Essais et conférences







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Henri Bergson (1919)


L’énergie spirituelle
ESSAIS ET CONFÉRENCES

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,

professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi

Courriel: mgpaquet@videotron.ca
dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm




Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers à la retraite du Cégep de Chicoutimi

à partir de :


Henri Bergson (1919)
L'énergie spirituelle. Essais et conférences.

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Henri Bergson (1859-1941), L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919). Textes et conférences publiés entre 1901 et 1913. Première édition : 1919. Paris: Les Presses universitaires de France, 1967, 132e édition, 214 pp. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine.


Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les citations : Times 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée mercredi le 17 juillet 2003 à Chicoutimi, Québec.

Table des matières

Avant-propos

Chapitre I : La conscience et la vie
(Conférence Huxley, faite à l'Université de Birmingham, le 29 mai 1911)
Les grands problèmes. - La déduction, la critique et l'esprit de système. - Les lignes de faits. - Conscience, mémoire, anticipation. - Quels sont les êtres conscients ? - La faculté de choisir. - Conscience éveillée et conscience endormie. -Conscience et imprévisibilité. - Mécanisme de l'action libre. -Tensions de durée. - L'évolution de la vie. - L'homme. -L'activité créatrice. - Signification de la joie. - La vie morale. -La vie sociale. - L'au-delà.
Chapitre II : L'âme et le corps
(Conférence faite à Foi et Vie, le 28 avril 1912)
La thèse du sens commun. - La thèse matérialiste. - Insuffisance des doctrines. - Origines métaphysiques de l'hypothèse d'un parallélisme ou d'une équivalence entre l'activité cérébrale et l'activité mentale. - Que dit l'expérience ? - Rôle probable du cerveau. - Pensée et pantomime. - L'attention à la vie. - Distraction et aliénation. - Ce que suggère l'étude de la mémoire et plus particulièrement de la mémoire des mots. - Où se conservent les souvenirs ? - De la survivance de l'âme
Chapitre III : « Fantômes de vivants » et « recherche psychique »
(Conférence faite à la Society for psychical Research de Londres, le 28 mai 1913)
Préventions contre la « recherche psychique ». - La télépathie devant la science. - Télépathie et coïncidence. - Caractère de la science moderne. - Objections élevées contre la recherche psychique au nom de la science. - Métaphysique impliquée dans ces objections. - Ce que donnerait une étude directe de l'activité spirituelle. - Conscience et matérialité. - Avenir de la recherche psychique
Chapitre IV : Le rêve
(Conférence faite à l'Institut général psychologique, le 26 mars 1901)
Rôle des sensations visuelles, auditives, tactiles, etc., dans le rêve. - Rôle de la mémoire. - Le rôle est-il créateur ? - Mécanisme de la perception dans le rêve et dans la veille : analogies et différences. - Caractéristique psychologique du sommeil. - Désintéressement et détente. - L'état de tension
Chapitre V : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance
(Étude parue dans la Revue philosophique de décembre 1908)
Description de la fausse reconnaissance. - Traits qui la distinguent : 1˚ de certains états pathologiques ; 2˚ de la reconnaissance vague ou incertaine. - Trois systèmes d'explication, selon qu'on voit dans la fausse reconnaissance un trouble de la représentation, du sentiment ou de la volonté. - Critique de ces théories. - Principe d'explication proposé pour tout un ensemble de troubles psychologiques. - Comment se forme le souvenir. - Le souvenir du présent. - Dédoublement du présent en perception et souvenir. - Pourquoi ce dédoublement est ordinairement inconscient. - Comment il redevient conscient. -Effet d'une « inattention à la vie ». - L'insuffisance d'élan.
Chapitre VI : L'effort intellectuel
(Étude parue dans la Revue philosophique de janvier 1902)
Quelle est la caractéristique intellectuelle de l'effort intellectuel ? - Les divers plans de conscience et le mouvement de l'esprit qui les traverse. - Analyse de l'effort de mémoire : rappel instantané et rappel laborieux. - Analyse de l'effort d'intellection : interprétation machinale et interprétation attentive. - Analyse de l'effort d'invention : le schéma, les images et leur adaptation réciproque. - Résultats de l'effort. -Portée métaphysique du problème.
Chapitre VII : Le cerveau et la pensée :

une illusion philosophique
(Mémoire lu au Congrès de philosophie de Genève en 1904 et publié dans la Revue de métaphysique et de morale sous le titre : Le paralogisme psycho-physiologique)
Équivalence admise par certaines doctrines entre le cérébral et le mental. - Peut-on traduire cette thèse soit en langage idéaliste soit en langage réaliste ? - Expression idéaliste de la thèse : elle n'évite la contradiction que par un passage inconscient au réalisme. - Expression réaliste de la thèse : elle n'échappe à la contradiction que par un glissement inconscient à l'idéalisme. -Oscillations répétées et inconscientes de l'esprit entre l'idéalisme et le réalisme. - Illusions complémentaires qui renforcent l'illusion fondamentale.

Henri Bergson (1919)
L'énergie spirituelle
Essais et conférences

Paris: Les Presses universitaires de France, 1967, 214 pages

Collection : bibliothèque de philosophie contemporaine
132e édition.

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L’énergie spirituelle. Essais et conférences (1919)

Avant-propos
Par Henri Bergson (1919)

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Depuis longtemps nos amis voulaient bien nous engager à réunir en volume des études parues dans divers recueils et dont la plupart étaient devenus introuvables. Ils nous faisaient observer que plusieurs avaient été traduites et éditées séparément, dans divers pays, en forme de brochure : l'une d'elles ( l'Introduction à la métaphysique) était maintenant à la disposition du public en sept ou huit langues différentes, mais non pas en français. Il y avait d'ailleurs, dans le nombre, des conférences données à l'étranger et qui n'avaient pas été publiées en France. Telle d'entre elles, faite en anglais, n'avait jamais paru dans notre langue.
Nous nous décidons à entreprendre la publication qu'on nous a si souvent conseillée en termes si bienveillants. Le recueil formera deux volumes. Dans le premier sont groupés des travaux qui portent sur des problèmes déterminés de psychologie et de philosophie. Tous ces problèmes se ramènent à celui de l'énergie spirituelle ; tel est le titre que nous donnons au livre. Le second volume comprendra les essais relatifs à la méthode, avec une introduction qui indiquera les origines de cette méthode et la marche suivie dans les appli­cations.

L’énergie spirituelle. Essais et conférences (1919)

Chapitre I

La conscience et la vie

Conférence Huxley 1, faite à l’Université de Birmingham,
le 29 mai 1911

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Quand la conférence qu'on doit faire est dédiée à la mémoire d'un savant, on peut se sentir gêné par l'obligation de traiter un sujet qui l'eût plus ou moins intéressé. Je n'éprouve aucun embarras de ce genre devant le nom de Huxley. La difficulté serait plutôt de trouver un problème qui eût laissé indifférent ce grand esprit, un des plus vastes que l'Angleterre ait produits au cours du siècle dernier. Il m'a paru toutefois que la triple question de la conscience, de la vie et de leur rapport, avait dû s'imposer avec une force particulière à la réflexion d'un naturaliste qui fut un philosophe ; et comme, pour ma part, je n'en connais pas de plus importante, c'est celle-là que j'ai choisie.
Mais, au moment d'attaquer le problème, je n'ose trop compter sur l'appui des systèmes philosophiques. Ce qui est troublant, angoissant, passionnant pour la plupart des hommes n'est pas toujours ce qui tient la première place dans les spéculations des métaphysiciens. D'où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? Voilà des questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systè­mes. Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systématique interpose d'autres problèmes. « Avant de chercher la solution, dit-elle, ne faut-il pas savoir comment on la cherchera ? Étudiez le mécanisme de votre pen­sée, discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serez assurés de la valeur de l'instrument, vous verrez à vous en servir. » Hélas ! ce moment ne viendra jamais. Je ne vois qu'un moyen de savoir jusqu'où l'on peut aller : c'est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance que nous cherchons est réellement instructive, si elle doit dilater notre pensée, toute analyse préalable du mécanisme de la pensée ne pourrait que nous montrer l'impossibilité d'aller aussi loin, puisque nous aurions étudié notre pensée avant la dilatation qu'il s'agit d'obtenir d'elle. Une réflexion prématurée de l’esprit sur lui-même le découragera d'avancer, alors qu'en avançant pure­ment et simplement il se fût rapproché du but et se fût aperçu, par surcroît, que les obstacles signalés étaient pour la plupart des effets de mirage. Mais supposons même que le métaphysicien ne lâche pas ainsi la philosophie pour la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l'ombre. Trop souvent, quand il arrive devant le problème de l'origine, de la nature et de la destinée de l'homme, il passe outre pour se transporter à des questions qu'il juge plus hautes et d'où la solution de celle-là dépendrait . il spécule sur l'existence en général, sur le possible et sur le réel, sur le temps et sur l'espace, Sur la spiri­tualité et sur la matérialité ; puis il descend, de degré en degré, à la conscience et à la vie, dont il voudrait pénétrer l'essence. Mais qui ne voit que ses spécu­lations sont alors purement abstraites et qu'elles portent, non pas sur les choses mêmes, mais sur l'idée trop simple qu'il se fait d'elles avant de les avoir étudiées empiriquement ? On ne s'expliquerait pas l'attachement de tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n'avait le triple avantage de flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l'illusion de la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théorie très géné­rale, à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétro­spectivement dans l'idée tout ce que l'expérience aura enseigné de la chose : il prétendra alors avoir anticipé sur l'expérience par la seule force du raisonne­ment, avoir embrassé par avance dans une conception Plus vaste les concep­tions plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à conserver, auxquelles on arrive par l'approfondissement des faits. Comme, d'autre part, rien n'est plus aisé que de raisonner géométriquement, sur des idées abstraites, il construit sans peine une doctrine où tout se tient, et qui paraît s'imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu'on a opéré sur une idée schématique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité. Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l'objet sans s'inquiéter des principes dont il paraît dépen­dre ! Elle n'ambitionnerait plus une certitude immédiate, qui ne peut être qu'éphémère. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle à la lumière. Portés par une expérience de plus en plus vaste à des probabilités de plus en plus hautes, nous tendrions, comme à une limite, vers la certitude définitive.
J'estime, pour ma part, qu'il n'y a pas de principe d'où la solution des grands problèmes puisse se déduire mathématiquement. Il est vrai que je ne vois pas non plus de fait décisif qui tranche la question, comme il arrive en physique et en chimie. Seulement, dans des régions diverses de l'expérience, je crois apercevoir des groupes différents de faits, dont chacun, sans nous donner la connaissance désirée, nous montre une direction où la trouver. Or, c'est quelque chose que d'avoir une direction. Et c'est beaucoup que d'en avoir plusieurs, car ces directions doivent converger sur un même point, et ce point est justement celui que nous cherchons. Bref, nous possédons dès à présent un certain nombre de lignes de faits, qui ne vont pas aussi loin qu'il faudrait, mais que nous pouvons prolonger hypothétiquement. Je voudrais suivre avec vous quelques-unes d'entre elles. Chacune, prise à part, nous conduira à une conclusion simplement probable ; mais toutes ensemble, par leur convergence, nous mettront en présence d'une telle accumulation de probabilités que nous nous sentirons, je l'espère, sur le chemin de la certitude. Nous nous en rappro­cherons d'ailleurs indéfiniment, par le commun effort des bonnes volontés associées. Car la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre systé­matique d'un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches. Elle progressera comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration.

Voici la première direction où nous nous engagerons. Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment pré­sente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut man­quer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matiè­re que c'est « un esprit instantané », ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire -conservation et accumula­tion du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continu­ellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu'est-ce que la conscience est appelée à faire ?
Pour répondre à la question, demandons-nous quels sont les êtres con­scients et jusqu'où le domaine de la conscience s'étend dans la nature. Mais n'exigeons pas ici l'évidence complète, rigoureuse, mathématique ; nous n'ob­tiendrions rien. Pour savoir de science certaine qu'un être est conscient, il faudrait pénétrer en lui, coïncider avec lui, être lui. Je vous défie de prouver, par expérience ou par raisonnement, que moi, qui vous parle en ce moment, je sois un être conscient. Je pourrais être un automate ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant ; les paroles mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment. Toutefois, si la chose n'est pas impossible, vous m'avouerez qu'elle n'est guère probable. Entre vous et moi il y a une ressemblance extérieure évidente ; et de cette ressemblance extérieure vous concluez, par analogie, à une similitude interne. Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu'une pro­babilité ; mais il y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la certitude. Suivons donc le fil de l'analogie et cherchons jusqu'où la conscience s'étend, en quel point elle s'arrête.
On dit quelquefois : « La conscience est liée chez nous à un cerveau ; donc il faut attribuer la conscience aux êtres vivants qui ont un cerveau, et la refuser aux autres. » Mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation. En raisonnant de la même manière, on dirait aussi bien : « La digestion est liée chez nous à un estomac ; donc les êtres vivants qui ont un estomac digèrent, et les autres ne digèrent pas. » Or on se tromperait gravement, car il n'est pas nécessaire d'avoir un estomac, ni même d'avoir des organes, pour digérer : une amibe digère, quoiqu'elle ne soit qu'une masse protoplasmique à peine diffé­renciée. Seulement, à mesure que le corps vivant se complique et se perfec­tionne, le travail se divise ; aux fonctions diverses sont affectés des organes différents ; et la faculté de digérer se localise dans l'estomac et plus générale­ment dans un appareil digestif qui s'en acquitte mieux, n'ayant que cela à faire. De même, la conscience est incontestablement liée au cerveau chez l'homme : mais il ne suit pas de là qu'un cerveau soit indispensable à la conscience. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans la masse d'un organisme moins différencié : ne devons-nous pas supposer que si, au sommet de l'échelle des êtres vivants, la conscience se fixait sur des centres nerveux très compliqués, elle accompagne le système nerveux tout le long de la descente, et que lorsque la substance nerveuse vient enfin se fondre dans une matière vivante encore indifférenciée, la conscience s'y éparpille elle-même, diffuse et confuse, réduite à "peu de chose, mais non pas tombée à rien ? Donc, à la rigueur, tout ce qui est vivant pourrait être conscient : en principe, la conscience est coextensive à la vie. Mais l'est-elle en fait ? Ne lui arrive-t-il pas de s'endormir ou de s'évanouir ? C'est probable, et voici une seconde ligne de faits qui nous acheminera à cette conclusion.
Chez l'être conscient que nous connaissons le mieux, c'est par l'intermé­diaire d'un cerveau que la conscience travaille. Jetons donc un coup d'œil sur le cerveau humain, et voyons comment il fonctionne. Le cerveau fait partie d'un système nerveux qui comprend, outre le cerveau lui-même, une moelle, des nerfs, etc. Dans la moelle sont montés des mécanismes dont chacun con­tient, prête à se déclencher, telle ou telle action compliquée que le corps accomplira quand il le voudra ; c'est ainsi que les rouleaux de papier perforé, dont on munit un piano mécanique, dessinent par avance les airs que jouera l'instrument. Chacun de ces mécanismes peut être déclenché directement par une cause extérieure : le corps exécute alors tout de suite, comme réponse à l'excitation reçue, un ensemble de mouvements coordonnés entre eux. Mais il y a des cas où l'excitation, au lieu d'obtenir immédiatement une réaction plus ou moins compliquée du corps en s'adressant à la moelle, monte d'abord au cerveau, puis redescend, et ne fait jouer le mécanisme de la moelle qu'après avoir pris le cerveau pour intermédiaire. Pourquoi ce détour ? à quoi bon l'intervention du cerveau ? Nous le devinerons sans peine si nous considérons la structure générale du système nerveux. Le cerveau est en relation avec les mécanismes de la moelle en général, et non pas seulement avec tel ou tel d'entre eux ; il reçoit aussi des excitations de toute espèce, et non pas seule­ment tel ou tel genre d'excitation. C'est donc un carrefour, où l'ébranlement venu par n'importe quelle voie sensorielle peut s'engager sur n'importe quelle voie motrice. C'est un commutateur, qui permet de lancer le courant reçu d'un point de l'organisme dans la direction d'un appareil de mouvement désigné à volonté. Dès lors, ce que l'excitation va demander au cerveau quand elle fait son détour, c'est évidemment d'actionner un mécanisme moteur qui ait été choisi, et non plus subi. La moelle contenait un grand nombre de réponses toutes faites à la question que les circonstances pouvaient poser; l'intervention du cerveau fait jouer la plus appropriée d'entre elles. Le cerveau est un organe de choix.
Or, à mesure que nous descendons le long de la série animale, nous trouvons une séparation de moins en moins nette entre les fonctions de la moelle et celles du cerveau. La faculté de choisir, localisée d'abord dans le cerveau, s'étend progressivement à la moelle, qui d'ailleurs construit alors un moins grand nombre de mécanismes, et les monte sans doute aussi avec moins de précision. Finalement, là où le système nerveux est rudimentaire, à plus forte raison là où il n'y a plus d'éléments nerveux distincts, automatisme et choix se fondent ensemble : la réaction se simplifie assez pour paraître pres­que mécanique; elle hésite et tâtonne pourtant encore, comme si elle restait volontaire. Rappelez-vous l'amibe dont nous parlions tout à l'heure. En présence d'une substance dont elle peut faire sa nourriture, elle lance hors d'elle des filaments capables de saisir et d'englober les corps étrangers. Ces pseudopodes sont des organes véritables, et par conséquent des mécanismes; mais ce sont des organes temporaires, créés pour la circonstance, et qui manifestent déjà, semble-t-il, un rudiment de choix. Bref, de haut en bas de la vie animale nous voyons s'exercer, quoique sous une forme de plus en plus vague à mesure que nous descendons davantage, la faculté de choisir, c'est-à-dire de répondre à une excitation déterminée par des mouvements plus ou moins imprévus. Voilà ce que nous trouvons sur notre seconde ligne de faits. Ainsi se complète la conclusion où nous arrivions d'abord; car si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l'avenir, c'est précisément, sans doute, parce qu'elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu'on pourra faire et se remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu'on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d'autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plau­sible à la question que nous venons de poser :
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