces deux gouvernements qu'un mal plus grand dévore? La gravité du remède l'indique. Pour guérir le mal du peuple, il suffit de quelques paroles ; il faut employer le fer pour extirper celui des princes. Il est donc facile de juger que là sont les plus grands maux où les plus grands remèdes sont nécessaires.
Quand un peuple est livré à toutes les fureurs des commotions populaires, ce ne sont pas ses emportements qu'on redoute : on n'a pas peur du mal présent, mais on craint ses résultats pour l'avenir; on tremble de voir un tyran s'élever du sein des désordres. Sous les mauvais princes, c'est le contraire que l'on redoute ; c'est le mal présent qui fait trembler 1 l'espoir est tout dans l'avenir; les hommes espèrent que de ses excès pourra naître la liberté. Ainsi, la différence de l'un à Vautre est marquée par celle de la crainte et de l'espérance.
La cruauté de la multitude s'exerce sur ceux qu'elle soupçonne de vouloir usurper le bien de tous ; celle du prince poursuit tous ceux qu'il regarde comme ennemis de son bien particulier. Mais l'opinion défavorable que l'on a du peuple ne prend sa source que dans la liberté avec laquelle on en dit du mal sans crainte, même lorsque c'est lui qui gouverne; au lieu qu'on ne peut parler des princes sans mille dangers et sans s'environner de mille précautions.
Je ne crois donc pas inutile, puisque mon sujet m'y conduit, d'examiner dans le chapitre suivant quelles sont les alliances sur lesquelles on peut le plus s'appuyer, ou celles que l'on fait avec une république, ou celles que l'on contracte avec un prince.
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