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VI.2.Les quatre types de corps musicalPour aller droit à mes conclusions, je propose de distinguer quatre grands types de corps musicaux, ou, plus exactement, 1+3. VI.2.a.Corps musical avorté et virtuoseIl y a d’abord un premier type, qu’il faudrait en vérité compter comme type 0 plutôt que type n° 1, qui serait un corps musical avorté. Il s’agit ici de prendre en compte ce type d’œuvres où le moment-faveur convoque l’existence possible d’un corps musical pour ensuite n’en plus soutenir l’existence et la rabattre à l’affirmation triomphante d’un simple corps musicien. Voir par exemple le début du troisième concerto pour violon de Saint-Saëns. L’attaque est ici saisissante : on entend le crin de l’archet qui frotte, râpe, met en branle musicalement les cordes, qui arrache la musique aux bruits de l’instrument, violence savoureuse. Puis cet appel et cette levée se perdent en un discours musicalement académique qui, rétroactivement, éclaire cette attaque comme un simple effet, comme une accroche astucieuse, comme un piment délectable sans conséquence ultérieure si ce n’est de nouvelles affirmations d’un corps musicien déchaîné. On peut appeler ce corps musical le corps virtuose à condition d’entendre ici par virtuose un mode de présentation académique du corps musicien par opposition avec le type suivant, où l’exposition du corps musicien va payer le prix de son exhibition. VI.2.b.Corps musical exhibé et inspiréLe type suivant de corps musical, je l’appellerai le corps exhibé. Cette fois, l’opération constitutive du corps musical va consister à exhiber le corps musicien (le corps à corps de l’instrumentiste et de l’instrument) en une figure qui affecte le corps virtuose d’une marque de douleur : non plus le triomphe détaché de la maîtrise instrumentale mais la figure d’un corps inspiré et transi par ce qui le traverse. Le corps musicien reste ici à l’avant-scène. C’est lui qui est posé comme garant de l’existence musicale. Mais ce qui indexe la présence de la musique après le moment-faveur est la douleur que ce corps musicien supporte désormais, dans la continuation de l’œuvre. J’appellerai ce corps le corps inspiré. Là où le corps avorté et virtuose déroulait une mécanique inusable et satisfaite de sa complétude, le corps exhibé et inspiré expose son tourment d’être mis à l’épreuve d’une musique plus grande que lui, venant le frapper, le terrasser, lui commander ce qu’il ne saurait faire mais que malgré tout il doit faire. Beaucoup d’œuvres romantiques relèvent de ce registre du corps inspiré, par exemple dans un admirable passage à la fin de la première Ballade de Chopin. Il me semble que quelque chose d’une profonde insatisfaction de ces élans s’expose là : on est ici la proie d’affects passifs, comme dirait Spinoza, et donc d’élans qui vous laissent insatisfaits car ils n’appellent que leur retour à l’identique sans être à même de transformer effectivement la situation musicale où ils interviennent. On pourrait dire aussi, dans un vocabulaire plus lacanien : il y a là, en cette passion, en ce passionnément, comme une sorte de « peine à jouir ». Cette insatisfaction musicale tient, me semble-t-il, à ce traitement musical du corps musicien où celui-ci n’est pas mis à l’écart, à distance mais au contraire élevé sur l’estrade (dressé sur un calvaire…) pour exhiber les convulsions dont il est l’objet et qui attestent seules que la musique est là, à l’œuvre, qui le transit en lui dictant sa loi. Je pourrais prendre d’autres exemples, tirés cette fois du jazz, s’il est vrai que l’improvisation est la scène privilégiée des corps tordus par l’inspiration : ainsi de deux modes de jeu pianistique bâtis sur le même décalage infime entre mains gauche et droite dans le cadre de cette logique archaïsante de la pompe (stride). Le premier relèverait du corps virtuose, faiseur d’effets (Eroll Garner : Autumn Leaves) ; le second renverrait au corps inspiré, tordu par la musique (Thelonius Monk : Don’t blame me). VI.2.c.Corps musical forclos et exécutantType n° 2 de corps musical (le troisième présenté), c’est ce que j’appellerai le corps exécutant. On a ici affaire à ce style de pensée que j’appelle constructiviste. L’idée est ici de purement et simplement effacer le corps musicien, c’est-à-dire le corps à corps entre instrumentistes et instruments. Il ne s’agit pas seulement de le tenir à distance des tréteaux, de l’oublier pour se tourner vers la musique mais bien plus encore d’oublier cet oubli, de forclore (et pas seulement refouler) son existence. Il s’agit que la maîtrise musicale s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’elle fait la preuve de sa capacité à effacer tout pathos instrumental, à dissiper toute trace d’un vibrato du corps à corps. On n’est pas ici dans la position académique relevée en première position car il s’agit ici d’une forclusion, donc bel et bien d’un traitement du corps musicien et non pas d’une inconséquence ou d’un laisser faire. Il en va bien d’un corps musical en ce qu’il s’agit de diriger le (ou les) corps musicien(s) en sorte qu’il(s) soi(en)t entièrement subordonné(s) au résultat musical attendu. Pour donner un exemple simple, les interprétations par Pierre Boulez de bien des pages sont saisissantes par la minutie de leur lecture, l’exactitude de leur rendu (et qui les entend pour la première fois ne peut qu’être redevable au chef d’ainsi restituer ce qui, avant lui, n’avait jamais pu être entendu d’une partition — je songe, par exemple, au nouvel enregistrement qu’il a réalisé il y a quelques années de Moïse et Aron… —). On peut articuler à cela la coda du second Livre de Structures pour deux pianos de Pierre Boulez car j’entends cette fin comme le violent retour d’un refoulé (il faudrait plutôt dire, pour suivre la métaphore psychanalytique et se situer dans les psychoses plutôt que dans les névroses, le moment de crise exaltée d’un maniaco-dépressif), l’explosion d’un corps à corps soigneusement effacé jusque-là au profit de structures exécutées au plus juste, dans une importante abstraction de leur état instrumental. VI.2.d.Corps musical retiré et interprétantAprès le corps de l’inspiration musicale, puis le corps de l’exécution musicale, vient le dernier corps musical qui est celui qui me tient le plus à cœur. De quoi s’agit-il ici ? Il s’agit que le corps musical se constitue par mise à juste distance du corps musicien. La constitution de cette juste distance, qui peut aussi s’appeler légitimement refoulement du corps musicien, ou effacement, ou retrait, je l’appellerai indifférenciation ou neutralisation de ce corps musicien. Les exemples les plus canoniques relèvent de la musique de Jean-Sébastien Bach. Cette musique met en œuvre une puissance d’indifférenciation instrumentale qui consiste non pas à ignorer les particularités des corps musiciens (en particulier des corps instrumentaux) mais bien plutôt à les mettre de côté en connaissance de cause, sciemment, en sorte que cette mise de côté devienne un enjeu musical de l’œuvre et non pas une opération secondaire ou marginale. Dans le duo Qui sedes ad dextram patris de la Messe en si, l’idée est que les mêmes phrases musicales passent à travers deux corps musiciens de natures très différentes (le corps de l’altiste et celui du hautbois d’amour) en sorte d’exhausser la musique qui reste, par dépôt de ces particularités. Ceci rejoint le travail polyphonique et contrapuntique de Bach qui affirme l’égalité des voix par-delà leurs différences empiriques (de timbres, de registres…). Pour que se constitue une pluralité harmonieuse des voix (comment mieux nommer cela que du beau nom de justice ?), il faut l’égalité des voix, et ceci passe par un refoulement des corps musiciens en leurs particularismes. Il faut que se déposent, à l’entrée de la polyphonie, les spécificités des corps musiciens pour que le grand corps musical déploie sa puissance. Dans la première Sonate pour flûte et continuo de Jean-Sébastien Bach, le moment-faveur tient à quelques mesures qui ont le privilège unique de révéler l’être même de la flûte (j’entends ici par flûte non pas le simple instrument mais bien sûr, conformément à mes thèses, le corps à corps d’un instrumentiste — ici soufflant — et d’un instrument — ici résonnant). On voit apparaître le souffle du corps musicien grâce à la distension des registres au milieu d’un legato comme on discerne la trame sous-jacente d’un tissu en en distendant provisoirement les mailles avant de le laisser ensuite reprendre sa forme primitive. Cet exemple ne disconvient pas à l’indifférence instrumentale (quoiqu’il mette à jour une particularité instrumentale de la flûte) en ce qu’il laisse ensuite le tissu reprendre sa forme usuelle. Le résultat est qu’on écoute la suite de l’œuvre autrement qu’on ne l’écoutait avant ce moment : avec le souvenir de ce souffle tentant de franchir de vastes intervalles dans une continuité de geste difficile à maintenir dans des degrés fortement disjoints. Ce moment-faveur est symptôme de ce qui est ignoré avant lui puis, après, refoulé ; et la musique peut affirmer sa puissance d’avoir affirmé ce qui supportait cette phrase mais ne devait pas occuper durablement le devant de la scène. En un sens, ce moment invente une singularité de la flûte (entendue cette fois comme corps musical) en ce que l’apparition fugace du corps musicien en ses particularités est mise au service, par son effacement même, de tous les autres instants où ces particularités ne sont plus en avant mais retirées. C’est aussi dire qu’il ne s’agit pas ici de montrer localement quelque effet de la flûte (en l’occurrence quelque effet bruissant, résultant du souffle qu’elle convoque 4). On est au plus loin de l’effet sonore. Pour mieux le comprendre, je citerai le début d’Igitur : « Quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, il dit « Pas encore ! ». Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière ». Il s’agit ici de causer l’ombre en soufflant la lumière, c’est-à-dire de causer la musique en agitant le corps musicien. Le corps musical est ici exemplairement le mouvement de neutralisation du corps musicien en sorte d’instaurer une distance, une tension, un écart vers la musique. Cette distance est proprement ce que je nomme le corps musical. Si bien que, dans l’exemple précédent de Jean-Sébastien Bach, on peut dire que le moment-faveur, émergence de la flûte comme corps musicien particulier, ouvre à une singularisation de la flûte, cette fois comme corps musical. Au total, on a donc musicalement affaire à quatre corps musicaux : — un corps avorté et virtuose, — un corps exhibé et inspiré, — un corps forclos et exécutant, — un corps retiré et interprétant. |
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