Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement







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date de publication20.10.2016
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« Art et/ou politique »
Par Matthias Youchenko


Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ « art » dans certains moments « politiques » ou vécus collectivement1, que dans nombre de galeries ou de lieux dédiés à la production artistique. Nous pouvons aussi sentir, et pourquoi ne pas le dire en accord avec un grand nombre d’artistes, que l’art se retrouve plus souvent en dehors du monde de l’art et de ce qui est repéré comme tel, directement dans la vie, dans ce qu’on appelle les pratiques, les gestes quotidiens, que l’on pourrait appeler les arts de vivre, les arts de faire ou qu’on pourrait ne pas appeler du tout.

Mais nous avons aussi vécu, et tout aussi directement, des expériences éminemment « politiques », ou ressenties comme telles, alors que nous étions, tout autant dans la vie, mais au théâtre, dans une petite salle de concert, ou seuls, isolés, face à de la musique, de la danse, confrontés à un texte, à des œuvres simples ou difficiles.

Il y aurait de quoi en perdre son latin. Mais heureusement, ce qui importe, ce n’est jamais de définir, c’est de voir ou de comprendre ce qui nous traverse. Et la question qui traverse les rapports « art et/ou politique » est encore celle des rivaux ou des prétendants.2 « Art et/ou politique » : c’est souvent à qui dira la vérité de l’autre ? A qui sera donnée la parole légitime ? A quel agencement ? A qui confiera t-on la charge de dire la vérité ? Ce n’est pas juste une histoire de décision, c’est un fait. Toute société produit ses normes. A nous de recréer du dissensus. C’est ici que les disputes commencent, les débats également, il faut l’espérer. Car s’il est question d’art et de politique, le problème est avant tout de savoir à qui nous reconnaissons non seulement le pouvoir de dire le vrai (on voit ici comment la notion même de représentation posera problème…) mais encore celui de transformer la réalité et de la rendre habitable. Il y aurait donc comme un éclairage réciproque de l’art et de la politique. Comme si la place que nous accordions à l’art pouvait nous en dire long sur ce que nous mettons derrière le terme politique et, aussi surprenant que cela puisse paraître, réciproquement.
Nous retrouvons ici un débat philosophique ancien sur la puissance politique de l’art. Si nous reprenons ce débat, c’est aussi parce que ce qui est dit sur la dimension potentiellement politique des œuvres et des pratiques artistiques est de nature à nous éclairer, bien au-delà du champ de l’art officiel, sur la nature esthétique et politique des pratiques quotidiennes et populaires.

Cette pensée, qui met en jeu et donne à voir différentes façons d’articuler les rapports « art et/ou politique », du point de vue des places, des parts et des paroles autorisées, distribuées à chacun lors du partage des champs, nous l’empruntons pour l’occasion à celle du philosophe Jacques Rancière.

Pour Rancière, ce qui est le plus déterminant dans notre rapport à l’art, ce ne sont pas seulement les œuvres et leurs qualités intrinsèques, mais ce que nous attendons d’elles, comment nous nous disposons à les recevoir, ce que nous en faisons et pour finir ce qu’il en est de nos propres pratiques. Conceptions, réceptions et actions sont ici liées. Nous voyons tout de suite que la théorie du spectateur proposée ne pense pas le spectateur comme un être passif. Ce qui souligne déjà la puissance opératrice de la façon dont nous concevons et vivons l’art. Il appelle cela un régime de perception. Les régimes de l’art distingués par Rancière sont donc les modes dominants de la perception, de la réception et peut-être aussi de la production des œuvres. Mais plus encore, dans chaque régime se rejoue aussi une certaine « efficacité », un rôle social et une utilité de l’art ainsi qu’un effet sur les usagers et sur la communauté des spectateurs en retour.

Dans son livre Le spectateur émancipé, Jacques Rancière distingue trois grands régimes de perception qui désignent selon lui trois grandes façons d’articuler les rapports entre « art et politique » dominant dans l’histoire. Ces régimes ne sont cependant pas des catégories historiques et peuvent aussi coexister dans un même temps. Trois grandes façons d’en attendre politiquement après les œuvres ou plus largement après l’art en général.

Selon le premier régime de perception, nommé diversement « régime représentatif, mimétique ou pédagogique », la première façon de voir ou de concevoir l’art consiste à penser qu’il doit avoir essentiellement pour but de représenter. Immédiatement, pour reprendre la logique des prétendants, il faut faire jouer à plein le double sens du mot, puisque le problème majeur va être cette prétention à la représentation, aussi bien du point de vue de la connaissance (par ses images l’art nous aide à nous représenter le monde) que du point de vue politique (l’art et les artistes vont prétendre représenter la réalité et le peuple privés de parole). 3

Derrière ce « régime représentatif, mimétique ou pédagogique », on le sent bien à la façon de le nommer, ce qui est repéré et attendue c’est une certaine forme d’efficacité, sociale qui plus est, reconnue à l’art. Qu’on en fasse l’éloge ou qu’on le blâme, l’art continue à être pensé comme ce qui nous propose des modèles, capables de nous influencer, en nous faisant prendre conscience de ce que nous sommes ou de ce que nous pouvons être. Ce que Rancière souligne, du point de vue des impensés, c’est que laudateurs et accusateurs s’entendent sur un point, ils ne remettent jamais en cause l’idée selon laquelle l’art possède une forme d’influence directe sur nos conduites et que cette directivité en fait la force spécifique.

C’est précisément sur cette prétention que Jacques Rancière entend porter la critique. « Ce modèle supposait une relation de continuité entre les formes sensibles de la production artistique et les formes sensibles selon lesquels les sentiments et les pensées de ceux et celles qui les reçoivent se trouvent affectés. » Voir et être influencés : « Appelons cela le modèle pédagogique de l’efficacité de l’art », écrit Rancière. Cette vision trop rapide (mais peut-on penser autrement ?) est celle d’une efficacité politique directe et immanente de l’art. La croyance simple et peut-être trop confortable à laquelle Rancière semble nous inviter à renoncer est celle qui consiste à penser que de la fréquentation des œuvres nous passerions comme par nécessité à l’action politique. Que l’on place entre les deux une sorte de conscience critique aiguisée n’y change rien et ne semble pas rendre le saut de l’un à l’autre plus évident. « On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action »4. Ou encore : « On suppose que l’art nous rend révoltés en nous montrant des choses révoltantes, qu’il nous mobilise par le fait de se mouvoir hors de l’atelier ou du musée et qu’il nous transforme en opposants au système dominant en se niant lui-même comme élément de ce système ».5 Il ne suffit pas que l’art sorte dans la rue, pour que l’art soit dehors, ni que le dehors soit objet d’art. Pas plus qu’il est suffisant de détourner ironiquement les symboles de la domination pour la subvertir et échapper à la logique réactive. « On prétend, aujourd’hui comme hier, dénoncer le règne de la marchandise, de ses icônes (…) par des stratégies bien rodées : films publicitaires parodiés, sons disco retraités, personnages d’écrans publicitaires statufiés en résine ou peints à la manière du réalisme soviétique, personnages de Disneyland transformés en pervers polymorphes… Ces dispositifs continuent à occuper nos galeries et musées, accompagnés d’une rhétorique qui prétend nous faire ainsi découvrir le pouvoir de la marchandise… »6.
Beaucoup n’auront pas de mots assez durs pour dénoncer les dérives, ou plus radicalement encore la nature, de telles prétentions attribuées à l’art pensé sous ce régime de la représentation. Jacques Rancière nous renvoie à la critique féroce que Rousseau effectue des arts en général et du théâtre en particulier. Et il se pourrait bien que nous puissions reprendre cette critique-là à notre compte afin d’y puiser les mots nécessaires pour combattre non seulement les pédants mais aussi la somme des prétentions si souvent illégitimes omniprésentes dans le milieu de l’art. C’est toute la pensée critique de la représentation que nous pourrions convoquer. Que les représentés ne se représentent pas eux-mêmes, voire ignorent ce qu’ils auraient à manifester », voilà ce qui est affirmé. Ce qui est reproché à l’art c’est toujours de prétendre : représenter ceux et celles qui ne sont jamais là, critiquer les rapports de pouvoir alors même que le monde de la culture peut être un haut lieu de pouvoir et de violence symbolique (qui peut être même parfois très réelle). La critique n’est ni neuve, ni originale. Est-elle fausse et doit-on la délaisser pour autant ? Rousseau écrit : « Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur des chaines de fers dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiments de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et forment ce qu’on appelle des peuples policés »7. On peut difficilement dresser pire portrait… N’est-ce pas celui-là même que l’on entend aujourd’hui de la part de ceux et celles qui pensent que parfois l’art et la culture parviennent à faire accepter dans les quartiers ce que les pouvoirs politiques n’avaient pas réussi à imposer par la force. La critique faite en 2007 par le livre librement produit et diffusé La fête est finie au sujet de « Lille capitale européenne de la culture », va dans le même sens. De cette attaque frontale il faudrait partir, peut-être aussi pour y répondre.
Un tel constat critique contient en lui-même une conception alternative non seulement de l’art mais aussi des rapports entre art et politique. Ni Rancière, ni nous, ne reprenons Rousseau, Platon et avec eux un grand nombre de discours contemporains radicaux sur l’art, parce qu’ils procèdent à une condamnation unanime de l’activité artistique. Ce qui intéresse plus encore ici, c’est une posture commune à tous ces discours, une commune façon de redonner une place et un sens politique à l’art à l’intérieur même de la critique. Ils permettent pour Rancière de penser à nouveaux frais les rapports entre art et politique, cette fois-ci sous la forme d’une identité presque parfaite, dans laquelle la préposition ou de « art ou politique » ne marque plus une forme d’exclusion mais d’équivalence. Bref, pour que l’art ne soit plus le lieu d’une représentation illégitime, il faut qu’il soit produit comme directement par les représentés eux-mêmes. Et cet autre régime de perception, le deuxième que Rancière marque d’un nom, il l’appelle le régime éthique (ou archi-éthique).

Citons Rancière : « Ce que la pensée de Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles oppose aux douteuses leçons de morale de la représentation, c’est simplement l’art sans représentation, l’art qui ne sépare pas la scène de la performance artistique et celle de la vie collective. Elle oppose au public des théâtres, le peuple en acte, la fête civique où la cité se présente elle-même. (…) Ce paradigme désigne le lieu de la politique de l’art, mais c’est aussitôt pour dérober l’art et la politique ensemble. » 8 Nous reviendrons sur ce que Rancière signifie par cette dérobade. Le plus important pour le moment c’est cette nouvelle vision de l’art selon laquelle il faut lutter contre la tendance à la séparation que peut produire l’art alors même qu’il prétend l’abolir. On comprend ce qui se prépare avec ce deuxième régime de perception qui s’élabore en réaction au premier, à partir du refus du cantonnement critique de l’art et de la distance infranchissable qui s’établissait entre les représentés et les instances de représentations. Les exemples d’une telle réappropriation que Rousseau et consorts appellent de leurs vœux sont nombreux, quand bien même il ne s’agirait pas déjà de la reconnaissance que l’art se trouve là où il appartient à tous. Il faudrait parcourir ces différents cas de figure. Mais pour le moment, pour continuer notre lecture critique de Rancière, il faut voir que cette nouvelle thèse n’est pas elle non plus sans poser question.
En effet, on trouve dans ce deuxième régime que Rancière nomme régime éthique (ou archi-éthique) de l’art, un problème qui porte bien son nom. « Archi-éthique au sens où les pensées ne sont plus objets de leçons portées par des corps ou des images représentés mais sont directement incarnées en mœurs, en modes d’être de la communauté. Ce modèle archi-éthique n’a cessé d’accompagner ce que nous nommons modernité comme pensée d’un art devenu forme de vie. »9 Nous voyons surgir, dans la façon d’aborder et de nommer un tel agencement entre « art et/ou politique », toute une série de problèmes alors même que nous pouvons nous reconnaître comme séduits par une telle perspective immanente. Que l’art devienne, ou soit reconnu tout simplement comme, forme de vie, ce pourrait être le but ou la réalité même de l’art dépassant tout clivage avec la question de sa politicité. On voit bien ce qui découle cependant d’une telle proposition en terme critique : critique des lieux d’art, des musées (ces « cimetières des muses »), de la culture comme activité séparée, critique du spectacle (toujours trop spectaculaire), également critique du spectateur, toujours passif à ses yeux…

Peut-être ne voit-on pas assez qu’il y a aussi ici toujours le risque de se livrer à une critique totale de toute forme de séparation et de représentation. Il y aurait un autre sens de la séparation qui ne serait plus celui, factuel, toujours à combattre, de l’aliénation10, mais celle, au contraire, constitutive, d’un espace du possible, de la critique, qu’il faudrait garder ménagé pour qu’un regard ou une parole désaccordés puissent s’y glisser. Cette séparation serait aussi ce qui nous permet de parler sans plus prétendre être le seul et vrai représentant. Le danger que Rancière met en avant dans ce régime éthique de l’art c’est l’absence de dissensus qui le caractérise. Bien sûr, il faut des fêtes et il faut éviter de sauter sur chacune d’elle avec l’analyse facile portant sur le fascisme rampant derrière l’unité fusionnelle des foules. Mais faut-il pour autant voir derrière toutes les formes d’art séparé l’avant-garde de l’aliénation des peuples ?

Nous connaissons tous et toutes les débats sur les différences qui s’affrontent entre les cultes et la culture. N’est-ce pas la façon de trancher qui toujours gène en tant qu’elle devient une posture générale ? Certains fantasmant sur la liberté donnée par la culture pendant que d’autres fantasment sur la dimension sociale et émancipatrice portée par les rituels cultuels. On pourrait se demander quels types de pratiques de l’art engendre ce régime éthique mais également de quel type de politique est porteur un tel art ? Si nous voyons bien que l’art pour être sensible demande nécessairement à être intégré par le quotidien, est-ce pour autant sur le mode de son abolition ? Qu’il n’y ait plus d’œuvres sous prétexte qu’elles sont devenues des objets du commerce et plus des moments spécifiques sous prétexte que les spectacles ont remplacé les rituels, plus d’artistes parce que le métier prétend à spécialiser l’expression, est-il réellement une solution ?

Le problème de l’art et/ou de la politique serait peut-être alors celui d’un espace à créer à la fois commun et différant (au sens de l’espacement), capable de tenir réunis et distincts chacun et chacune dans ses identités. Comment produire cet espace ou même comment produire un espace tel que de l’art et de la politique soient possibles ? Un troisième et dernier mode de relation entre « art et/ou politique » est encore possible et à l’œuvre selon Rancière. C’est celui qu’il propose sous le nom de régime esthétique. Esthétique ne doit pas être entendu ici comme une qualité déterminable à l’avance mais comme l’espace même d’un sensible qui se donne à nouveau en partage. Dans ce troisième régime, il s’agit de dépasser l’opposition entre efficacité directe et séparation, ou du moins de ne pas la résoudre. Il s’agit bien d’une efficacité mais « paradoxale » écrit Rancière.

« C’est l’efficacité de la séparation même, de la discontinuité entre les formes sensibles de la production artistique et les formes sensibles à travers lesquelles celle-ci se trouve appropriées par le spectateur ».11

Ce n’est donc pas avant tout en tant qu’il se confond avec le quotidien, souvent en le spectacularisant, que l’art contemporain est le plus actuel au sens du plus actif.

Une expérience devient esthétique précisément là où se remet en cause un découpage du sensible qui s’était établi, où il n’y a plus de place, toute faite, pour l’expérience en question, pour la recevoir et la concevoir. Ainsi en est-il également de la fiction dans l’art selon Rancière, elle ne consiste pas tant dans « la création d’un monde imaginaire opposé au réel » que dans un « travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentations sensibles ».12 Quelque chose de l’expérience normale est remis sur le métier, non pas nécessairement sur le mode de la destruction mais également sur le mode de l’activation. On croit trop rapidement comprendre cela. On pense au luxe que pourrait constituer une activité essentiellement désintéressée et contemplative qui définirait l’attitude culturelle, dans des endroits ou pour des gens privilégiés capables de telle mise à distance. Mais cela est faux. Le privilège de tel décalage n’appartient à personne et tout le monde le pratique. Le droit pris à user de l’expression d’une manière singulière ne vise pas l’esthétique au sens du design, de la simple beauté, d’une originalité arrogante, il est celui de ne pas répondre aux injonctions du sens attendu sans tomber dans celle de l’absence de tout écho. Le droit de ne pas répondre dans le langage du dominant qui questionne sans pour autant chercher à détruire la possibilité de toute langue. L’humour autant que l’art abstrait, en quelque sorte, comme expressions capables de produire des effets.
Et ce qui est encore plus intéressant, ce qui précisément fait tout l’intérêt de la pensée de Jacques Rancière, c’est que la politique ce n’est pas autre chose.

«  La politique, en effet, ce n’est pas l’exercice du pouvoir et la lutte pour le pouvoir. C’est la configuration d’un espace spécifique, le découpage d’une sphère particulière d’expérience, d’objets posés comme communs et relevant d’une décision commune, de sujets reconnus capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet. »13

Quelle meilleure définition également de l’esthétique ? Il y a expérience esthétique quand les formes a priori de l’expérience sont suspendues ou modifiées. L’art n’est pas politique parce qu’il parle ou pas de politique mais parce que il propose de nouvelles formes de découpage du monde commun ordinaire, une nouvelle distribution des rôles, des choses auxquelles nous pouvons être sensibles, une sorte de droit de cité dans la poésie. Créant de nouvelles configurations de paysages, l’homme habite en poète. Art et politique consistent bien à remettre en cause un certain partage du sensible, ils voient tous deux le jour à partir d’une même crise en laquelle d’anciennes évidences se remettent en cause et de nouveaux regards se proposent. Rancière appelle esthétiques et politiques ces moments de distanciation des évidences tant de l’expérience que des sujets politiques eux-mêmes. Il ne faut pas confondre cette distanciation avec l’affirmation d’une expérience désintéressée ou pure du jugement esthétique ou d’un souci politique militant. Il est plutôt question du flottement même où non seulement nous ne savons plus à qui appartient quoi (qui de l’art ou du politique ressemble à l’autre) mais également du fait que cela produise non pas leur confusion mais leur mise en action par différentiation, du dissensus comme le dit Rancière. Au moment où l’art devient politique, il ne peut pas le prétendre. Aux instants où la politique touche à des formes d’expérience relevant de l’art, elle ne peut le revendiquer. Cela n’est pas une affaire de volonté ni d’humilité. Cela est constitutif de leur apparition. Plus tard viendront peut-être les revendications, « résister c’est créer » entend-on à présent très souvent… Il n’en reste pas moins que dans le moment de résistance il ne viendrait à personne l’idée qu’il faille user d’une telle idée devenue slogan pour le faire.

« A partir de là, il est possible d'énoncer le paradoxe de la relation entre art et politique. Art et politique tiennent l'un à l'autre comme formes de dissensus, opérations de reconfiguration de l'expérience commune du sensible. Il y a une esthétique de la politique au sens où les actes de subjectivation politique redéfinissent ce qui est visible, ce qu'on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire. Il y a une politique de l'esthétique au sens où les formes nouvelles de circulations de la parole, d'exposition du visible et de production des affects déterminent des capacités nouvelles, en rupture avec l'ancienne configuration du possible. Il y a ainsi une politique de l’art qui précède les politiques des artistes, une politique de l’art comme découpage singuliers des objets de l’expérience commune, qui opère par elle-même, indépendamment des souhaits que peuvent avoir les artistes de servir telle ou telle cause. » 14
Il n’est pas question d’esthétiser la politique pour la rendre attrayante ou sublime, pas plus qu’il n’est question de politiser l’art en lui assignant un contenu déterminé. Il ne s’agit de rien de tout cela lorsque l’on affirme qu’ils possèdent une essence commune. Il n’est pas question de les confondre mais de percevoir le mouvement d’une constitution et d’une définition commune. Tout le problème qui se repose ici est alors de savoir si dans ce devenir commun de l’art et de la politique il faut finir par choisir et reconnaître que l’un doit s’abolir en l’autre au prix même de sa réalisation. Ce qui semble plutôt être opérant ici pour lui c’est la confrontation des différences de styles, de perceptions (mais aussi d’hommes et de femmes), on parle par de-là les abimes en échos, tel est le monde commun, un pont qui fait exister les rives.

Rancière lui-même hésite et montre que cela doit rester indécidable.

« Il nous faut reconnaître la tension originaire et persistante entre deux grandes politiques de l’esthétique : la politique du devenir-vie de l’art et la politique de la forme résistante. La première identifie les formes de l’expérience esthétique aux formes d’une vie autre. Elle donne comme finalité à l’art la construction de nouvelles formes de la vie commune, donc son autosuppression comme réalité séparée. L’autre enclot au contraire la promesse politique de l’expérience esthétique dans la séparation même de l’art, dans sa résistance à toute transformation en forme de vie. (…) La tension des deux politiques menace le régime esthétique. Mais c’est aussi elle qui le fait fonctionner.» 15

Non qu’il ne faille pas sur le terrain se décider parfois à déserter les lieux (qu’ils soient culturels ou politiques) mais qu’il faille une fois pour toute répondre en raison même de cette identité commune, non pas indiscernable, mais indécidable, puisque ce qui nous est proposé c’est d’en décider à chaque fois. Ceci ne signifie pas pour autant qu’il soit nécessaire de les penser comme identiques précisément parce que les œuvres sont comme l’occasion de toujours laisser la place ouverte au sein même d’une communauté à des discours et des modes de subjectivation singuliers.

« Ils ne le font pas à la manière spécifique de l’activité politique qui crée des nous, des formes d’énonciation collective. Mais ils forment ce tissu dissensuel où se découpent les formes de construction d’objets et les possibilités d’énonciation subjective propres à l’action de collectif politique. » 16
Au terme d’un tel parcours, on voit bien que c’est à une réflexion aussi bien sur l’art (qui englobe les artistes mais aussi les dépasse), la politique (qui ne peut plus être réduite à ses formes institutionnelles même si elle les implique), que sur la multiplicité des rapports qui les dialectisent (selon les définitions agencées) que nous sommes appelés lorsque nous prétendons penser ensemble « art et/ou politique ». Le travail de déconstruction et de construction de ces notions pour ne pas apparaître comme un jeu à somme nulle à la fin de l’essai doit clairement faire apparaître qu’il n’est pas question de produire a priori des critères pour juger ce qui est de l’art, de la politique ou ce qui n’en est pas. Ainsi l’enjeu est au contraire de percevoir les conséquences possibles des types de composition en présence et de faire apparaitre les mixtes produits par la confusion ou la séparation au sein de différents agencements. Il semble tout à fait désirable qu’à la fin notre pensée revendique l’impossibilité de discriminer a priori les œuvres et les tentatives politiques mais se voit rendue plus attentive de par l’étude des articulations problématiques repérées au cours de l’analyse.

Les catégories utilisées par Rancière pour penser ne sont pas des cloisonnements exclusifs, elles communiquent dès l’instant où quelque chose refusant leur clôture se met à jouer en elle et entre elles. Ces régimes de l’art ne sont pas des critères à appliquer mécaniquement pour décider si une œuvre peut prétendre ou pas être rangée dans l’art. On pourrait repérer que dans l’esthétique de Rancière tout est fait pour que les mailles des concepts soient assez larges pour ne pas être semblable au maillage d’un pouvoir et pour que la singularité de chaque œuvre et de chaque pratique puisse déjouer la nomenclature. Ainsi, alors même que nous serions prêts à reconnaître que telle chanson engagée politiquement de Bob Marley soit à ranger dans le régime représentatif en appelant à une forme d’efficacité directe, on pourrait dire que par sa forme propre, son groove particulier, elle se déplace et semble devenir esthétique. Car après tout, c’est bien cela qui fait à la fois la qualité esthétique et la puissance politique d’une chose, d’un événement, d’un discours ou d’une personne, qu’on ne puisse l’assigner à une place, et ce, non en raison d’un quelconque génie décelé en lui, mais de part le simple fait qu’il soit à entendre sans avoir a priori à être assigné quelque part. Ce qui pourra alors produire un tel débat, rendu possible par la dimension du dissensus, ce n’est pas le discours qui va le prétendre mais quelque chose qui en lui fait éclater les places qui l’attendent et produit du jeu.

Nul ne sait en définitive quelles œuvres, quelles actions, quels modes de subjectivation produiront de la politique en faisant l’objet d’une transformation et d’une appropriation collectives. Mais dans un même temps, personne ne pourra empêcher que nous puissions toujours débattre ensemble des perspectives, des actions et des réunions à venir qui se revendiquent, aussi bien artistiquement ou politiquement, comme inouïes et singulières dans l’histoire, quitte à prendre le risque de nous prononcer sur les échecs advenus ou récurrents. Voilà le type de pensée que nous avons voulu essayer de produire. On pourrait d’ailleurs indiquer pour (ne pas en) finir une théorie encore à faire, celle de la non revendication ou du refus de tout discours sous la forme d’une « prétention à » (Faudrait-il alors la garder silencieuse ? S’agirait-il encore d’une théorie ou d’un acte ?), puisqu’il semble que c’est au moment où l’on prétend pour soi-même que l’on ne peut plus parler ni pour soi, ni pour personne. C’est cette forme que Rancière nomma esthétique, qui reconnaît ses droits à une sorte de dimension politique de l’art compris lui aussi sous la forme d’un être avec propre aux pratiques et aux œuvres de l’art. En ce sens, il faudrait aussi prolonger cette étude par une réflexion sur les rapports entre l’espace, le public et l’espace public, bref revenir sur les rapports entre l’art et les lieux de la société. Car les différentes théories des lieux de l’art : de l’espace au théâtre, à la salle de cinéma, au musée, aux galeries, du land art aux événements in situ, du théâtre en appartement, aux rues des arts de rue… toutes ces réflexions sont presque toujours tout à la fois théories des œuvres et théories (voire utopies) des communautés ou des manières d’être avec que l’art et les arts (pourquoi ne pas le dire la politique) sont capables de déployer. Nous pourrions ici aussi reprendre la confrontation entre les discours sur le public au théâtre, les publics qui s’y trouvent et le travail d’ouverture ou de clôture qu’instaurent ou subissent les lieux traversés par la culture.

Au terme, ou au fondement, de la contradiction entre « art et/ou politique », à l’intérieur donc de ce que Rancière appelle régime esthétique de l’art, il faut reconnaître qu’en certains instants (qui ne sont jamais donnés) l’analogie entre esthétique et politique doit et peut prendre fin (temporairement), cela en raison même de l’analogie qui n’est pas une équivalence. A un moment donc il faudra sortir de l’art pour agir politiquement si l’on pense que cela doit être fait et ce sans prétendre attendre ou déclarer que l’œuvre le faisait déjà suffisamment. Cette limite n’est pas restrictive, elle est la condition du sens de l’analogie elle-même et la possibilité d’une circulation métaphorique et réelle entre les deux.
Ni l’art, ni la politique donc ne seront l’objet d’un seul, ce qui est ici facile à dire restera, de par l’art et la politique, toujours à faire et encore à refaire en commun.

1 Donner et trouver des exemples est à la fois décisif (un but), c’est là où la pensée s’éprouve et se remet en jeu, et en temps c’est un moment critique dans le sens où la pensée se révèle en crise. Je me méfierai alors de l’exemple dans ce qu’il peut avoir d’exemplaire. Ce qui est redouté c’est la puissance de l’exemple de pouvoir réduire une multiplicité de dimensions à l’unité du champ auquel il est emprunté.

2 « Si la philosophie a une origine grecque autant qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité, à la différence des empires ou des Etats, invente l’agôn comme règle d’une société des « amis », la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). C’est la situation constante que décrit Platon : si chaque citoyen prétend à quelque chose, il rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions. Le menuisier prétend au bois, mais il se heurte au forestier, au bûcheron, au charpentier qui disent : c’est moi, c’est moi l’ami du bois. S’il s’agit de prendre soin des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent comme l’ami de l’homme, le paysan qui le nourrit, le tisserand qui l’habille, le médecin qui le soigne, le guerrier qui le protège. Et si, dans tous ces cas, la sélection se fait dans un cercle quelque peu restreint, il n’en est plus de même en politique où n’importe qui peut prétendre à n’importe quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit Platon. »

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? p.14 Editions de Minuit

3 Combien d’éditos de théâtres, de maison des arts et de la culture sur le rôle libérateur de l’art…

4 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.74 La fabrique éditions

5 Idem, p.57

6 Idem, p.76

7 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts p.28. Le livre de poche.

8 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.61 La fabrique éditions

9 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.62 La fabrique éditions

10 Au sens étymologique du terme où alienus désigne « celui qui devenu étranger à lui-même ».

11 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.62 La fabrique éditions

12 Idem, p.72

13 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique. Editions Galilée. p.37

11 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.70-71 La fabrique éditions

14


15 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique. Editions Galilée. p.62-63

16 Jacques Rancière, Les paradoxes de l’art politique (in Le spectateur émancipé) p.71-72 La fabrique éditions





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Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconTranscription : Non, IL ne faut pas avoir peur de l’art contemporain,...

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconLa recherche d’une figuration formelle
«bien dans sa peau». Par contre, IL est difficile d’avoir autre chose en tête sans se sentir oppressé. Certains ont le sentiment...

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconBanksy Beach Boys
«Banksy» comme pseudonyme. IL appartient au mouvement artistique du Street Art. Banksy utilise son art pour faire passer des messages,...

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconUne vidéo-poème de David Christoffel
«Nous allons parler d’une chose qui ne peut pas être dite. Nous voudrions nous rendre à cet endroit que nous ne dirons pas» (L’Étouffoir...

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconIl faut être reconnaissants à Jean-François mattei, avons-nous dit, d’avoir écrit
«nous n’avons pas d’existence propre, nous ne voulons pas, nous ne voulons d’aucune façon, qui serait nécessairement particulière,...

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconRapport entre catégorie mystique et catégorie du sublime. Le mystique...
«métaphysique». L’atelier, la fabrique de l’artiste, est le texte littéral de cette exposition infinie et sans fond

Nous sentons parfois, comme confusément, qu’il peut y avoir plus d’ «art» dans certains moments «politiques» ou vécus collectivement iconAff novembre 2014
«cracher au bassinet». Ce n’est pas les mêmes. On peut bien sûr utiliser certains pépites, surtout pour relayer le message







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