CHEZ LUI A BELLEVILLE
Pour s'assurer définitivement des conditions de travail acceptables et une vie plus stable, Loutreuil, met à exécution son projet d'acquérir son propre logis, projet dont il avait exprimé le désir à son frère au mois de juin précédent, après avoir enchéri sans succès sur un double atelier proche de Montparnasse.
Sur le point de conclure l’achat d’un terrain de 300 mètres avec une petite construction, situé rue des Périchaux, à proximité de la Ruche où résident alors plusieurs artistes qui sont ses amis ou ses compagnons de travail (Krémègne, Kikoïne, Dobrinski, Epstein, Indenbaum, Landau notamment), il doit y renoncer à cause du prix.
Finalement, une maisonnette de 2 pièces, avec grenier, cave et atelier contigu, sur un terrain de 180 m2, trouvée dans le 19ème arrondissement, 61 rue du Pré-Saint-Gervais, après de longues recherches, correspond à peu près à ses moyens et à ses goûts, bien qu'elle soit un peu éloignée du bouillonnement de Montparnasse auquel il est alors très lié et qu’il considère comme le centre pour la peinture.
Puisant dans ce qui reste du petit capital hérité de ses parents il en conclut l'achat le 26 septembre au prix de 13.000 f., et s’y installe après quelques réparations, en louant très temporairement pour moitié la maison à son ami manceau le peintre Emile Perrin, avant que ce dernier parte pour Madagascar quelques mois plus tard.
Ancré à Belleville, face au Pré-Saint-Gervais et aux fortifications dont seul le sépare le boulevard Sérurier, Loutreuil va pouvoir cultiver son jardin (il aime la nature depuis toujours), faire du nu en plein air, accueillir ses amis et former de nouveaux projets, dont l’un en particulier lui tient à cœur : il s’agit de l’idée d’une exposition de peintres anonymes qui lui était venue en prison.
Peu avant son emménagement, il en fait part le 19 septembre à Perrin ainsi qu’à leur ami commun le peintre et graveur André Deslignères, lors d’un déjeuner dans une de ces guinguettes qui existaient encore à Belleville. Leur enthousiasme est immédiat :
“ – Nous lançâmes - raconte Perrin - l'idée dans la Presse ; presque aussitôt nous fûmes submergés d'un nombre considérable de lettres d'adhésion.
Sitôt convaincus de l'appui obtenu tant auprès des adhérents Anonymes que du succès de la Presse qui semblait trouver admirable l'idée de notre ami, nous en entreprîmes la réalisation.
Pour cela, il nous fallait trouver une salle très grande. Ce qui fut impossible. C’est alors que pour ne pas laisser tomber l'idée, nous avons pris le contre pied de celle-ci, espérant aussi pouvoir la reprendre plus tard suivant la formule de Loutreuil. ”.
Ainsi le Salon des Anonymes allait-il devenir plus modestement - avec une seule œuvre par artiste - le Salon de l'Œuvre Anonyme, dans un esprit toutefois, qui selon ses organisateurs, aurait pu le désigner pour devenir plus tard le successeur et légitime héritier du Salon des Indépendants.
L’absence de toute vente depuis 6 mois, la contrariété de se voir “ refusé ” au Salon d’Automne, s’ajoutant à l’inquiétude de se trouver au même moment atteint par l’avarie (Syphilis), devaient heureusement être compensées, par la joie de Loutreuil à pouvoir enfin peindre dans ses propres murs, et par la satisfaction de voir son projet susciter un intérêt croissant.
Devambez offre finalement ses 5 salles pour présenter l’exposition. Des réunions préparatoires se succèdent, en présence de littérateurs et musiciens en vue, aussi bien que de personnalités très diverses (Loutreuil cite, entre autres, le Conservateur du Musée Galliera, qui était alors le critique d’art Henri Clouzot - le Directeur de la bibliothèque Forney - Fanny Clar, du Populaire - le critique d’art du New York Herald - l’écrivain et directeur de galerie Charles Vildrac, auteur du Paquebot “Tenacity ” qui fut porté sur la scène au Vieux Colombier).
Amedeo Modigliani est mort, Chaïm Soutine est absent de Paris, Marc Chagall est en Russie : l’orée de 1920 marque le début d’une nouvelle et courte époque de Montparnasse, dont Géo-Charles devait écrire plus tard qu’“ elle fut dominée par Loutreuil ”, après en avoir souligné le caractère international, dans une lettre au critique Charles Fegdal, signée avec Auguste Clergé :
“ – Nous nous plaçons au dessus de toutes les frontières et qu’un camarade soit juif, russe, nègre, chinois, ou français, que nous importe ? L’originalité de Montparnasse est précisément d’attirer tous les artistes du monde, dans la grande communion française ; – c’est peut-être le seul endroit du monde où une véritable république internationale des lettres et des arts existe ”. Généreuse préfiguration de la définition qu’André Warnod donnera de l’Ecole de Paris dans Comoedia quelques années plus tard.
Tel est l’esprit qui mêle étroitement artistes français et étrangers, dans les relations nouvelles que se fait Loutreuil, sans pour autant parvenir à s’extraire de la solitude sentimentale dans laquelle il demeure enfermé.
Mais si Maurice reste un homme moralement seul, il n’est plus un homme isolé : il fait état, non sans humour de l’apparition autour de lui, de nouveaux amis hollandais, argentin, transvalien, même irlandais, en même temps que parfois des visites de jolies femmes à son atelier…
Dans le Montparnasse des mouvements en “ isme ”, sans pour autant adhérer à l’un d’eux, Loutreuil affirme sa présence en tant que témoin et acteur, comme le confirment en novembre l’invitation qu’il reçoit d’Alexandre Mercereau, et l’occasion qui lui est ainsi offerte, de faire connaissance avec Marinetti, le futuriste italien, et avec de notoires dadaïstes, cubistes etc…
– Gleizes, le cubiste, part aujourd’hui pour Lyon faire une conférence sur l’anonymat en œuvre d’art, rapporte Maurice, au lendemain de cette invitation.
L’exposition en fin d’année de quelques œuvres dans la galerie de peinture et d’édition de L’Encrier, que vient d’ouvrir Roger Dévigne, avec un groupe de littérateurs et d’artistes, vient à point nommé encourager Maurice.
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