Pl. 44. Paysage avec un buffle, par Fan Kuan (en japonais Hankwan).
Début du XIe siècle. Époque des Song.
Dans la région pittoresque du Yangtsé, vécut un des plus grands génies de cette époque de transition, Ch'u Hui (Joki), peintre de fleurs et d'oiseaux, comblé d'honneurs par son souverain. Ce fut la gloire de la capitale des premiers Song, celui qui créa ce genre Kwacho (fleurs et oiseaux) si honoré dans l'art chinois. Il était supérieur dans sa façon de peindre les hérons. Il aimait à se servir d'une grosse soie dont Beigensho disait qu'elle était forte comme du coton. Il était aussi remarquable en cherchant à rendre les lotus, dont on a peut-être une admirable interprétation de lui à Horiuji, qu'on a souvent attribuée à son contemporain japonais Kanawoka. En tout cas, Horiuji possède des copies de p.158 peintures de lotus de Ch'u Hui, dont les feuilles sont bordées, et ponctuées aux extrémités d'un rouge cramoisi merveilleux : quels modèles y trouvèrent tant d'artistes des Yuen et des Ming !
Dans l'ouest de la Chine au Szechuan, de nombreux artistes s'illustrèrent. L'un d'eux, Chao Ch'ang (Chosho), fut un rival de Chu Hui. Un critique, Risen, dit de lui qu'il faisait de jolies fleurs « comme des broderies ». Dans ce genre Kwacho Huang Ch'uan (Kosen) était aussi remarquable. M. Freer possède une copie faite sans doute par Shunkio des Yuen, d'une belle pivoine de Huang Ch'uan, dont les pétales souples portent les nulle nuances du pourpre.
L'art des Song reçut une très forte impulsion du fait de l'extrême culture des gouverneurs de provinces, soucieux de s'illustrer par l'activité artistique qu'ils éveillaient autour d'eux. C'est ainsi que Li Ch'en (Risei) était venu de la province du Yeikei, au Hoangho, peignant, entre 980 et 1020, de beaux troncs d'arbres comme Fan Kuan, avec des légèretés d'encre accentuées de larges taches, et cherchant des effets de profondes forêts, de fumées et de brouillards. Ce fut le grand peintre du début des Song, mais peut-être surpassé par son élève Kuô Hsi (Kakki), natif du Honan, le peintre des vastes espaces, noyés dans les brouillards immobiles, exécutés, disait-on, « à coups de pinceaux doux et pleins d'intentions secrètes », et aussi des forêts en hiver ; et toujours il reste doué d'un étrange pouvoir de suggestion. Le plus curieux est que Kakki fut surtout le décorateur des grands murs blancs des p.159 palais et des temples, le premier sans doute qui appliqua l'art du pur paysage à la décoration murale. Il mourut probablement à la période Genko 1078-1088, date de sa dernière œuvre, un énorme paysage sur soie. Il ne put avoir connu Risei que dans sa jeunesse, et peut-être aussi Riryomin. On doit se rappeler que Kakkei, le plus grand paysagiste des Song du Sud, étudia Kakki à fond et copia souvent ses peintures.
Et malgré tout, un des plus grands titres de gloire de Kakki, c'est le grand traité qu'il écrivit sur le paysage à l'intention, disait-il, de son fils Jakkio, qui de fait l'édita après la mort du père. Cet écrit est d'une importance exceptionnelle, on peut dire universelle. Il nous permet de comprendre les rapports du paysage avec la culture générale et l'imagination chinoises, et tout ce que l'amour de la nature donna de force de pensée et de sentiments aux préceptes de la secte zen.
Il est évident que la suprême influence de Zen ne s'était pas encore exercée, et que ce sont les essayistes paysagistes des Song du Sud qui complètent la peinture de Kakki. On doit reconnaître que le taoïsme avait un rôle considérable à jouer dans cet amour de la nature, et qu'il y eut toutes sortes de mélanges dans l'esprit des hommes entre bouddhisme, taoïsme et confucianisme, mélanges destinés à être fortifiés en splendide synthèse par les derniers philosophes Song.
Je voudrais donc ici donner quelques extraits de cet essai, comme le meilleur témoignage qui puisse être fourni de la virtuosité chinoise p.160 à cette époque si importante. Il montre bien comment chaque forme caractéristique des choses peut être amenée à correspondre aux phases de compréhension de l'âme humaine ; comment, par exemple, les arbres dans leurs surprenantes contorsions, pins des montagnes ou cèdres puissants, aimés des anciens Chinois et plus tard des Japonais (et notre vue superficielle d'occidental n'y voyait d'abord qu'un goût barbare pour le monstrueux), dévoilent réellement le profond penseur zen par leurs énormes nodosités et branches squameuses qui ont lutté contre les tempêtes, les brouillards, les tremblements de terre. Il est des suites de circonstances à peu près identiques à travers lesquelles les luttes de la vie d'un homme avec ses ennemis, l'adversité, la douleur se trouvent imprimées en ses rides et dans les muscles raidis de son vieux visage.
Ainsi la nature devient un immense monde pictural, un répertoire d'étude de « caractère », et cela peut mener à la lourdeur didactique et au concept littéraire, parce que le caractère, dans les deux sens d'individualité humaine et d'individualité naturelle, tend à s'unifier. La vraie beauté du côté nature est le contraire de tout formalisme moral latent, et c'est là l'antithèse du dernier « bunjinga, art littéraire » qui vraiment, comme son nom peut l'indiquer, fait sombrer la beauté dans le pédantisme.
Les confucianistes purement modernes reculent avec horreur devant la souillure de la pensée et du sentiment bouddhiques et, ce faisant, ignorent ou renoncent à comprendre la plus grande part p.161 de ce qui a fait la Chine et les Chinois puissants par leurs arts sous les grands Song. Être pur comme la fleur du prunier, libre comme l'oiseau, fort comme un pin, pliant comme un saule, cela fut tout l'idéal des Chinois Song, comme des plus récents Ashikaga du Japon, et cela pénétra partout avec la pensée zen.
Extraits du fameux essai sur la peinture par Kakki (Kuo Hsi) 1 des Song : Sur le goût des forêts et des sources
Rédaction d'après des notes fragmentaires par son fils, Laichi Laifu, commandant en chef l'infanterie, Kakushi Jakkio.
Préface
Le sage a dit : « Il est bon d'aspirer aux principes de la morale (tao) pour ne devoir l'autorité dans chaque chose qu'à la vertu, pour avoir comme principe de conduite la bonté (charité), et pour permettre à notre esprit de se répandre dans le domaine de l'art ».
Quant à moi, Kakku Jakkio, dès mon enfance, j'ai suivi mon ami respecté (son père, Kakki), voyageant avec lui au milieu des torrents et des rochers, et chaque fois qu'il peignait la scène de la nature qu'il avait devant lui il disait : « Dans la peinture sansui (de paysage), il existe des principes qui ne peuvent être exprimés grossièrement ni précipitamment ». Et chaque fois qu'il prononçait des p.162 paroles dignes d'être rappelées, je prenais mon pinceau et je les transcrivais. Ces souvenirs, qui ont été ainsi conservés par centaines, je les publie pour ceux qu'aiment l'art.
Il faut dire que mon père, quand il était jeune, étudiait avec un maître taoïste, et en conséquence était toujours amené à rejeter ce qui était ancien, et à s'attacher à ce qui était nouveau (ainsi noté par le professeur Fenellosa comme une chose très importante). Il fut un homme dont toutes les démarches de la pensée furent en dehors des régions régulières (il veut dire le monde confucianiste figé dans des formules strictes et conventionnelles). C'est ainsi que, ne comptant pas de peintres parmi ses ancêtres, tout ce qu'il portait en lui-même dérivait de sa pure intuition. Durant tout le cours de sa vie, il parcourut les domaines de l'art et y acquit sa renommée. Quant à son caractère privé, il dirigea sa vie vertueusement, pieux vis-à-vis de ses parents, bon pour ses amis avec ferveur. C'est un devoir pour ses descendants d'en rendre un éclatant témoignage.
[Après ces lignes de préface, Jakkio, expliquant certains termes familiers à son père, rapporte de lui ces traits charmants :]
Il y a quelques années, je vis mon père peignant deux ou trois peintures, qu'il laissait inachevées pendant dix à vingt jours, probablement parce qu'il s'en était détaché. C'était ce qu'il appelait la maladie spirituelle du peintre. Et de nouveau, quand ces peintures le réattiraient, il oubliait tout ce qui n'était pas elles. Mais la moindre chose qui le troublait, lui faisait laisser là sa peinture vers laquelle il ne tournait même plus les yeux. Ainsi était-ce quand une pensée sombre lui traversait l'esprit.
Quand il commençait à peindre, il ouvrait toutes les fenêtres, essuyait son pupitre, brûlait de l'encens de droite et de gauche, se lavait les mains, nettoyait sa pierre à encre. Et ce faisant, son esprit se calmait, et sa pensée commençait à composer. Ce n'est qu'ensuite qu'il commençait à peindre. (Le professeur Fenellosa écrivit en marge de ces lignes ce simple mot : Whistler.)
Commencer par esquisser sa peinture, et tâcher de la construire, en donnant plus d'importance à quelque qualité, ou à quelque partie, puis la mouiller de nouveau p.163 pour revenir deux fois sur une première touche, ou même trois fois sur deux, tracer de nouveau chaque trait incurvé, essayer toujours d'améliorer, mais finalement n'éprouver que mécontentement et déception : tel est le sens qu'il donnait à l'art de peindre, d'un cœur généreux.
Extraits supposés des sentences certaines de Kakki
En quoi consistent les raisons qui font que des hommes vertueux aiment « sansui » le paysage ? C'est pour ces motifs qu'un paysage est une place où la végétation croît, nourrie par le sol et le sous-sol, où les printemps et les rochers s'amusent comme des enfants, une place que fréquentent ordinairement les hommes des forêts et les étudiants qui fuient le monde, où les singes ont leurs tribus, et où les cigognes volent en criant à grand bruit leur joie dans la nature.
Le tumulte du monde poudreux, et le renfermé des habitations humaines, est ce que la nature humaine, à ses hauts degrés, hait perpétuellement ; — tandis qu'au contraire les brumes, le brouillard et les sennins pleins de sagesse (c'est-à-dire, poétiquement, les vieux esprits qui sont supposés hanter les montagnes), sont ce que la nature humaine recherche, mais ne peut que rarement rencontrer ; mais il y a une grande paix et des jours bénis, où les âmes du maître comme de l'élève sont hautes et joyeuses, et où il est possible pour l'un de régler sa conduite avec pureté, avec rectitude et honnêteté durant sa carrière entière. Et alors quelles nécessités, quels motifs pourraient déterminer l'homme de bien à se tenir à l'écart, à s'éloigner du monde, à fuir les lieux fréquentés par ses semblables ? Plutôt se mêlerait-il à eux dans une joie générale. Mais puisque ce n'est pas le cas, quelle délicieuse chose cela est pour les amoureux des forêts et des sources, pour les amis des brumes et des brouillards, d'avoir à portée de la main un paysage peint par un habile artiste ! Avoir ainsi la possibilité permanente de voir l'eau et les pics, d'entendre le cri des singes, le chant des oiseaux, sans sortir de sa chambre.
En ce sens, une chose ainsi réalisée par la volonté d'un autre satisfait complètement votre propre esprit. C'est là l'idée fondamentale de respect du vaste monde pour la peinture « sansui » (de paysage). Si bien que si l'artiste, sans réaliser cette idée, peint « sansui » d'un cœur indifférent, c'est comme s'il jetait de la terre sur une divinité, ou s'il répandait des impuretés dans le vent clair.
En peignant « sansui », on devrait se souvenir que tout a sa propre forme, de sorte que si une peinture admirable couvre toute la surface d'un grand morceau de soie, il n'y a rien là qui soit excessif. Et si une petite scène est peinte sur un petit morceau de soie, il n'y a rien qui manque. Les critiques de sansui (paysages) donnent généralement au paysage représenté de telles qualités qu'elles le rendraient tout à fait propre à être admiré, et à permettre d'y marcher, de s'y promener, d'y vivre. Le sansui qui atteint au degré supérieur combine ces quatre qualités. Toutefois, s'il ne fallait seulement que deux de ces qualités, ce sont celles qui permettraient d'y vivre et d'y promener qui seraient préférables.
Celui qui étudie la peinture est dans les mêmes conditions que celui qui étudie l'écriture. Celui qui en écriture ferait de Sho-ô ou de Gurinku son maître, n'exécuterait qu'un travail identique à celui du maître, et rien de plus. C'est la même chose en peinture. Le grand artiste qui circule ne doit pas se renfermer dans une école, mais doit étudier dans plusieurs, de même qu'il lit, et qu'il obéit aux raisons que lui fournissent les pensées de la suite de ceux qui l'ont précédé, subissant ainsi une cristallisation qui forme son propre style. Et seulement alors il peut dire pour la première fois qu'il est devenu un artiste.
Mais de nos jours les hommes de Seï et de Rô suivent des hommes tels que Yeiku : et des hommes de Kwankio suivent seulement Hankwan. Le seul fait de s'attacher à un seul maître ne doit pas être encouragé ; il faut ajouter que Seï, Rô et Kwankio sont des régions très limitées et non pas tout l'empire. Les spécialistes, depuis les temps les plus anciens, ont toujours été considérés comme les victimes d'une maladie, et comme des hommes refusant d'obéir aux paroles des autres.
Celui qui veut étudier la peinture de fleurs placera une plante fleurie dans un pot de terre, et l'examinera de haut ; celui qui étudie la peinture des bambous, prendra une p.165 branche de bambou, et projettera son ombre par une nuit de lune sur un mur blanc.
La peinture des nuages
L'aspect des nuages en peinture « sansui » est différent selon les quatre saisons. Au printemps ils sont doux et calmes ; en été, épais et couvant des orages ; en automne, ils sont rares et légers ; en hiver, sombres et gris. Dans la peinture des nuages, si on n'essaye pas de saisir le détail de chaque instant, mais si on se contente uniquement du grand effet total de la chose, alors seulement les formes et les proportions des nuages vivront. Parmi les nuages il y en a qui ont la forme d'une maison. Il y a des vents forts et des nuages légers : un grand vent a la force d'une tempête de sable, et un nuage léger peut avoir la forme d'un vêtement léger flottant.
Les montagnes et l'eau
L'eau est le sang des montagnes ; les gazons et les arbres, leur chevelure ; les brumes et les nuages, leur divine coloration. L'eau est le visage des montagnes, — les sourcils et les yeux des maisons et de leurs clôtures, l'âme des pêcheurs. C'est pourquoi les montagnes sont infiniment plus belles par leurs eaux, plaisantes et joyeuses par leurs maisons et leurs clôtures, libres par leurs pêcheurs. Ainsi se combinent les montagnes et l'eau.
La montagne est une chose puissante ; sa forme doit être haute et escarpée, à libres mouvements comme un homme à l'aise, se dressant avec grandeur, ou s'étalant comme un enfant de fermier ; ayant comme un abri au-dessus d'elle, un chariot sous elle ; ayant comme un support au front pour s'incliner, et quelque chose derrière elle pour s'appuyer, et comme contemplant quelque chose qui serait plus bas qu'elle. Tels sont quelques-uns des grands aspects des montagnes.
L'eau est une chose qui vit : sa forme est profonde et tranquille ; ou douce et unie, ou vaste et comme un océan, ou pleine comme de la chair, ou cerclée comme des ailes, ou s'élançant et svelte, ou rapide et violente comme une flèche, riche comme une fontaine qui s'écoule de loin, p.166 faisant cascades, tissant des brumes sur le ciel, se précipitant sur la terre où les pêcheurs sont à l'aise. Les gazons et les arbres des rives la regardent avec joie, et sont comme de charmantes femmes sous des voiles de brumes, ou quelquefois brillants et éclatants comme le soleil rayonne sur la vallée.
Tels sont les aspects vivants de l'eau.
Les montagnes
Les montagnes sont tantôt hautes, tantôt basses. Les montagnes hautes ont une chaîne de sang (vieille expression chinoise). Leurs épaules et leurs cuisses sont larges et étendues, leur base et leurs jambes vigoureuses et épaisses. Les montagnes âpres, les montagnes à dos rond ou aplanies apparaissent toujours puissantes, s'étreignant, s'embrassant l'une l'autre, avec leur chaîne continue et éclatante. Telles sont les formes des hautes montagnes, et elles ne sont pas solitaires. Les montagnes plus basses ont leur circulation de sang plus élevée, avec un cou court et une base plus élargie.
Une montagne qui n'aurait ni brumes, ni nuages, serait comme un printemps sans fleurs ni herbes.
Les montagnes sans nuages ne sont pas belles ; sans eau, elles n'ont aucune magnificence ; sans routes ni sentiers, elles ne sont pas habitables, et sans forêts, elles ne sont pas vivantes. Si une montagne n'est pas profonde et lointaine, elle est insignifiante — et sans être aplanie et lointaine elle est proche — et sans être élevée et lointaine elle est basse.
En montagne il y a trois sortes de distances ; en hauteur quand on la regarde de bas en haut ; en profondeur quand on regarde de haut en bas, et en distance de plans quand on regarde des montagnes voisines.
La force de la distance en hauteur est impulsive ; l'idée de la distance en profondeur est lourde ; l'idée de la distance des plans est de douceur dans la grandeur, comme celle de l'Océan 1.
p.167 En montagne, il y a trois grandeurs. Une montagne est plus grande qu'un arbre, et un arbre plus grand qu'un homme. Une montagne à une certaine distance, non pas plus loin, prend l'aspect d'un arbre ; comme l'arbre à une certaine distance prend l'aspect d'un homme. La montagne et l'arbre ne sont donc pas grands. La comparaison d'un arbre avec un homme commence avec ses feuilles, et la comparaison d'un homme avec un grand arbre commence avec sa tête. Un certain nombre de feuilles d'arbre rivaliseraient avec la tête d'un homme, et la tête d'un homme se compose d'un certain nombre de feuilles. Ainsi donc la grandeur et la petitesse d'un homme, d'un arbre et d'une montagne sont tout à fait en dehors d'une moyenne raison. Telles sont les trois sortes de grandeurs.
Une montagne, bien que prétendue grande, ne peut l'être dans toutes ses parties visibles. Elle peut être grande seulement quand le brouillard et les brumes viennent envelopper ses lointains. L'eau, bien que prétendue éloignée, peut être seulement éloignée à travers la visibilité ou l'invisibilité qui interrompt son cours. Et qui plus est, une montagne visible dans toutes ses parties est non seulement sans beauté, mais est disgracieuse, comme un mortier à riz. Et l'eau qui se voit en toutes ses parties, est non seulement sans la grâce que lui donne la distance, mais ressemble à une peinture qui représenterait un serpent.
Quoique les vallées, les montagnes, les forêts et les arbres au premier plan d'une peinture s'arrondissent et se courbent comme pour venir en avant, et comme pour ajouter à l'effet merveilleux du spectacle, et bien que faits avec tous les détails, cela ne fatiguera pas le spectateur ; car l'œil humain a le pouvoir de saisir tous les détails rapprochés. Et d'autre part, quoique ayant une étendue aplanie et lointaine, des pics striés qui sont comme les vagues continues d'un océan, se reculant dans l'éloignement, le spectateur ne sera pas accablé par la distance, parce que l'œil humain est capable de voir loin et large.
Les rochers
Les rochers sont les os du ciel et de la terre ; et leur noblesse est faite d'âpreté et de profondeur. La rosée et p.168 l'eau sont le sang du ciel et de la terre, et tout ce qui coule librement est un noble sang.
En peinture, les rochers et les forêts doivent éminemment avoir raison. Un pin puissant doit être peint tout le premier : c'est le patriarche, et dans la mêlée des arbres, des graminées, des plantes grimpantes, des cailloux et des rochers qui l'entourent, comme des sujets qu'il regarde de haut, il est comme un sage au-dessus des hommes inférieurs...
Si une montagne de sable a des forêts qui sont épaisses et basses, la montagne rocheuse doit avoir des forêts maigres et élevées... Les grands rocs et les pins doivent toujours être peints à côté de grandes rives de terre en falaises, et non pas à côté d'une eau basse et peu profonde. Certaines eaux se précipitent en torrents ; certains rochers se dressent sur les sommets, ou bien des cascades se brisent au milieu des arbres perchés, et des rocs aux formes étranges s'accrochent de chaque côté du chemin.
Considérations sur la peinture
Dans le monde, les hommes savent seulement se servir de leur pinceau, et par conséquent peindre ; mais ils ne songent pas que la peinture est une chose difficile par tout ce qu'il y a sous la technique. Un véritable artiste doit nourrir en son âme la douceur, la beauté, la magnanimité. Il lui faut en lui-même d'aimables pensées et des idées ; des pensées de celles qu'Ichokushi appelait « onctueuses comme l'huile ». Il doit être capable de comprendre et de reconstruire dans son propre esprit les émotions et les états d'âme d'autres êtres humains. Étant ainsi arrivé à la compréhension d'autrui, il le tiendra inconsciemment au bout de son pinceau. Kogaishi des Shin (Ku K'ai chih des Tsin) avait un pavillon célèbre, comme cabinet d'étude, où sa pensée pouvait être plus libre. Si la pensée devient déprimée, mélancolique et à idée fixe, comment des artistes seraient-ils capables de travailler d'après de pareilles idées, ou de sentir les caractéristiques mentales des autres ? À moins d'habiter une maison tranquille, assis dans une chambre écartée, les fenêtres ouvertes, la table époussetée, l'encens brûlant, et dix mille pensées vulgaires exprimées, je ne puis éprouver aucun bon sentiment pour peindre, p.169 aucun goût élevé, ni créer le « yu » mystérieux et merveilleux. Après avoir rangé toutes choses autour de moi dans leur ordre, c'est seulement alors que ma main et mon esprit répondent à un autre, et se meuvent avec une parfaite liberté :
N'avoir jamais qu'une sorte de coup de pinceau, c'est ne pas avoir du tout de coup de pinceau, — et ne se servir que d'une sorte d'encre, c'est ne rien connaître à l'encrage. Ainsi, quoique la brosse et l'encre soient les choses les plus simples du monde, très peu d'artistes savent comment les manier avec liberté.
On a dit de Ogishi (Wang-Hsi-chih) qu'il aimait beaucoup les oies, son idée étant que l'aise et la courbure gracieuse de leurs longs cous rappelaient celles de la main d'un homme tenant un pinceau, avec le libre maniement de son bras.
Pour ce qui est des brosses, il en est de bien des sortes, pointues, arrondies, dures, douces, comme une aiguille, comme un couteau. Pour ce qui est de l'encrage, quelquefois l'encre claire doit servir, quelquefois l'encre noire et épaisse, quelquefois l'encre brûlée, parfois l'encre marinée, d'autre fois l'encre rapidement coulée de la pierre à encre, ou bien encore mêlée de « sei-tai » (bleu), ou bien l'encre malpropre gardée dans le cabinet. L'encre claire repassée six ou sept fois fait une encre épaisse, dont la couleur est mouillée, et non pas morte et sèche. L'encre épaisse et l'encre brûlée doivent servir à faire les tracés, car, à moins qu'elle soit sombre, la forme des pins et des rocs anguleux ne s'imposera pas. Après avoir fait des contours serrés, ils doivent être repris avec le bleu et l'encre. Et alors les formes semblent se dégager des brumes et de la rosée.
Sur la poésie
Ici, dans mes jours de loisir, je lis de vieilles poésies et des nouvelles, et j'extrais de stances admirables ce que je sens être l'expression complète de ce que mon âme ressent. Les anciens sages disaient qu'un poème est une peinture sans forme visible, et une peinture est une poésie qui a pris forme. Ces paroles sont sans cesse en moi. Je veux maintenant me rappeler quelques-uns de ces vers des vieux maîtres que j'avais l'habitude de réciter.
p.170 La civilisation en Chine sous les Song du Nord à Kaïfongfu, entre 1060 et 1126, connut un de ses plus resplendissants moments que seules égalèrent la période des Tang sous Genso à Sin-gan-fu (713-755) et celle des Song du Sud à Hangchow (1172-1186). Le mouvement des Tang avait été plus large dans ses développements internationaux affectant la moitié de l'Asie ; celui des Song du Nord, plus ramassé, plus intimement chinois, d'esprit particulier. Celui qui suivra fut plus replié encore, les Song du Sud ayant été coupés de toute la Chine du Nord alors occupée par les Tartares. Autre différence essentielle, c'est que la culture des Tang trouva sans doute sa suprême expression dans la poésie, et que celle des Song la trouva dans la peinture. Si les premiers n'avaient eu Godoshi, un rival inégalable, ils seraient loin de pouvoir approcher des Song comme goût, comme variété, comme liberté. Et certains ne seront peut-être pas éloignés de penser que Riryomin vaut Godoshi.
Les confucianistes, qui avaient été les maîtres sous les derniers Tang, avaient cherché à dominer encore les premiers Song. Ils avaient amené l'empereur à les nommer gouverneurs locaux en 963. Mais une force contraire n'allait pas tarder à leur faire échec. En 984, Kwazan Inshi, un ermite taoïste, vint à la cour, demanda à y résider et à prêcher. Ses miracles attirèrent l'attention de l'empereur. En 1012, un second vint encore. On les regardait comme des sennins, c'est-à-dire des hommes réels, mais qui, par leur communication directe et pure avec la nature et la soumission p.171 de leur personnalité, ont une sorte de pouvoir sur les choses et peuvent même échapper à la mort. Il est clair qu'une telle doctrine devait être en accord avec le bouddhisme, et surtout avec la secte zen. En 1023, l'empereur Ninso 1 commençait un règne qui devait durer quarante et une années. De ce qu'on le dit un sennin, on peut conclure de ce que la doctrine taoïste avait gagné de terrain à la cour, et du champ qu'elle allait prendre pour imprégner l'esprit chinois à jamais.
Le parti de Confucius avait un grand directeur, Oyoshi, savant, écrivain et homme d'État, qui pensait, par le raisonnement calme et philosophique, convaincre le peuple que la vie devait être austère, et que libérer la personnalité était un grave danger ; c'était un peu la même chose qui entraîna les sophistes contre Socrate, et les puritains contre Emerson.
Il vit se dresser devant lui un homme extraordinaire : Wang an Shih (Oanseki), qui, grâce à l'appui de plusieurs empereurs, put établir sa doctrine vraiment scientifique sur la raison et l'observation, et jeter les bases d'un enseignement rationnel et entièrement libre, en rejetant tous les classiques du confucianisme. Il mourut en 1086, après être parvenu à détrôner le système scolaire des confucianistes, et à supprimer leurs classiques pour les remplacer par de nouvelles séries de livres.
C'est dans ce grand milieu intellectuel que Kakki mourut, et que Li Lung-mien (Riryomin) grandit ; les querelles s'étaient apaisées, et ce p.172 grand esprit de liberté intellectuelle, et de poétique idéalisation de la Nature qui a dominé toute la période des Song, permit à un groupe d'hommes remarquables de lui donner l'éclat de leurs talents les plus variés : le ministre Oyoshi, l'historien Shiba, le prosateur Bunyoka, le poète Toba, le critique Beigensho, le réformateur Oanseki, l'essayiste Kakki, le peintre Riryomin et le jeune prince Cho Kitsu, qui devait devenir le grand empereur artiste Kiso-Kotei.
Li Lung-mien (Riryomin) a été une figure des plus attachantes : peintre éminent d'images bouddhiques et de rakans faiseurs de miracles, esprit de large tolérance, vivant en étroite intimité avec le poète confucianiste Toba, dont l'idéal était à l'antipode du sien, fait de libéralisme et d'une liberté d'esprit qui admettait bien des idées opposées et les conciliait par l'ingéniosité et la subtilité d'une rare intelligence. Poète comme Michel-Ange, prosateur, humoriste, moraliste, amateur et collectionneur, illustrateur de livres, que ne fut-il pas ? Et s'il

|