de Yenan.)
8. Éléments de socio-analyse
Retour à la table des matières En évoquant le problème de la liberté, nous avons déjà eu l'occasion de recourir à la fois à Marx et à Freud. Penser le matérialisme, c'est aujourd'hui tenter, au-delà de Freud et de Marx, d'élaborer une théorie socio-analytique de l'homme qui le considère comme individu déterminé biologiquement et psychologiquement, dans sa relation à la société. Mais il nous faut déjà nous appuyer sur la lecture de Freud. Celui-ci - si nous mettons de côté certaines attitudes idéologiques liées à son milieu culturel viennois du XIXe siècle, par exemple en ce qui concerne l'idée de la femme, considérée comme un homme châtré, - s'est efforcé de démasquer les processus psychiques qui meuvent l'homme. Cette conception est matérialiste en ce sens qu'après avoir fait la part du biologique, « ce roc qui se trouve au-dessous de toutes les strates », Freud ne veut mettre en jeu que le hasard et la nécessité à l'opposé de toute finalité ou transcendance : « Tout dans notre vie est hasard, depuis notre origine due à la rencontre d'un spermatozoïde et d'un ovule ». Ce sont les nécessités biologiques et les hasards de l'enfance. Reste que ces hasards de l'enfance sont en fait déterminés très directement par les structures et les idéologies sociales. C'est là que la sociologie s'articule nécessairement sur la psychanalyse de Freud (conçue comme une théorie de l'homme dans une société sans classe) et que peut s'élaborer une socio-analyse. Une déclaration du jeune Marx dans ses manuscrits économico-philosophiques de 1844 retient notre attention : « L'homme est immédiatement être de la nature. En qualité d'être naturel, et d'être naturel vivant, il est d'une part pourvu de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions et de capacités, sous la forme d'inclinations. D'autre part, en qualité d'être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est (...) un être souffrant, dépendant et limité, c'est-à-dire que les objets de ces inclinations existent en dehors de lui, en tant qu'objets indépendants de lui, mais ces objets sont objets de ses besoins. Ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la confirmation de ses forces essentielles. » 25 Cet être de besoins de la conception marxiste n'est donc pas seulement l'homo economicus qui est valorisé dans l'interprétation économiste du marxisme ; c'est aussi un être naturel, ayant des inclinations, des forces vitales, et leidend, c'est-à-dire passif et souffrant, déterminé extérieurement à sa volonté, à sa liberté, par des forces matérielles qui sont aussi sociales. Socialement objectives ? C'est cela qui pose problème. Un problème où Freud intervient. Erich Fromm montre que le freudisme, par-delà tous les préjugés de la philosophie idéaliste du XIXe siècle et du judaïsme qui l'ont marqué, ouvre peut-être une voie vers le matérialisme, en ce sens que Freud tente de démystifier la liberté et l'âme individuelle en découvrant tout ce qui le détermine inconsciemment : « Comme le remarquait Freud lui-même, c'était la continuation de l'œuvre de Copernic et de Darwin (et j'ajouterais également celle de Marx) : ces derniers s'étaient attaqués aux illusions de l'homme sur la place de notre planète dans le cosmos, et sur la place de l'homme dans la nature et la société; Freud attaque la dernière citadelle demeurée inviolée, la conscience humaine... » 26 C'est aussi ce que l'on peut considérer comme « l'une de ses trois grandes blessures narcissiques ». 27 Cette théorie du psychisme n'est pas en contradiction avec la psychologie marxiste. Fromm, qui a dégagé celle-ci à partir des textes de Marx, déclare que le freudisme pourrait être la théorie du psychisme qui a manqué au matérialisme du XIXe siècle et qu'il attendait. La socio-analyse, ou ce que Fromm appelle la psychosociologie analytique, est définie par lui en relation au marxisme et dans une optique matérialiste comme la tentative de « comprendre la structure pulsionnelle d'un groupe, son attitude libidinale inconsciente, dans une large mesure à partir de sa structure socio-économique ». Nous serons attentifs à l'expression « dans une large mesure » en ce sens que nous ne voulons pas privilégier excessivement l'effet générique des superstructures. Ce qui rend cependant difficile ce projet de théorie matérialiste fondée sur le freudo-marxisme, c'est que Freud ne s'est jamais déclaré lui-même matérialiste, ni favorable au marxisme. La condamnation de Wilhelm Reich, psychanalyste marxiste qui tentait de faire apparaître les causes sociales de la névrose dans la classe ouvrière (qui péchait aussi il est vrai par excès de biologisme), fait objection de même. C'est une relecture de Freud qui permet d'en choisir les éléments théoriques exploitables dans le sens du matérialisme et d'oublier aussi le caractère éminemment bourgeois de l'analyse réservée à une clientèle riche : « plus tard les marxistes objectèrent que l'étiologie sexuelle des névroses n'était qu'une fantaisie bourgeoise, que seul le 'besoin matériel' causait les névroses... » 28 Il n'en demeure pas moins que Freud, aussi bien que Marx, peut aider à penser le matérialisme. La socio-analyse permet de mieux comprendre et donc de mieux questionner la force de ce modèle contemporain du développement technologique à tout prix, dans lequel s'aliène l'humanité. Erich Fromm, en analysant la signification de la planification, a mis en évidence l'image archétypale qui nous fascine dans ce qu'il appelle « la conception du paradis de la consommation ». « Notre culture de consommation engendre une nouvelle conception : si nous continuons à avancer sur le chemin du progrès technologique, nous finirons par arriver au point où aucun désir, pas même le tout dernièrement créé, ne restera insatisfait. La satisfaction sera instantanée et ne demandera aucun effort. Dans cette perspective, la technique assume les traits de la « grande mère », d'une mère technique au lieu de la mère naturelle, qui soigne ses enfants et les apaise en chantant une berceuse sans fin (sous la forme de la radio ou de la télévision). Au cours de ce processus, l'homme devient émotionnellement un bébé, sécurisé par l'espoir que le sein maternel fournira toujours un lait abondant et que les décisions n'ont plus à être prises par l'individu. Car, en fait, elles sont prises par l'appareil technologique lui-même, elles sont interprétées et exécutées par les technocrates, ces nouveaux officiants d'une religion matriarcale naissante, dont la Technique est la divinité. » Le concept de cette analyse nous paraît fondamental pour expliquer le mirage contemporain de la productivité, avec sa logique, sa rationalisation mathématique, politique, économique, sociale et tous ses effets secondaires. Sans la conscience psychanalytique de cette image inconsciente de notre imaginaire collectif, comment s'en distancer, s'en libérer pour reconsidérer notre destin? C'est en ce sens que la socio-analyse peut jouer un rôle essentiel dans l'exercice de notre liberté théorique et pratique. Deleuze et Guattari ont contribué à l'élaboration d'une socio-analyse avec l'Anti-Oedipe. Lyotard à sa façon aussi, dans La Dérive à partir de Marx et Freud. Les uns et les autres nous aident à penser le phénomène social de la culpabilité chronique, des dispositifs bureaucratiques, de la surrépression qu'analyse aussi Marcuse. La socio-analyse de l'art lui-même est évidemment l'approche théorique nécessaire à la pratique de l'art sociologique. Notre démarche actuelle est à cet égard provisoire - elle le sera toujours, mais elle pourrait acquérir plus de maîtrise d'elle-même. La socio-analyse, dans la mesure où elle nous permet de démystifier les idées de génie, d'œuvre, de don, de perfection, désenchante la fascination religieuse pour l'œuvre d'art et permet la dénonciation de son idéologie idéaliste. Or le freudisme a osé ce sacrilège de considérer l'artiste comme « un introverti qui frise la névrose » plutôt que comme un démiurge génial, et l’œuvre d'art comme un symptôme, une formation réactionnelle au complexe d'Oedipe, plutôt que comme l'expression supérieure de la beauté et de la perfection. Il a rompu avec l'esthétique kantienne du plaisir désintéressé pour affirmer que le sublime de l'art était plus précisément la sublimation de la sexualité prégénitale. Le sacrilège fut mal toléré. Sans même juger ici de la pertinence de la théorie freudienne de l'art, nous devons reconnaître l'importance de son effet idéologique de désacralisation. Freud démontre, à propos de Léonard de Vinci, que l'artiste est fondamentalement incestueux; Sarah Kofman résume ainsi cette analyse : « Tout se passe comme si dans sa transcription d'une scène originaire, l'artiste voulait nier la scène primitive : la mémoire de l'art vise à raturer la présence réelle du père, elle est originairement mensongère parce qu'elle dissimule un meurtre. Or être soi-même son propre père n'est-ce pas vouloir, en dernière analyse, donner à sa mère un enfant, l'œuvre d'art ? L'artiste réaliserait ainsi symboliquement l'inceste » 29. Ainsi l'artiste, se substituant à son père, croit devenir démiurge, créateur, à l'égal de Dieu le Père, dont il recherche l'immortalité pour lui-même. Sans doute peut-on élargir cette analyse au cas de l'œuvre qui conteste la société, ou plus précisément s'oppose au principe autoritaire qui régit l'organisation sociale, l'artiste apparaissant en ce cas comme symboliquement « meurtrier du père » au deuxième degré. Il veut tuer le père (l'autorité vis-à-vis de laquelle il est anarchiste ou gauchiste), pour sauver la Mère (la société elle-même). Freud propose de considérer l'œuvre d'art comme un substitut de substitut, reconstruisant le fantasme d'un souvenir de la mémoire psychique infantile. Par exemple le Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci nous suggère une explication de la fascination exercée par la Joconde à travers plusieurs siècles et dont ni l'esthétique, ni la sociologie de l'art ne peuvent rendre compte : ce serait le fantasme du sourire de la Mère, lié aux souvenirs d'enfance de Léonard de Vinci, exprimant à la fois la tendresse et la complicité sexuelle au regard de l'enfant fasciné. En ce qui concerne la beauté, identifiée depuis Platon au beau et au bien, à Dieu, Freud déclarait que « le concept du beau a ses racines dans l'excitation sexuelle » (Trois essais sur la théorie de la sexualité). Par l'identification narcissique qu'il favorise, l'art peut soulager une tension trop forte du ça, en un effet de catharsis, réalisant des désirs inavoués de notre enfance, notamment l'inceste. Il en est de même du rêve. Cet effet apaisant de l'art peut jouer un rôle idéologique à la façon de la religion, encore que Freud souligne : « la douce narcose introduite en nous par l'art peut seulement nous apporter un retrait éphémère de l'urgence des besoins vitaux et elle n'est pas assez forte pour nous faire oublier notre misère réelle » (Malaise dans la civilisation). Une telle analyse 30, que Freud complète en montrant que l'artiste est dépassé par ses propres œuvres comme le Père par ses enfants et que son identification avec le Père est fictive, en ce sens que ce sont ses oeuvres qui le créent, permet de rendre compte de cette identification du beau avec Dieu, de cette évocation si fréquente par l'art du Père (Dieu de l'art sacré, personnages importants, mythiques, etc.) dont la fonction politique s'explique d'autre part. Mais l'analyse freudienne semble bancale par rapport à l'art sociologique qui retourne au but de transformation sociale dont l'art se détourne habituellement, et qui, cette fois, le fonde. Freud écrit en effet : « L'artiste est à l'origine un homme qui se détourne de la réalité parce qu'il ne peut accepter le renoncement aux satisfactions pulsionnelles qu'elle exige tout d'abord et qui laisse libre cours à ses désirs érotiques et ambitieux dans la vie fantasmatique. » Mais, ajoute Freud, en exploitant ses dons et ses talents, l'artiste retrouve un chemin dans la réalité et devient un « héros, le roi, le créateur, le favori qu'il voulait être sans passer par l'énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur ». En effet, les autres hommes trouvent un plaisir narcotique et de consolation dans l'expression des fantasmes de l'artiste et lui en expriment leur reconnaissance. Grâce à quoi, note Freud, l'artiste obtient finalement la réalisation de son désir originel : « honneurs, puissance et amour des femmes ». De fait, l'art sociologique n'obéit pas à ce schéma. Il vise à la transformation réelle du monde et exclut de son projet la production de fantasmes aux effets narcotiques et consolateurs. Il veut se situer ici et maintenant dans le monde social réel, au lieu de produire des images de substitution. Sans doute la socio-analyse de l'art démasque-t-elle les processus de sa production psychique et donc sa signification idéologique. Elle implique la démystification de l'art, donc celle du créateur, du père, de Dieu. Elle est, dit Sarah Kofman « la mort du sacré », avec sans doute « l'abandon du ciel » par l'homme, mais aussi « l'amour de la terre ». Sarah Kofman note : « Il n'est donc possible de renoncer à l'idéologie qu'en passant par un sevrage psychique ». Pas question pour nous de croire à la vérité, à la science et à la possibilité d'évacuer l'idéologie. Nous ne faisons que la trianguler en opposant l'idéologie à l'idéologie. Mais nous retenons l'idée de ce « sevrage psychique », comme possibilité pour l'homme de devenir indépendant du mythe du père. Doit-on conclure que l'art sociologique déborde et quitte la fonction sociale de l'art telle que la psychanalyse en démontre la nécessité ? Qu'importe peut-être que l'art sociologique ne soit plus l'art, selon la définition psychanalytique freudienne. Mais doit-il se désintéresser de cette fonction socio-psychique freudienne selon laquelle l'art est une solution sociale qui permet à beaucoup d'autres hommes de réduire leur état névrotique et de la rendre vivable socialement ? Faudrait-il conclure que la société se protège de certains excès névrotiques par l'art, comme elle se protège de la multiplication des violences sexuelles par l'institution de la prostitution? Que le propos soit indécent dans une culture humaniste du « dialogue avec l'invisible » n'en exclut pas la vraisemblance! Cependant il nous paraît possible que l'art sociologique exerce dans la société une fonction plus positive que celle de canaliser et d'apaiser des névroses individuelles ou collectives, de sublimer des réactions au complexe d'Oedipe de l'individu ou de la collectivité par rapport au mythe de Dieu le Père, et de favoriser ainsi adaptation et intégration sociales. En ce sens l'art ne serait pas l'expression fantasmatique compensant (équilibrant) un manque (Lebensnot) ; l'art sociologique opérerait la rupture en renonçant au fantasme pour se situer dans la réalité sociale elle-même; il viserait à travailler cette réalité pour la transformer. Il serait aussi peu de l'art que la politique ou l'économie, tout en inversant aussi la fonction de la politique et de l'économie. D'autre part, par rapport à l'idée de Marx proposant de renoncer à la philosophie pour passer à la transformation du monde, l'art sociologique réaffirmerait que la philosophie critique peut transformer le monde. Cette position propose de considérer l'art sociologique moins comme un manque que comme un élément dialectique de transformation. En quoi nous séparons-nous dès lors de la théorie de Lyotard ? (Il est curieux de relever qu'à sa façon Lyotard reprend le concept d'énergie lancé par Jung. 31 Jean-François Lyotard, dans l'article qu'il consacre à |