Artiste-philosophe et sociologue de l’art et de la cyberculture







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application de la sociologie de l'art, ni en quelque sorte la technique de cette science fondamentale, puisqu'il lui est lié par une relation dialectique impliquant sa négation et sa transformation.
Il ne peut non plus en être la simple expérimentation puisqu'il agit dans le champ social réel, avec le but de le transformer à terme (transformer les attitu­des idéologiques et les rapports sociaux de production).


4. La relation avec les sciences sociales,
nécessaire et définitive.
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Sans théorie sociologique, pas d'art sociologique 19.
Le Manifeste 2 de l'art sociologique a rappelé clairement que l'art sociologique est défini par sa relation épistémologique nécessaire avec la science sociologique. Il s'agit là d'une définition générique et non pas descriptive (qui serait inévitablement confuse et limitatrice). Dire que l'art sociologique se fonde sur la théorie sociologique doit être compris dans un sens double, puisque la pratique peut et doit aussi bien mettre en question, contester non pas le principe de ce fondement, mais le contenu théorique de ce fondement. En effet, cette relation est dialectique. La pratique sociologique agit en retour sur la théorie pour la mettre en question, après avoir fondé ses projets sur elle.
Sur ce point l'art sociologique rompt complètement avec la tradition anti-intellectuelle dans l'art. Cette tradition n'est pas une donnée constante de l'histoire de l'art; elle remonte à Proudhon et elle a été exaltée par les impres­sionnistes (dont certains, tels Camille Pissaro, se sont déclarés proudhoniens; les fauvistes, Matisse, l'abstraction lyrique l'ont renforcée. Nous la récusons.
L'aveuglement idéologique que dissimule la référence naïve à la Vie, à la Poésie, à l'Inspiration - « peindre comme l'oiseau chante », disait Matisse - n'est plus justifiable dans une société de classes. L'Innocence poétique est une mystification de la responsabilité politique réelle. La part événementielle et souvent inattendue de la pratique sociologique, au niveau du vécu de l'artiste sociologique dans le champ social réel, compense (et au-delà) le vertige « créatif » de l'artiste traditionnel enfermé dans son atelier. Le plaisir n'y perd rien, au contraire, ni les joies de l'improvisation et les risques. Je dirai même que pratique pour pratique, jamais la fascination mentale et artisanale de la toile en train de se faire sur un chevalet ou le plaisir vaniteux d'un vernissage mondain ne vaudra le plaisir extrême d'une action publique par exemple sur la place de la République de São Paulo, en 1975 ou sur la plazza di Duomo de Milan en 1976, où la foule se pressait autour de ma « Pharmacie idéolo­gique », cela même malgré la présence insistante de la police qui vint par exemple à Milan jusqu'à six fois en trois heures vérifier un document d'autorisation que je n'avais pas en poche, mais dont je pus éviter les injonc­tions à les suivre au poste, en leur offrant, dans le rire général, des « pilules pour lire des poèmes », ou, par inadvertance, pour « guérir les fous »... ce qui ne fit qu'ajouter au plaisir...
Lier définitivement art et sociologie, ce n'est pas déclarer la mort de l'art, à la façon de Hegel annonçant le règne de l'Idée, de la Raison, comme mode de connaissance plus vraie après les étapes successives de la magie, de la religion puis de l'art.
Ce n'est en aucune façon, comme Platon, prendre parti pour la rationalité et exclure le poète de la cité.
Cette tradition idéaliste valorisait l'Idée par rapport au réel. Or à la limite, nous prendrions de préférence la position exactement inverse, cherchant dans la réalité sociale et historique l'origine des idées et non pas l'inverse. Cette position matérialiste établit en fait une relation dialectique entre l'idée abstraite et la réalité concrète. Nous paraissent fondamentales la confron­tation, la négation incessantes de l'un et de l'autre. Il faut varier les points de vue, ou changer constamment d'angle d'analyse ou d'attaque : tantôt opposer la théorie à la pratique, tantôt renvoyer la pratique contre la théorie pour la nier. Ni l'une, ni l'autre ne valent en elles-mêmes, c'est le va-et-vient de l'une à l'autre qui établit un mode existentiel relationnel et une possibilité transfor­matrice, de l'une, comme de l'autre.
Fonder la théorie et la pratique de l'art sur l'analyse sociologique ce n'est pas non plus entrer dans l'illusion du scientisme ou du positivisme. Car nous pensons qu'une théorie est aussi un fantasme idéologique, visant à l'exercice du pouvoir sur le monde. Tout discours est de circonstance (individuelle ou collective), toute théorie est romanesque, fantasmatique, y compris certaine­ment celle de l'art sociologique. Il convient - étant entendu que tout est idéologique, y compris le marxisme, l'art sociologique, les mathématiques, etc., parce que lié aux structures et aux systèmes de valeurs de la société qui les produit - de confronter l'imaginaire au rationnel et réciproquement. Et à cet égard, il faut se méfier du pragmatisme empirique, très fréquent dans la culture anglo-saxonne, qui tend à faire de la sociologie un discours positif, utilisable pour aménager et manipuler la société.
Rejeter de la pratique artistique les moyens conceptuels qu'offre le travail théorique d'analyser ce que l'on fait, de le critiquer, de transformer un événement individuel vague en une expérimentation, mettre un doigt sur la bouche et sa main sur ses yeux quand « l'inspiration sacrée frappe à la porte » et s'en faire le simple instrument, le médiateur aveugle, c'est peut-être vouloir sauvegarder le merveilleux dans un monde bureaucratique. Cela se comprend, comme un refus vitaliste, dans une société désenchantée : sauver les oiseaux de John Cage !
Telle est aussi aujourd'hui la position par exemple de J. F. Lyotard, qui déclare que le discours théorique sur la peinture est désormais une chose anachronique : « il me semble que produire un discours théorique sur la peinture, théorique dans le sens que le mot a aujourd'hui i.e. une métalangue dont le modèle est linguistique forcément, ou langagier strict, je crois que ce serait reconstituer dans la région discursive un dispositif que la pratique picturale, i.e. le domaine d'interprétation qu'il s'agit de comprendre, est juste­ment en train de liquider ou liquéfier » (La peinture comme dispositif libidinal). Heureusement que cela n'empêche pas Lyotard lui-même d'écrire de volumineux textes théoriques...
De ce point de vue, la théorie sociologique a le tort aux yeux des poètes de renvoyer l'art au monde d'ici-bas, alors que l'art est, selon la tradition idéaliste, la porte ouverte sur l'ailleurs, l'au-delà, l'onirique.
Reste à savoir si la réalité d'ici-bas n'est pas plus fascinante que la fiction pauvre de l'ailleurs. Ni l'ivresse de Dionysos, ni la maîtrise sublime d'Apollon selon la distinction qu'établit Nietzsche dans les différentes inspirations de la tragédie, mais le regard des hommes sur les hommes.
Soulignons ici que la préciosité intellectuelle du langage théorique n'est pas une preuve de sa pertinence et encore moins de sa capacité à transformer les rapports de production.
Lénine souligne que « le génie de Marx et d'Engels s'est manifesté entre autres par leur dédain du jeu pédantesque des mots nouveaux, des termes compliqués, des « ismes » subtils, et par leur simple et franc langage » 20.
Inverser la construction des phrases systématiquement et phraser comme une précieuse ridicule ne saurait masquer l'absence de pensée de divers critiques d'art contemporains qui ont déclaré la nécessité évidente de faire progresser une critique d'art trop souvent médiocre et subjective jusqu'à présent, mais qui n'y ajoutent que leur prétentieuse mystification verbalo-intellectuelle. En attendant Molière... dont nous avons bien besoin une fois de plus, combien de temps devrons-nous encore subir des phraseurs du type Lamarche-Trissotin ou Vadel-Pleynet...


5. Pratique artistique
ou pratique sociologique?
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Freud souligne que l'art est moins dangereux que la religion parce qu'il ne se donne pas comme la vérité, mais qu'il se définit comme illusion, en s'opposant à la réalité. Que l'art sociologique renonce à sa catégorie d'art et se propose comme pratique sociologique : est-ce donc un problème ?
En fait l'art sociologique s'inscrit non pas comme image, mais comme attitude critique par rapport au réel; il ne propose pas un univers de substitu­tion, il regarde la réalité elle-même.
Peut-être est-ce en cela qu'il pourra être jugé comme une pratique socio­logique et non plus artistique ? Voire. L'ambiguïté vaut plus à cet égard que la clarification des cloisonnements théoriques.
Considérons donc notre démarche au-delà des limites de l'art, comme une pratique sociologique. Nous appelons pratique sociologique une intervention dans le tissu social conduite à partir du champ de connaissance de la socio­logie, avec le but d'exercer une fonction interrogative critique sur le milieu social. Selon les pratiques expérimentées jusqu'à présent, il apparaît que nous agissons soit avec un matériel pédagogique jouant sur l'ambiguïté avec le statut d'œuvre d'art, soit avec la réalité sociale elle-même (hommes, institu­tions, mass media, etc.). Le support de cette pratique n'est évidemment plus l'œuvre d'art, que nous ne saurions considérer ni comme une fin, ni comme une production résiduelle de visions subjectives, mais la réalité sociale elle-même. La spécificité de cette pratique n'est définie par aucune idée d'auto­nomie, comme dans la tradition idéaliste de l'art, mais par le recours à la sociologie et par la fonction recherchée.
Au-delà du concept d'art, c'est la pratique sociologique elle-même, pensée au sens large, que nous sommes en train d'inventer. En effet, la sociologie est curieusement l'une des seules sciences qui n'ait pas encore inventé sa pratique, si l'on excepte les applications constatatoires concernant les attitudes des électeurs ou des consommateurs. Nous opérons le passage de la théorie à la pratique. Compte tenu de la déontologie de la recherche scientifique, cette pratique ne saurait être partisane, mais seulement interrogative.
Cette pratique est expérimentale et ses résultats, tels qu'ils surgissent, peuvent confirmer ou contredire leurs présupposés théoriques. Chaque expé­rience peut apporter de nouveaux matériaux d'analyse à la recherche sociologique empiriste même si les résultats de l'expérience relèvent d'une interprétation qualitative et non pas quantitative : pourquoi rejeter l'une au nom de l'autre, alors qu'elles sont complémentaires et en fin de compte toujours coexistantes ?
Il faut peut-être à cet égard que la recherche sociologique sache sortir de son lourd appareil méthodologique statistique, car l'évolution sociale, si elle est dialectique, échappe à nos possibilités d'analyse selon des structures ma­thématiques. Les hypothèses mêmes de toute investigation statistique relèvent de l'analyse qualitative, avec l'esprit de finesse que Pascal opposait à l'esprit de géométrie.
Soulignons par exemple que les « enquêtes » de Jean-Paul Thénot, sur des échantillons « représentatifs » de cent à trois cents personnes, n'ont pas pour but d'obtenir des résultats scientifiques sur les attitudes psychiques des différentes catégories socio-professionnelles. Les questions posées sont très étrangères à celles des instituts d'enquête, qui les jugeraient bizarres ou margi­nales : elles visent à exercer une fonction interrogative, que la communication des résultats globaux aux personnes interviewées rend critique. Il n'empêche que cette pratique sociologique pourrait suggérer au sociologue de nouvelles voies de recherche.
Même si l'expérience de Fred Forest avec le journal Le Monde, qui a fourni 800 réponses, ou mon investigation des communications artistiques marginales qui ne porte que sur 500 artistes environ, ne peuvent pas être retenues statistiquement, ces démarches fournissent cependant des résultats fort significatifs, dont la typologie intéresse évidemment le sociologue.
Soulignons sur ce point que l'importance fondamentale de la théorie socio­logique dans ce travail, le recours à la méthodologie des sciences sociales par Jean-Paul Thénot, la collaboration permanente de Fred Forest avec des sociologues ont abouti de façon normale à cette pratique sociologique pour laquelle nous avons chacun, avant même de nous rencontrer, opté tous trois dès le début. Et nous sommes au début d'une série d'expériences nouvelles, que d'autres viendront poursuivre avec nous et après nous.
Nos difficultés sont grandes, cela va de soi, dans la mesure où cette pratique sociologique est à inventer, ainsi que ses méthodes. La sociologie peut nous proposer des méthodes de recherche, des techniques d'enquête, mais pas de méthodologie pour une pratique active. Nous l'élaborons d'expérience en expérience, avec plus ou moins de succès d'une fois à l'autre. Car nous n'agissons pas sur des documents ou sur des données quantitatives élaborées, mais sur la réalité sociale, c'est-à-dire sur les autres et sur nous-mêmes, sur nos attitudes, sur nos préjugés enracinés, sur nos mentalités, sur nos rôles et nos comportements intellectuels, moraux, physiques. Rien n'est plus difficile, rien n'est plus incertain, alors même que la théorie sociologique nous fait souvent défaut dans ces domaines, de sorte qu'il faut l'élaborer nous-mêmes, alors même que toute expérience sociale est du domaine de l'imprévisible.
Notre attitude consiste non seulement à déborder la catégorie « art » (encore que mon travail personnel porte tout particulièrement sur la critique de l'idéologie artistique), mais aussi à questionner et mettre en doute le discours sociologique universitaire dont nous nous servons, en lui opposant en retour la réalité concrète des expériences réalisées. Notre but n'est ni l'art ni la sociologie, mais l'intervention dans le champ social. Art et sociologie n'en sont que des moyens, ceux qui s'offrent à nous. actuellement avec le plus d'adéquation par rapport à la société dans laquelle nous agissons. Ajoutons, pour compléter le débat avec Vilém Flusser, que notre principe selon lequel « toute connaissance est idéologique » s'accorde à sa conception de l'intersub­jectivité de cette connaissance. Le but ne peut plus être cette connaissance (qui a perdu sa vertu philosophique en devenant positiviste), mais bien l'action elle-même, avec les autres. Nous souhaitons que se généralise la conscience du caractère idéologique et intersubjectif de cette connaissance, qui est de fait (et n'a jamais cessé d'être) de façon ambivalente, soit l'instrument de tous les pouvoirs qui s'exercent par rapport à l'individu, soit le chemin d'une pensée plus libre. Tout dépend de l'attitude que l'on, choisit.
À l'inverse de Feuerbach qui, dans ses Principes de philosophie, écrivait au milieu du XIXe siècle que « la pratique résoudra les doutes que la théorie n'a pas résolus », il semble aujourd'hui que c'est habituellement la théorie qui élimine ses doutes et se présente comme un discours affirmatif cohérent tournant au dogme, tandis que la pratique remet en question la théorie, y introduit le doute nécessaire, par l'ambiguïté et les contradictions qu'elle doit toujours assumer et qu'elle ne peut jamais résoudre.

Théorie de l’art sociologique
Chapitre II
Penser le matérialisme

1. À quelle sociologie recourir ?

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Notre projet implique donc de recourir à une sociologie matérialiste. Matérialiste ne veut pas dire nécessairement marxiste, en ce sens que le marxisme est devenu un positivisme, une science échappant à la tare de l'idéologie. Le marxisme a maintenu à son avantage la conception tradition­nelle de la vérité, puisqu'il se considère comme vrai, comme 2 et 2 font 4. Selon la conception marxiste, il y a d'une part l'idéologie bourgeoise, d'autre part la vérité marxiste. On nous permettra de penser que la vérité marxiste est aussi idéologique que l'autre, puisque la structure même de la logique est inévitablement idéologique. Ce point de vue nous parait plus matérialiste que le point de vue marxiste.
Le centre du débat idéologique contemporain parait être fondamentale­ment la tentative, par opposition à la tradition idéaliste, de penser le matérialisme. Les tentatives en ce sens de Reich, Fromm, du groupe Tel Quel, parmi beaucoup d'autres, ont orienté le questionnement philosophique actuel et c'est là aussi que nous situons la position de l'art sociologique.
Il s'agit de rechercher comment l'histoire de la matière, c'est-à-dire de la société, a déterminé les modes de la pensée idéologique. Rechercher dans l'analyse de la réalité sociale et historique le pourquoi des grands courants idéologiques, plutôt que dans le postulat d'un au-delà spirituel et transcen­dantal; rejeter toute explication spiritualiste ou religieuse postulant un dieu transcendant, et expliquer ici-bas de façon interne à ici-bas ; le matérialisme se définit avant tout par le lieu où la volonté situe la recherche possible de la pensée. Est matérialiste toute pensée qui situe exclusivement dans le lieu social l'origine de toute question et de toute réponse.
Penser le matérialisme, c'est donc d'abord affirmer la volonté constante d'échapper à l'explication idéaliste qui a profondément orienté notre culture depuis des siècles. C'est un refus de l'illusion idéaliste, refus opiniâtre, mais très difficile à maintenir constamment contre la force de l'habitude mentale.
C'est aussi la tentative d'une élucidation pertinente non pas du quoi, mais du pourquoi. Le matérialisme doit exclure toute pensée ontologique, de l'être en soi, pour analyser seulement ce qui est possible, c'est-à-dire des rapports. Trianguler l'analyse du réel social en changeant constamment de point de regard.
Peu importe de démontrer que les idées viennent de la matière. Personne ne le pourra jamais. Mais le refus de l'ontologie, qu'opère le matérialisme, n'implique pas de démontrer comment la matière produit les idées qui n'en seraient qu'un reflet.
Qu'est-ce que le matérialisme ? Le concept en est problématique par définition. Disons que le matérialisme réalise par rapport à l'idéalisme une révolution idéologique de type copernicien, en situant son lieu d'application ici-bas sans recours à la transcendance. Il est le désenchantement du monde mais aussi la fascination du social. Lejeune Marx, dans ses manuscrits philo­sophiques, analysant les écrits de Feuerbach, suggère que le matérialisme fasse « du rapport social de l'homme à l'homme le principe de base de sa théorie ». C'est dans son analyse économique que Marx propose de considérer que ces rapports sociaux soient une superstructure, donc un effet des infrastructures économiques, c'est-à-dire des modes matériels de production.


2. La dialectique.

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Il faut dialectiser le rapport matière/idée. Lénine dit « qu'au sens propre, la dialectique est l'étude de la contradiction dans l'essence même des choses ». À cet égard, le concept d'art sociologique répond à l'exigence dialectique. Mais la théorie léniniste du « reflet », les superstructures idéologiques « reflétant » les infrastructures économiques, si elle est tout à fait matérialiste, ne paraît pas toujours dialectique. L'art comme reflet serait toujours conservateur. À la différence des conceptions mécanistes du reflet, de la « reproduction », il faut admettre que les superstructures puissent réagir dialectiquement sur les infrastructures qui les ont produites et modifier celles-ci. Mao Tsé-toung a clairement souligné le point en critiquant le matérialisme mécaniste et en soulignant que la pratique n'est pas toujours supérieure à la théorie : « Certes, les forces productives, la pratique et la base économique jouent en général le rôle principal décisif, et quiconque le nie n'est pas matérialiste. Mais il faut reconnaître que dans des conditions déterminées les rapports de production, la théorie et la superstructure peuvent, à leur tour, jouer le rôle principal, décisif... Nous devons reconnaître l'action en retour de l'esprit sur le matériel, de la conscience sociale sur l'être social, de la superstructure sur la base économique. Ce faisant, nous ne contredisons pas le matérialisme, mais évitant de tomber dans le matérialisme mécaniste, nous nous en tenons ferme­ment au matérialisme dialectique. » 21
Le matérialisme n'implique aucunement de nier l'action des idées sur les infrastructures, dès lors qu'elles ont pris force d'existence. Là où le marxisme n'a pas appliqué ses propres principes, là où Gurvitch parlait universitairement de « réciprocité de perspective », il faut affirmer l'existence d'une relation dialectique permanente. Le matérialisme, s'il affirme l'origine matérielle des idées (attention au problème de l'« origine » qui est toujours faux), ne peut nier le choc en retour toujours possible, voire toujours réel, des idées et des hommes qui y croient. L'analyse que Max Weber a consacrée à l'influence de l'éthique protestante sur le développement du capitalisme n'est pas spiritualiste ou idéaliste, elle ne fait intervenir aucune force transcendantale dans le cours de l'histoire humaine, mais simplement la force réelle de la croyance religieu­se qui motive de nombreux hommes. De multiples événements de l'histoire, ancienne ou récente, démontrent à ceux que n'aveuglent pas de dogmes intel­lectuels, le rôle parfois déterminant des idées, ou des courants idéologiques, en dehors de toute crise économique. Il est évident que Mao Tsé-toung a parfaitement compris la dialectique de cette relation, quand il a lancé en Chine la révolution culturelle. Sans quoi la théorie léniniste du « reflet » aurait dû lui épargner le souci de cette révolution, à partir du moment où étaient accom­plies la révolution au niveau des modes de production et la dictature du prolétariat.
Ce point est extrêmement important, sur le plan théorique comme sur le plan pratique.
En effet il nous permettra de faire l'économie d'un faux débat au sujet des structures sociales : faut-il considérer les modes de production ou l'organi­sation sociale? Ainsi, pour les marxistes, il va de soi que c'est l'appropriation privée des biens de production agraires qui a suscité l'éclatement de la structure tribale indivise et l'apparition de la famille conjugale. Tandis que d'un point de vue matérialiste, il est parfaitement possible de penser que c'est l'éclatement de la famille indivise à partir d'un seuil critique de sa croissance (ou de son extension) qui a provoqué l'apparition de la famille conjugale, de l'identité patronymique et non plus totémique et l'appropriation privée des biens de production. Est-ce Goldmann qui a raison d'établir la structure homologique entre les productions culturelles et les différents stades du déve­loppement du capitalisme, ou ne peut-on pas établir cette homologie struc­turale entre les productions culturelles et les structures politiques et familiales d'organisation de la société ? Peu importe à vrai dire, car la relation entre les structures sociales et les structures économiques est elle-même active et dialectique. Encore penserai-je que cette seconde démarche est plus adéquate et moins risquée, parce que l'organisation sociale et familiale est un modèle de schématisme mental plus conscient, plus direct et donc plus actif dans le processus de création artistique, que les infrastructures économiques, dont la conscience, historiquement toute récente, n'intervient peut-être pas dans la création artistique occidentale avant le XIXe siècle.
D'autre part, le fait que cette relation d'homologie structurale ne soit pas un simple processus de reproduction mécanique, mais doive être pensée de façon dialectique, explique les décalages qui peuvent apparaître entre les crises politiques et les crises artistiques. Certes, en période de stabilité sociale, l'homologie devient un reflet stable : ce sont les périodes d'académisme artisti­que. Dans le cas de la révolution française, la réaction de la bourgeoisie, une fois au pouvoir, provoque le néo-classicisme, tentative culturelle de stabilisa­tion d'un ordre social qui sert ses intérêts, mais que menacent les tentatives révolutionnaires. Il faut attendre 1874 pour que l'impressionnisme, faisant enfin écho, avec près d'un siècle de retard, à la crise de 1789, menace l'art officiel néo-classique. Ainsi s'expliquent aussi les contradictions, carac­téristiques des périodes de crise, entre les textes théoriques des artistes et leurs propositions picturales, contradictions qui embarrassent tant les historiens d'art et les esthéticiens mais qui, à l'inverse, éclairent la recherche sociolo­gique. Citons par exemple le cas de Kandinsky, qui révolutionne la pratique picturale en inventant l'art abstrait, mais qui se justifie dans « Le spirituel dans l'art » Par des considérations tout à fait réactionnaires tendant à restaurer la tradition spiritualiste de l'art sacré.
Ces analyses sociologiques sont nécessaires pour interpréter la situation idéologique de l'art contemporain et connaître la signification, les enjeux des grands courants culturels qui l'animent. Elles permettent de comprendre ce que l'on fait soi-même, de le critiquer, de mettre l'art en question et d'élaborer une démarche pertinente. Elles sont à l'origine de mes propres expériences et du nom d'art sociologique que je leur ai donné.
La conscience de la relation dialectique entre infrastructures et super­structures permet en outre d'espérer que le travail artistique puisse intervenir réellement dans le champ social et modifier à terme ses valeurs et ses structures, malgré tout le scepticisme que nous pouvons éprouver nous-mêmes ou rencontrer chez les autres à cet égard. Non seulement l'art sociologique opérera une rupture dans l'histoire de l'art, mais il peut, en tant que pratique sociologique, s'il s'appuie sur des analyses théoriques pertinentes et si nous en avons la force,. transformer certaines valeurs dans la conscience occidentale.
C'est Mao Tsé-toung qui déclarait dans les Entretiens sur la littérature et l'art, à Yenan en 1942 : « La littérature et l'art sont subordonnés à la politique, mais ils exercent, à leur tour, une grande influence sur elle (...) la révolution ne peut progresser et triompher sans la littérature et sans l'art, fussent-ils parmi les plus simples, parmi les plus élémentaires ». Et reprenant cette idée de Lénine selon laquelle l'art est « une petite roue et une petite vis » du mécanis­me général de la révolution, Mao Tsé-toung, qui a donné l'importance que l'on sait à la tactique de la révolution culturelle, s'emploie à souligner que sans cette petite roue, c'est tout le mécanisme qui est bloqué!
Pour amusante qu'elle soit, nous refusons la formule où Lyotard ironise sur « la dialectique, ce fourre-tout des scepticismes et nihilismes, ce prêt-à-porter de la mélancolie » (Adorno come diavolo). En fait l'énergétisme magique de Lyotard propose des flux, des afflux, des condensations, une tout autre mécanique que celle de Marx, une mécanique des fluides (magnéti­ques ?), là où le discours marxiste, parce qu'il est discursif, propose des néga­tions de négation. Autrement dit encore, Lyotard se désintéresse de la dialectique parce qu'il la situe au niveau du dispositif langagier, dont il refuse l'économie pour adorer l'énergie mythique. Là où la dialectique d'Adorno nie, désenchante, détruit la totalité réconciliatrice, Lyotard s'embarque avec enthousiasme dans le grand courant des flux vitalistes, ces flux qu'une fois ou l'autre il appelle « errants », mais qui au fond sont à ses yeux la source créatrice à son origine toujours continuée. Il y a du spinozisme chez Lyotard et la dialectique n'est qu'un dispositif mélancolique du manque, elle ne saurait à ses yeux rien modifier de l'être. L'être c'est l'énergie, non opposable à elle-même, non divisible, non dialectique. Là-bas Lyotard voguera sans nous.

3. Toute connaissance,
toute expression sont idéologiques.

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Ce qui nous étonne, c'est le refus idéologique de faire intervenir par rapport à l'art d'autre approche scientifique que celle de la psychanalyse ou de l'« économie libidinale » qui vise à justifier idéologiquement la production de l'art. Aussi fascinante que semble cette analyse, soit qu'elle considère la pro­duction artistique comme l'expression névrotique d'un manque (Freud), soit qu'elle le considère comme un plus (Lyotard), elle situe l'art dans un stade d'innocence pré-idéologique, en oubliant qu'elle est elle-même un discours idéologique et que l'imaginaire nous est inconnu en dehors de l'interprétation culturelle et donc idéologique que nous en formulons.
Kant avait montré que toute notre connaissance est « phénoménale » et qu'il est vain de philosopher sur l'ontologie nouménale. Il faudra bien qu'on finisse par admettre que toute notre connaissance est idéologique, même notre interprétation de l'irrationnel, même la mathématique, même 2 + 2 = 4, même le marxisme, même le texte que j'écris en ce moment. Et à moins de se prendre pour un métaphysicien (problématique de Kant) ou de se prendre pour un medium ou un inspire (problématique du règne surréaliste de l'inconscient), nous ne pouvons connaître l'inconscient ou l'exprimer qu'en termes idéolo­giques. Or la définition de l'idéologie, c'est qu'elle fait intervenir le système de valeurs et la structure de la société qui la produit. Elle informe toute connaissance et toute expression selon les modèles sociaux.
Erich Fromm souligne que « le concept marxiste d'idéologie » a le même sens que la « rationalisation freudienne ». Nous préciserons que si en effet une idéologie est la rationalisation justificative du comportement d'un groupe social en fonction de sa mythologie et de ses intérêts, cette idéologie n'étant jamais pensée comme telle, mais affirmée comme la vérité, cette conception de l'idéologie dépasse le concept marxiste de l'idéologie dite par définition « bourgeoise » en ce sens qu'elle atteint toute théorie et exclut le positivisme, même celui du « socialisme scientifique ». Affirmer que toute connaissance est idéologique, c'est simplement tenir compte des conclusions élémentaires de la sociologie de la connaissance, qui, en tant que théorie critique, montre que la logique et le système de valeurs impliqués dans une rationalisation dépendent étroitement de la société qui les produit et dont l'organisation sociale sert de matrice. Les analyses de Durkheim à propos des « Formes élémentaires de la vie religieuse » demeurent importantes. Elles montrent que l'organisation des castes et des fonctions sert de modèle à la classification des espèces et des genres. L'évolution des modèles mathématiques, notamment ceux de la géométrie, mais aussi de l'arithmétique, de l'axiomatique, des systèmes de postulats, est étroitement dépendante de l'évolution des structures sociales, depuis la caste de la famille indivise jusqu'à l'éclatement de la famille dans la structure sociale contemporaine. Il semble que ce rapport vécu, de l'individu au groupe, soit une structure « génétique », comme dirait Goldmann, du schématisme mental lui-même.
2 + 2 = 4 n'existe pas dans une société non comptable : ce mode de pensée opératoire, cette combinatoire abstraite n'intervient pas dans une société où l'identité individuelle n'est pas pensée et où domine l'appartenance au groupe et à son totem. Cela n'existe pas - c'est la même chose - dans une société, à communication orale, antérieure à toute alphabétisation, phénomène lui-même lié à l'apparition de l'individualisme, de l'identité, et du partage schizophré­nique entre connaissance vécue et abstraite.
Les principes mêmes de la logique de la participation opposée à la logique de l'identité sont liés à des sociétés différentes, même s'ils coexistent encore dans la société industrielle contemporaine, notamment dans les croyances religieuses et superstitieuses. Ainsi la mathématique moderne des ensembles enseignée aux enfants des écoles est fondée sur la logique identitaire et classi­ficatrice de la société bourgeoise contemporaine. Elle justifie avec la caution mathématique la structure sociale de notre société, elle l'enseigne comme « vraie » ! Elle sanctionne (avec un système de notes et examens) ceux qui ne l'apprennent pas et déclare leur exclusion ou appartenance à l'ensemble E social de référence !
Nous éliminerons donc de notre analyse tout positivisme ou scientisme, pour y faire toute sa place à une attitude « relationnelle » et critique.
Le rationalisme est un instrument idéologique d'analyse et de maîtrise du monde extérieur (y compris nous-mêmes); il n'est pas vrai, il est pertinent quand il est critique, dangereusement faux quand il est scientiste.
N'oublions pas, par exemple, que la psychanalyse et sa rationalisation sont nées de l'intérêt de Freud ou de Breuer pour des phénomènes dits parapsycho­logiques et irrationnels comme l'hypnose, les cures hypno-suggestives ou l'hystérie.
L'exemple de la psychanalyse et sa prétention hautement scientifique, si nous considérons ses déterminants idéologiques de la fin du XIXe siècle, doit nous rappeler à la prudence : nous y percevons peut-être mieux qu'ailleurs la difficulté du partage entre rationalisme et délire, vertige et répression idéolo­gique, technique curative, démystification critique et processus d'intégration sociale douteux. Le rationalisme est une rationalisation qui comporte des dangers quoique moins extrêmes peut-être que ceux de l'obscurantisme.


4. Une conception matérialiste
et dialectique de l'imaginaire.
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Contrairement à l'idéologie traditionnelle de l'art, domaine de l'irrationnel, du mystère, de l'inépuisable, de l'onirique, d'un imaginaire ersatz du dieu transcendantal dont l'artiste deviendrait le medium ou le visionnaire inspiré (grâce éventuellement aux techniques surréalistes de l'écriture automatique ou du cadavre exquis), l'art sociologique est évidemment une démarche réaliste. La réalité est plus riche, plus fascinante, plus obscure même que l'imagerie factice qu'y puise notre fonction imaginative, fût-elle sollicitée ou dévoyée par notre inconscient et nos traumatismes infantiles. Notre imaginaire est un phénomène collectif, qui varie selon les sociétés et les époques. L'imagination n'est pas une faculté créatrice d'images « ex nihilo », mais c'est une activité de connaissance et d'adaptation au réel, capable de recombiner de façon inédite les données de notre connaissance. Sartre a proposé une analyse pertinente de cette fonction existentielle de l'imaginaire.
Dialectique, l'imagination l'est par sa faculté de synthétiser des éléments contradictoires ou illogiques empruntés au réel. Matérialiste, elle l'est en ce sens que « la vie sociale est la seule source de la littérature et de l'art et elle les dépasse infiniment par la richesse vivante de son contenu » (Mao Tsé-toung. Entretiens de Yenan).
C'est en ce sens qu'on a pu en faire parfois une faculté révolutionnaire en la confondant avec l'idée de déviance. Mais c'était une illusion dans une société où même les révolutionnaires acceptent l'idéologie dominante et idéa­liste qui la considère comme une faculté créatrice.
Une théorie matérialiste dialectique de l'imaginaire fait seulement état d'une faculté fabricatrice ou à la limite prométhéenne (pour tenir compte des mythes qui ont leur part dans la relation imaginaire de l'individu à la société). Intervient en ce lieu de l'inconscient névrotique et de son énergie illusionniste la théorie freudienne du refoulement et de la sublimation qui ne contredit pas au matérialisme et que nous évoquerons en présentant des éléments de socio-analyse.
Freud a eu le mérite de nous proposer une théorie de l'imagination suscep­tible de démystifier sa qualification habituelle de créatrice : « l'imagination créatrice est incapable d'inventer quoi que ce soit, elle se contente de réunir des éléments séparés les uns des autres » (Introduction à la psychanalyse).
Nous devons donc lutter contre l'interprétation mystificatrice constante de la pensée idéaliste. Après le monde des idées platonicien, la transcendance déiste de la religion judéo-chrétienne, le monde onirique des surréalistes (con­ceptions selon lesquelles la réalité d'ici-bas n'aurait jamais été qu'un pâle reflet, médiocre et illusoire), la tradition idéaliste occidentale marquée par ces trois étapes demeure toujours dominante. En fait - et cela malgré les confu­sions aberrantes entre le surréalisme et le communisme - cette mystification idéologique a servi des intérêts de classe, en faveur des systèmes politiques en place. L'extrême confusion philosophique qui règne en cette question a empêché jusqu'à présent, même de la part des marxistes (traditionalistes et idéalistes sur ce point), la formulation de cette conception matérialiste dialectique de l'imaginaire qui nous paraît aujourd'hui nécessaire.
C'est évidemment le recours à l'analyse sociologique de l'art et de la société, qui doit permettre d'opérer une démystification de l'idéologie de l'imaginaire où l'art, maintenant comme avant, puise son discours justificatif. C'est ce que j'ai appelé « dire la vérité sur l'art » et qui devient évidemment une des tâches les plus urgentes de l'art. Voilà le scandale pour nos adversaires. L'artiste devrait « écouter les voix du silence », « dialoguer avec l'invisible » ; mais exercer son jugement critique au lieu de suivre son inspiration, penser à la fonction de l'art dans la société, et en tenir compte : non point, car ce serait le suicide du rossignol et la faillite du marchand!


5. Une conception matérialiste
de la liberté.


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Il est bien évident que nous rejetons la conception idéaliste de la liberté où l'homme est sinon causa sui du moins cause efficiente et autonome de ses pensées et de ses actes. Une telle liberté est une fiction.
À tout le moins la conscience de nos propres déterminismes naturels, sociaux et psychiques est-elle une condition nécessaire de l'exercice de notre liberté. Engels, dans l'Anti-Dühring, fait la part entre le déterminisme (la nécessité) et la liberté en suggérant que cette liberté est la conscience de nos déterminismes : « La nécessité n'est aveugle que dans la mesure où elle n'est pas comprise (...) La liberté est l'intelligence de la nécessité. » Cela suppose de concevoir cette liberté comme dialectique, l'homme étant « l'ensemble de tous les rapports sociaux » et des déterminismes naturels qui le produisent.
Pourrait-on dire que la fiction de la liberté individuelle dont nous croyons faire l'expérience incessante, c'est la non-conscience des déterminations de notre inconscient qui nous font agir, dans le détail de chaque circonstance? Ou le conflit conscient que suscitent les pulsions contradictoires qui nous agitent et par rapport auxquelles nous prenons la décision d'opter dans un sens plutôt que dans l'autre soit par un acte libre et volontaire, soit sous l'effet de la plus forte des pulsions qui interviennent ? Le débat de conscience, sans cesse conflictuel ou dialectique, est-il le lieu où nous situons l'illusion de notre liberté ? Une telle conception d'un déterminisme psychique peut laisser sa part à la liberté dans la mesure où parmi ces pulsions décisives certaines concer­nent notre projection sociale dans l'avenir et se réfèrent donc moins à notre psychologie qu'à de nouvelles possibilités résultant de la dialectique de ce déterminisme. Cela tient notamment au fait de la contradiction fréquente entre les pulsions psychiques qui exigent, selon ce que Freud appelle « le principe de plaisir », leur satisfaction, et les contraintes de la vie sociale (« principe de réalité ») qui interdisent cette satisfaction et opposent des projets socialisés aux désirs individuels : en termes freudiens, la liberté est le lieu dialectique des décisions entre les exigences du ça, du moi et du surmoi.
Une telle conception n'est pas incompatible, au contraire, avec la concep­tion sociologique critique de la liberté qui se définit comme la conscience individuelle des déterminismes sociaux, et de leur interprétation idéologique.
La raison critique capable d'augmenter la connaissance des déterminismes individuels (Freud) et des déterminismes sociaux (Marx) permet d'accroître la marge de la liberté de jugement et de décision. Une telle conception de la liberté n'exclut pas de concevoir que l'analyse freudienne de la psychanalyse individuelle soit élargie à une socio-analyse expliquant le rôle de la situation sociale de l'individu dans la détermination de ses pulsions inconscientes (idéo­logie des rapports sociaux père-mère-enfant, interdits sexuels divers, etc.), indépendamment des pulsions d'ordre physiologique dont nous postulons l'existence mais que nous ne connaissons de fait qu'à travers leur interprétation culturelle, c'est-à-dire idéologique et variable. (Il paraît invraisemblable de parler du complexe d'Oedipe dans une société non occidentale par exemple.)
Une telle conception de la liberté est basée sur une idéologie matérialiste et c'est à ce titre que nous la retenons pour nous opposer à l'idéologie domi­nante et idéaliste de la liberté comme cause autonome d'efficacité du sujet. Il est clair que cette conception matérialiste ne saurait être mise en jeu sans que place soit faite à l'apport du freudisme et plus particulièrement d'une socio-analyse. Erich Fromm a eu ce mérite de relever dans le marxisme ce qui peut être la base d'une psychologie matérialiste, distinguant entre les pulsions « fixes », les pulsions « relatives » aux variations de l'organisation sociale et les « besoins ».
Il est essentiel de postuler le lieu d'exercice de cette liberté (ce postulat est théorique, mais il est clair qu'il renvoie au lieu de la pratique réelle et sociale de l'homme) pour que se justifie le projet de l'art sociologique.
Cela suppose évidemment une conception de l'homme comme être conflictuel que nous postulons et en outre l'idée que cet homme entretient un rapport conflictuel avec son milieu (naturel ou surtout social : l'autre, le groupe, l'autorité, etc.). C'est dans l'option entre les contradictions que s'exerce la liberté de l'homme, cette liberté dialectique que seule sa situation dialecti­que rend possible comme nécessité d'opter et comme possibilité d'innover, en ce sens que la négation de la négation implique un saut vers ce qui est autre que la combinatoire déjà connue et déjà contenue dans la thèse et l'antithèse que surmonte l'individu.
Sans dialectique, pas de liberté en son sens matérialiste. Les deux concepts théoriques sont fondamentalement liés, exprimant l'un une situation historique individuelle, l'autre un acte, la pratique de cet individu.
6. La pseudo-autonomie de l'art.

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Il est étonnant de constater que l'idéologie idéaliste dominante de l'art règne aussi bien, en ce qui concerne les arts plastiques, parmi les marxistes que parmi les théoriciens bourgeois. Marx s'étonnait d'admirer les sculptures antiques. Nikos Hadjinicolaou, auteur d'une étude orthodoxe intitulée Peinture et lutte de classes qui ouvre son propos en affirmant que l'histoire de l'humanité est l'histoire de la lutte des classes, éprouve le besoin d'inventer un concept spécifique pour sauvegarder l'autonomie de l'art : l'idéologie imagée. Il est pourtant clair que ce sont les mêmes idéologies sociales qui déterminent aussi bien les attitudes politiques que culturelles, quand bien même leurs modes d'expression auraient une spécificité. Il n'y a fondamentalement pas d'idéologie autonome de l'art : celui-ci participe des courants idéologiques en jeu. Il faut tenter de mettre fin à ce cloisonnement des diverses activités sociales qui permet de sauvegarder l'autonomie fictive de l'art.
Pourtant la tradition idéaliste n'a pas toujours affirmé l'autonomie de l'art, bien au contraire. Pour Platon, le beau, qui appartient à la sphère des idées, est le domaine transcendantal du vrai, du bien, de Dieu, que le sage contemple et lui seul; ici-bas, dans la caverne, nous n'en voyons que des illusions maté­rielles. Le poète est un menteur que Platon exclut de la cité. Platon affirme donc l'autonomie du beau en tant qu'idée, non pas celle de l'art.
L'art sacré du Moyen Âge présente les images de Dieu, de ses apôtres, de ses saints et de ses fidèles sur terre selon des codes symboliques. L'art ne représente pas le monde réel, ni le monde transcendantal, il permet symboli­quement le passage de l'un à l'autre; il évoque la transcendance, il ne vaut jamais pour lui-même, pour lui seul. Peut-être sont-ce des écoles comme celle de l'art pour l'art au XIXe siècle, de Kandinsky ou du suprématisme de Malevitch au XXe siècle, qui ont favorisé cette idée d'autonomie, que curieusement les penseurs marxistes ont soigneusement respectée. On peut se demander si l'idéologie de l'art n'a pas été plus autonomiste au XIXe siècle et au XXe siècle que dans les époques antérieures!
Le tableau d'orientation (pp. 78-79) suggère des recherches à faire en ce sens tout au long de l'histoire.
Aussi schématique et partiel que soit un tel tableau, il montre clairement que « l'autonomie de l'art » est un mode de la tradition idéaliste renvoyant toujours à un « ailleurs » transcendantal, opposé par le système des valeurs à l'ici-bas.
Les ersatz de dieu se sont appelés diversement l'inspiration, l'onirique, l'inconscient, le mental (Malevitch), voire ouvertement le spirituel (identifié au psychisme et à son Principe de la Nécessité Intérieure par Kandinsky) ou l'âme. Ils se maintiennent en force et les réalismes divers qui, de Courbet à l'art sociologique, s'y opposent restent très minoritaires et mal vus.
Le marxiste Adorno lui-même, dans sa Théorie esthétique 22, reste fidèle à l'idée de « pur concept d'art », de « l'être-pour-soi de l'art ». Il soutient que « l'histoire de l'art est l'histoire du progrès de son autonomie »; « lorsqu'il ne parvient pas à cette transcendance, l'art perd son caractère d'art », écrit Adorno, convaincu que « les oeuvres d'art sont quelque chose de spirituel » et qui déclare même y découvrir une sorte d'« apparition céleste » : « les oeuvres d'art sont en accord avec elle dans sa transcendance supra-humaine qui se dérobe au monde des choses ».
En fait, il reconnaît par ailleurs que l'art est lié à la société et conclut au « caractère ambigu de l'art comme autonome et comme fait social », l'en-soi de l'art étant ce qu'il ne représente pas, ce qui resterait une fois réduite la part anecdotique ou historique liée aux déterminismes sociaux du moment. Ainsi apparaissent les oeuvres d'art comme des « monades sans fenêtres », ce qui est très proche de la conception du suprématisme de Malevitch, mais aussi ce qui paraît être une position très éloignée du matérialisme qui doit refuser fondamentalement l'idée de l'autonomie de l'art.
Alors qu'Adorno pense que « les oeuvres d'art ont toujours une de leurs faces tournées vers la Société » 23, la question se pose : quelle est l'autre, quelles sont les autres faces? Cela semble très difficile a penser, a moins de s'inscrire dans une formulation idéaliste.
À l'opposé d'Adorno, demeuré en chemin par respect de l'idéalisme, ce qui est surprenant de la part d'un marxiste, il faut affirmer radicalement - car c'est la seule pensée qui se puisse expliciter - que toutes les faces de l'art sont tournées vers la société, qu'elles reflètent et sur laquelle elles réagissent.
Nous rejoignons sur ce point J. F. Lyotard, qui oppose la dilution au cloi­sonnement des territoires : « une espèce de distinction des codes qui circonscrivent des régions » ; « il faut détruire la région picturale en tant que l'un des Beaux-Arts, en tant qu'institution, il faut détruire sa pseudo-auto­nomie, qui est une autonomie idéologique ».
Il est clair que l'apparition de nouveaux media (photographie, cinéma, vidéo, le corps, etc.) ainsi que de matériaux pauvres, non connotés esthétique­ment (déchets industriels, terre, concepts, etc.) a remis en question l'idée de l'art comme expression crispée dans les rapports formels possibles de matériaux culturels nobles : peinture, dessin, marbre, bronze, etc. (le supré­matisme apparaît par exemple comme un formalisme crispé).
L'idée d'autonomie de l'art devient moins évidente quand l'artiste utilise de la paille ou un vidéo, ou simplement agit avec son corps dans le milieu social. C'est alors l'idée de communication qui s'impose dans la démarche et non plus celle d'autonomie liée de fait à une fétichisation de l'œuvre d'art.


L'aliénation idéologique de l'art : la tradition idéaliste
















quelques exemples en ordre chronologique

sociétés dites archaïques

Grèce antique

sociétés théocratiques
du Moyen Âge

Renaissance

AILLEURS

Le monde magique

Le monde des essences

dieu, le beau, le vrai, le bien

Dieu

Dieu fait homme



















Pas d'« art »

pas d'ici-bas

séparé de l'au-delà
Langages et rites établissent la médiation du groupe avec les forces magiques de l'univers.

Le beau platonicien renvoie à dieu. La mythologie renvoie aux dieux Apollon ou Dionysos.

Art sacré

Images artistiques iconiques illustrant et justifiant par symboles la gloire de Dieu et le pouvoir ici-bas de ses représentants.

prise en compte d'ici-bas (représentations de la 3e dimension par la perspective) mais maintien de la fonction glorification de Dieu représenté ici-bas fait homme.


ICI-BAS

(lieu social)




L'aliénation idéologique de l'art : la tradition idéaliste (suite)



















quelques exemples en ordre chronologique

Époque classique

le Romantisme

Les symbolistes
Baudelaire
Rimbaud

Courbet

Kandinsky
Klee

AILLEURS

L'homme Dieu
Le roi-soleil sacré

inspiration :
la muse

le rêve

le fantastique

le mal

la drogue

l'ivresse

RUPTURE

le spirituel






















double mouvement: maintien de la tradition idéologique de la Renaissance et représentation de l'homme glorifié (le roi-soleil sacré par l'Église), les grands personnages, justifiant ainsi leur pouvoir politique.

Le poète est inspiré, il un « phare », un « mage », un « visionnaire » et prétend à des fonctions politiques à ce titre (Lamartine, V. Hugo, etc.).




1re tentative de réalisme social.

refus du « matérialisme », restauration de l'art « sacré » : valorisation du « spirituel dans l'art », esthétique métaphysique

ICI-BAS

(lieu social) •




L'aliénation idéologique de l'art : la tradition idéaliste (suite)






















quelques exemples en ordre chronologique

Futurisme

Dadaïsme

art social soviétique

Fernand Léger

Suprématisme
(constructivisme)

surréalisme

AILLEURS













la nécessité
formelle
universelle

l'onirique




RUPTURE










(l'artiste « medium » écriture automatique)




Futurisme

valorisation esthétique
d'ici-bas.

Dadaïsme

conscience de la relation art/société et critique conjointe des deux.

prolet-art

l'art au service de la révolution sociale.

représentation religieuse du monde du travail.

« émancipation ontologique ».

dévalorisation de l'ici-bas au profit de l'ailleurs onirique du rêve et de l'inconscient.

ICI-BAS

(lieu social) • • •

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