Manifeste no 4 de l'art sociologique : Art et économie.
Retour à la table des matières L'art est une marchandise complexe. Son marché dans les pays industrialisés est organisé à plusieurs niveaux : spéculation élitaire sur pièces uniques ou à tirage limité, diffusion massive de reproductions (disques, cartes postales, copies...), emballage ou conditionnement de denrées de consommation (alimentation maison...) Ce marché a sécrété un réseau d'information moderne et diversifié, et un système institutionnel efficace (galeries, musées, centres d'art et de culture...) Capitale mondiale de la finance et de l'économie, New York détient sur ce marché un pouvoir impérial et y exporte sa culture locale en même temps que ses dollars. I. Le marché de l'art. Banques, bourses, enchères, assurances, industrie, galeries ont fait du « supplément d'âme » de notre civilisation une activité commerciale à haut rendement, très comparable à toute autre, avec une fonction supplémentaire en effet : celle de légitimer spirituellement notre société industrielle et commerciale et la classe qui y domine. L'art Y retrouve son pouvoir affirmatif traditionnel. Le collectif d'art sociologique refuse une société où l'art est de l'argent et où l'argent est divin. Par sa pratique interrogative et critique, à l'opposé de l'art-marchandise et de la culture de consommation, il questionne la conscience sociale. II. La communication. Confronté au réseau marchand et officiel de l'art (revues d'art financées par des directeurs de galeries, dirigées par des représentants de l'État, éditées par des capitaines d'industrie), le collectif d'art sociologique pose le problème de la communication. Il doit inventer marginalement son propre réseau d'information, à l'encontre des pouvoirs économiques et politiques. III. Les institutions du marché. Vis-à-vis des galeries, musées et du symbole monumental qui règne désormais sur ce système à Paris - le Centre d'Art et de Culture Georges Pompidou -, le collectif d'art sociologique doit inventer une stratégie de détournement. Il doit créer ses contre-institutions, telle l'École sociologique interrogative, pour opposer la conscience à la consommation. IV. New York. Aux États-Unis mêmes, le régionalisme culturel de New York tient le langage et le pouvoir de l'universalité. Le Canada » trop proche en subit le joug, sans pouvoir découvrir même sa propre identité culturelle. Tout ce qui vient de New York est dieu sur le marché de l'art. Les galeries ont installé leur siège social à Broadway. Elles testent leurs produits dans leurs succursales européennes, avant l'investissement éventuel sur le marché nord-américain. Fascinés par New York, les artistes d'Europe, d'Amérique et du Japon font de l'art d'imitation pour être dans la spirale de l'avant-garde. Le Centre Pompidou pour accéder au statut international croit nécessaire d'annoncer à son ouverture une exposition New York/Paris. Inconscientes du caractère économique de leur pouvoir, les « stars » new yorkaises ignorent superbement les idées qui vivent ailleurs - à leurs yeux une sorte de tiers-monde culturel. Pourtant la crise a atteint la capitale impériale, et tandis que les marchands avisés accueillent temporairement quelques artistes et galeries étrangers, le temps de passer une crise qu'ils veulent brève, nous lançons un TIERS FRONT HORS NEW YORK capable d'organiser une stratégie hors du marché international et d'inventer diversement nos consciences et nos identités, sans dépendre des guichets de banque new yorkais. Le marché de l'art, son système d'information et de diffusion, ses institutions, le Centre Pompidou, l'impérialisme new yorkais existent. Ils sont là. Comme des produits caractéristiques de notre société marchande et de consommation. Le collectif d'art sociologique n'a pas le pouvoir de les supprimer. Sa stratégie sera donc de les détourner, pour que l'art ne soit pas l'expression sublime et le supplément d'âme du pouvoir économique, politique et militaire.... mais la conscience interrogative de tous. Hervé FISCHER,
Fred FOREST,
Jean-Paul THÉNOT,
Paris, février 1977.
Théorie de l’art sociologique Chapitre I Position épistémologique de l'art sociologique 1. Le social et le sociologique
Retour à la table des matières Élargir la pratique de l'art sociologique à l'ensemble des manifestations de la société, tel est le procédé qu'adoptent ceux qui veulent en réfuter d'avance la nécessité et en diluer les intentions suivant le bon principe du « tout est dans tout ». Et dans ce cas, l'aquarelle est sociologique dès qu'elle représente un coin de rue. Pourtant la vocation de l'art sociologique n'est pas de représenter, de mettre en scène le social, mais au contraire de mettre en question l'idéologie bourgeoise de cette représentation. Prétendre, de même, comme Alain Jouffroy, que « le concept d'art sociologique est un pléonasme parce que toute expression artistique présente un intérêt sociologique » 15, prétendre donc que le pop-art est sociologique, c'est dire que la notion d'art sociologique ne signifie rien. Ce qui semble être le but recherché par quelques adversaires déclarés, ceux qui voudraient que les artistes mâchonnent les madeleines du temps passe, ou ceux qui raffolent de la belle peinture - peinture spéculative. Il nous faut lutter contre ce confusionnisme volontaire. En effet, l'art sociologique n'a rien à voir avec le bazar culturel du thème « art et société » dans lequel certains critiques d'art tentent de le diluer avec autorité. Ce laxisme intellectuel, qui juxtapose les noms d'artistes pêle-mêle, de ligne en ligne, et qui récupérerait volontiers Michel-Ange, On Kawara, Folon, Ray Johnson ou Picasso dans l'art sociologique, semble ignorer la signification du mot sociologique.
Ce thème de « l'art social », vaste comme un tonneau percé, où l'on pourrait prendre en compte aussi bien l'art futuriste que le réalisme socialiste, ou la peinture militante, s'inscrit dans une tradition esthétique par rapport à laquelle l'art sociologique opère une rupture épistémologique. De longues théories d'artistes conscients de la relation - aujourd'hui évidente - entre l'art et la société, avec un peu de contestation envers le père (l'ordre social), les pages de l'annuaire de téléphone, à la rubrique « artistes », ne sauraient être confondues avec l'art sociologique tel que nous l'avons défini. François Pluchart, par exemple, estime qu'il « peut fondamentalement trouver à l'art sociologique des antécédents aussi lointains que Courbet, les maniéristes, Le Caravage, etc. » 16. C'est évidemment confondre art « politique » et art sociologique. Nous retiendrons la référence idéologique à Courbet, présidant sous la Commune l'association des artistes qui abattit la colonne Vendôme et qui se déclarait proche de Proudhon : « Nous faisons ensemble un ouvrage qui rattache mon art à sa philosophie et son ouvrage au mien. Nous sommes deux hommes ayant synthétisé la société! L'un en philosophe, l'autre dans l'art. » Mais Courbet, initiateur d'une prise de conscience fondamentale de la relation art/société, n'a pas pour autant déclaré autre chose qu'un « rattachement ». Il n'a pas fondé sa peinture sur la sociologie. Quant aux maniéristes ou au Caravage, pourquoi pas Léonard de Vinci, ou MichelAnge «'artiste) se mettant en colère contre le pape Jules II (le pouvoir), les « désastres de la guerre » de Goya, Jacques Callot refusant de graver « le siège de Nancy » pour le roi, pourquoi pas l'art sociologique de Daumier, l'art sociologique de Picasso peignant Guernica ? Pourquoi pas les pyramides de l'Égypte ? Est sociologique l'interprétation théorique élaborée d'un fait social. Est sociologique un art qui se fonde sur la théorie, l'expérimente ou la visualise. Sinon je pourrai dire que mes rhumatismes sont biologiques, que mon porte-monnaie est mathématique (parce qu'il contient des pièces de monnaie que je peux compter), qu'un caillou est géologique, un zèbre zoologique, mon écriture graphologique; mon corps sociologique, mon pénis sexologique ou mon crayon linguistique ! C'est là qu'intervient le propos confusionniste de ceux qui déclarent le corps « sociologique ». Il faut à cet égard distinguer l'art sociologique du body-art. Ce sont évidemment deux démarches opposées, l'art sociologique recourant au discours rationnel de la sociologie, le body-art mettant en scène le corps, le psychisme ou la violence du cri et de la souffrance, situés souvent par une fausse pétition de principe en amont du discours idéologique. Cela n'empêche pas qu'une sociologie du corps existe. Elle est ébauchée en ce qui concerne son idéologie, sa forme (modes faisant varier les canons de la beauté du corps), sa gestualité (Marcel Mauss), la sexualité, l'érotisme, etc. Les interdits sociaux qui répriment le corps, aussi bien que le vêtement, ont pu faire l'objet de démarches artistiques intéressantes et contestataires. Elles ne sont pas sociologiques, si elles ne renvoient qu'à un contexte idéologique dans lequel elles s'inscrivent, au lieu de mettre en scène l'analyse sociologique du phénomène corporel, c'est-à-dire de recourir à une distanciation analytique. Notre corps est un produit social. Tandis que d'autres essaient d'en faire un rempart, un cri de révolte et de souffrance contre la massification et la manipulation sociale, s'inspirant de Hegel lui-même, de Marx, de Nietzsche, comme l'a rappelé récemment Henri Lefebvre, mais aussi de Reich, de Marcuse, de Bataille, d'Artaud - et c'est diversement la position des artistes du body-art ; la sociologie contemporaine met en évidence qu'il n'y a pas de cri en dehors du langage social, qu'il n'y a pas de corps en dehors de sa connaissance idéologique. Le corps est par excellence un produit social. Il n'est pas le lieu où pourrait s'exercer une communication psychique ou visuelle directe de l'artiste à son public, en amont du discours idéologique, en dehors du langage codé, dans l'innocence idéologique du discours non conceptualisé et non bourgeois - le problème politique de l'art étant qu'il s'exerce dans une société de classe. Cela relève de l'illusion : celle du corps universel, avec lequel l'autre est censé s'identifier, directement sans le détour du social qui est mis en scène. Quand cette représentation du corps s'écarte de l'affirmation individuelle (la souffrance présentée comme irréductible au social), elle tourne souvent à l'allégorie (le tableau vivant narratif de la mythologie psychique), elle perd toute portée critique, elle renvoie à la conscience individuelle hors relation au social. Je n'insisterai pas sur l'immense marché capitaliste de la production du corps. Les pharmacies sont, avec les boulangeries, le commerce le plus répandu dans le monde. Le budget pharmacie des familles françaises est d'ailleurs, selon les statistiques, le plus important au monde. Nombre de médicaments que nous achetons ne sont que du sucre étiqueté d'indications psychiques. Cette pharmacie, dont j'ai fait la caricature en 1975, en proposant les pilules pour le bonheur, pour la fortune, pour être beau, pour se calmer ou s'exciter alternativement, pour les plantes, pour voter, pour lire des poèmes, écouter du violon, pour la marche à pied, pour se changer les idées, pour la mémoire et pour l'oubli, c'est celle de l'imaginaire collectif de la société contemporaine elle-même, dont je proposais presque une image vraie. Toutes ces pilules idéologiques, qui se fondent dans notre corps, qui le produisent, ce sont les pilules que nous avalons quotidiennement en salivant devant les affiches publicitaires, devant l'écran de télévision, en écoutant l'homme politique. Et je ne parlerai pas des produits de beauté, instituts du même nom, pommades, crèmes et vitamines, hydratantes, déshydratantes, grasses, en spray, en suppositoires, en gélules, en eau, en piqûres, en massages électriques, en gaines, en postiches. Le corps est un produit artificiel. Il est vrai qu'au moment où tous ces prolongements technologiques - ces media - selon l'expression de McLuhan - en ont fait ce produit fini, le corps nu est devenu un objet de spectacle parce que nous ne le percevons plus, nous ne le vivons plus en dehors de sa médiatisation. Le soir, quand on a mis sur la table ses lunettes, sa montre, ses vêtements, quand on a pour ainsi dire mis la peau du corps sur la chaise et qu'on se retrouve nu, n'est-ce pas une sorte de scandale? Un objet étranger? Selon l'analyse de McLuhan, l'apparition d'un nouvel environnement technologique renvoie le précédent au niveau du regard esthétique. Ainsi le développement de la vie urbaine a fait de la nature un milieu esthétique pour le citadin. Je crois qu'on peut en dire de même du corps. Cela expliquerait cette montée de l'érotisme, de l'exhibitionnisme, du voyeurisme de notre propre corps et du corps de l'autre, qui est quelque chose d'incroyable. Le regard sur le corps nu agit comme la fiction d'un retour aux sources, à la nature absente, dont nous sommes séparés par la ville industrielle. Le scandale délicieux du voyeurisme serait-il un ultime lieu de communication a-idéologique ? Le corps échappe-t-il à la déchirure et à la mauvaise conscience de la société de classe ? Certains artistes le pensent et se servent de cette impudeur comme d'un support de communication soit pour dénoncer l'interdit social qui pèse sur le corps, soit dans le sens de l'évocation écologique - et paradisiaque - du bon sauvage nu. Mais la société s'est emparée aussi de cet objet. Les plus belles recettes du cinéma international vont aux films érotiques, pornographiques, aux blue movies. Le corps nu et la communication amoureuse sont devenus une marchandise, au centre du marché le plus actif. Le corps nu est médiatisé lui aussi. Il n'y a pas de communication hors langage ou hors code. Dans l'ensemble le body-art s'affirme comme démarche de protestation individualiste contre la société, avec la force d'expression de la souffrance ou de l'évasion psychique ; il ne met que rarement en scène le social, et dans ce cas, il ne recourt pas à une démarche analytique ni à la distanciation qui feraient surgir le langage discursif du discours interrogatif critique. Pour vouloir éviter le langage, la pédagogie, l'analyse considérés comme des « compromis », le body-art s'enferme dans la représentation du corps, dans les pièges de l'expression au lieu d'assurer le va-et-vient nécessaire du langage contre le corps et du corps (mais qu'est-ce en dehors du langage?) contre le langage. Pas d'art sociologique, pas d'intervention des sciences humaines dans l'art, sans ce va-et-vient entre le discursif et le vécu, entre la théorie et la pratique. D'ailleurs les artistes du body-art ne se réfèrent jamais aux sciences humaines, au discours rationnel : ils les exècrent. Ce n'est que par sacrifice à la mode de l'art sociologique et confusion entre sociologique et social qu'ils ont pu accepter qu'on parle à propos de leur travail du « corps sociologique ». De fait, ils ne parlent que du « corps social » et font du « social » sans le savoir ou s'en émerveillent après coup, comme M. Jourdain découvrant qu'il parle en prose.
2. Art sociologique et art militant.
Retour à la table des matières Le projet de l'art sociologique est né de la prise de conscience de la compromission historique de l'art avec l'idéologie dominante. C'est là une « découverte » que les écrivains ont formulée bien avant les peintres. Nous avons encore en mémoire les analyses du Degré zéro de l'écriture de Roland Barthes qui datent de 1953 et qui situent au milieu du XIXe siècle l'apparition de la « conscience malheureuse » ou déchirée chez l'écrivain qui veut continuer à écrire sans servir l'idéologie bourgeoise de |