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Amour bilingue qui développe, du traduisible à l’indicible, l’allégorie de la bi-langue dans la relation amoureuse entre un narrateur arabe et sa partenaire française : Peut-être aimait-il en elle deux femmes, celle qui vivait dans leur langue commune, et l’autre, cette autre qu’il habitait dans la bi-langue. Où étaient-ils donc dans le regard, l’élan, le désir mutuels ? Ce n’était pas une symétrie de l’un à l’autre, un vis-à-vis vertical et parallèle, mais une sorte d’inversion, la permutation d’un amour intraduisible, à traduire sans répit. L’intraduisible ! passion de tout amour, quand le désir tombe dans l’oubli de soi – séparé. Permutation permanente. Il l’avait mieux compris à partir d’une petite désorientation, le jour où, attendant à Orly l’appel du départ, il n’arrivait pas à lire à travers la vitre le mot « Sud », vu de dos. En l’inversant, il s’aperçut qu’il l’avait lu de droite à gauche, comme dans l’alphabet arabe – sa première graphie. Il ne pouvait mettre ce mot à l’endroit qu’en passant par la direction de sa langue maternelle.209 Cette expérience de dés-orientation illustre de manière concrète le vertige de la bi-langue, espace verbal de l’entre-deux où le sujet découvre, dans ce renvoi constant d’une langue à l’autre, le principe même d’une jouissance androgyne. Le même type d’ exploration amoureuse de l’écart entre les langues trouve également une forme de métaphorisation dans un roman d’Assia Djebar, Les Nuits de Strasbourg, où pendant neuf nuits Thelja, l’Algérienne, va explorer avec son amant français tous les possibles érotiques d’un amour vécu comme expérience fusionnelle dans la langue de l’autre. Car l’intensité même de son désir vient de ce qu’il s’énonce en français, comme si elle accédait par là au plus intime de la langue autrefois haïe (son père exécuté par l’armée française dans les maquis algériens). Et, symétriquement, le désir de François tire sa force du fait que les mots de l’amour, dans sa propre langue, sont dits par l’amante étrangère dont le français, traversé par ces langues inconnues que sont pour lui l’arabe et le berbère, devient le lieu de la caresse de l’autre. Ainsi les mots se transforment en doigts qui palpent et embrasent le corps aimé comme ce nom qui, d’une manière performative, désigne la « datte », le fruit d’enfance de Thelja, qu’elle nomme en arabe, deglet en nour : « doigt de lumière »…210 Abdelwahab Meddeb ira plus loin encore, croisant dans Phantasia allotopies et hétéroglossie, lorsqu’il remonte sa « double généalogie » à partir du Coran qui s’ouvre sur la sourate de La Génisse par les trois lettres « alef, lâm, mîm »211. Et la rêverie philologique, issue de l’incipit coranique, renvoie le narrateur vers Sumer, de sorte qu’à l’alphabet arabe succèdent quatre lignes d’écriture cunéiforme qui rejettent dans un impensable recul du temps l’énigme de l’origine. Mais le vol de Tunis à Orly dans son pouvoir de zapping plonge le voyageur entre deux rives dans un discontinu mental où toutes les langues se cotoient et interfèrent : idéogrammes chinois, citations en arabe de Bistami ou de Hallâj, prescription du décalogue hébraïque, dont la double étrangeté graphique et linguistique voisine avec des éléments d’italien ou d’ancien français. De la bi-langue comme intervalle de jouissance entre l’idiome maternel et la langue étrangère au babélisme qui ouvre le français à un espace multi-langue, le texte francophone construit donc une langue métisse où se révèle l’hétérogénéité du sujet bilingue. Mais il existe d’autres dispositifs de métissage linguistique qui vont de la mise en récit du « code switching » à la production d’un « code mixing » que Patrick Chamoiseau appelle interlecte. Le code-switching ou alternance codique212, désigne cette faculté propre au sujet bilingue de passer d’une langue à l’autre au cours du même acte de communication en fonction du contexte de l’échange verbal. Si la modernité du roman québécois s’est manifestée au plan linguistique par l’entrée sur la scène littéraire du joual (Michel Tremblay) car cet argot populaire représentait la forme vernaculaire de l’identité francophone du Québec213, la postmodernité accorde une place plus importante à l’anglo-américain, langue de l’altérité, longtemps combattue, mais qui exprime la dimension américaine du sujet québécois. C’est cette dimension qui travaille l’écriture de romanciers comme Réjean Ducharme (L’Hiver de force, 1973), Jacques Poulin (Volkswagen blues, 1984) ou Jacques Godbout (Une histoire américaine, 1986). Arrêtons-nous sur Volswagen blues contruit sur le modèle du road-movie où un écrivain québécois prénommé Jack et une amie de rencontre, Pitsémine, surnommée la Grande Sauterelle, vont traverser le continent américain de Gaspé, lieu symbolique du débarquement de Jacques Cartier, jusqu’à San-Francisco, ville pluri-ethnique marquée par le souvenir de la Beat-Generation. Pitsémine qui souffre de son métissage car elle est de mère indienne (montagnaise) va découvrir au cours de cette équipée, où se révèle l’histoire de l’Amérique, que son identité métisse est précisément ce qui fait d’elle un sujet du Nouveau Monde, tout comme Jack, qui reconnaît que toute revendication d’une quelconque pureté ethnique est un leurre. Bien des canadiens francophones, « voyageurs » et « coureurs des bois » ont épousé des indiennes et engendré cette culture métisse des plaines (Manitoba et Saskatchewan) avec sa langue composite, le mitchif (métis) dont le syntagme nominal dérive du français tandis que le syntagme verbal s’apparente au Cree. Pour exprimer ce métissage ethnique qui fonde l’inter-culture américaine, un tel roman mobilise au moins six langues : le français américanisé du récit, avec le choix de la simplicité, de la concision et le refus de tout effet rhétorique ; le français québécois, avec ses expressions idiomatiques comme « sacre ton camp » ; le joual qui remplace par le mot « chums » le français « copains » et aussi l’anglo-américain, l’amérindien et le chinois (le chat de Pitsémine s’appelle Chop Suey)…Mais surtout, l’interaction verbale est ici traitée sur le mode de l’alternance codique dans un inter-continent où l’anglais se trouve en contact avec de nombreuses autres langues. Ainsi, dans cet exemple : Quelqu’un faisait du stop. Un homme. Cheveux blancs. Un sac sur le dos…Non, pas un sac : une grosse toile enroulée. Jack regarda la fille pour voir si elle était d’accord. Elle fit signe que oui et il arrêta le Volks à la hauteur du vieil homme.
Ce passage met en évidence un bilinguisme de type fonctionnel, dans un contexte non diglossique où l’alternance codique répond à une situation de communication qui n’est pas idéologisée. Le vieux salue en vernaculaire américain (« howdy »), la Grande Sauterelle réplique dans la même langue, entrant dans le code « eux » pour pouvoir communiquer et par courtoisie, c’est pourquoi elle cherche à imiter l’accent de l’Ouest américain. Mais le vieux comprend à sa manière de parler qu’elle n’est pas d’ici, elle n’entre pas dans le code « nous ». Il pense alors qu’elle vient de l’Est, région plus francophone, ce que laisse entendre son accent. Pitsémine répond par l’affirmative, toujours en anglais et Jack surenchérit : « from Québec », confirmant son identité. Le vieux change alors de langue et utilise le français qu’il connaît, pour entrer dans leur code (le code « nous » des deux Québécois). Seul son « très léger accent » révèle alors son appartenance au code « eux »…Cette rencontre avec le vieux « rambler », nomade interculturel, montre bien comment l’hétéroglossie, sous la forme de l’alternance codique traduit ici l’identité composite du francophone américain. Le roman maghrébin de langue française présente également des exemples d’alternance codique dans un contexte plus diglossique où l’arabe dialectal se trouve déjà saturé de mots ou d’expressions françaises. Un écrivain judéo-marocain comme Edmond Amran El Maleh a su rendre par la technique du discours indirect libre cette pratique vernaculaire qui mêle le français à l’arabe, en inversant les codes linguistiques : Cette année là Baba venait d’ouvrir son salon à Agadir. C’était Adolfo Moya qui lui avait appris le métier. Jusque là, il se rendait à domicile avec sa mallette à soufflet, des ciseaux, une tondeuse, un rasoir et un peigne. Ihsra, ihsra ! Mchat el yam ! tqada dak che ! Où et ce temps ? Tout cela est fini. (…) Qu’est-ce que tu es toi, ould essouk, un voyou, un parvenu, Ihsra ! daba chouf, tu vas voir !215 Mais l’alternance codique renvoie ici, dans une perspective critique, à l’époque d’un Maroc pluri-ethnique où Juifs, Arabes et français pouvaient cohabiter. Driss Chraïbi par le caractère parodique de son écriture se rapproche davantage de l’esprit postmoderne lorsqu’il accomplit l’exploit de faire entendre dans la langue française l’équivalent du dialecte marocain dans lequel s’expriment deux fonctionnaires de police venus enquêter en pays berbère. Ainsi, dans cette réponse à l’interrogatoire de l’inspecteur :
le redoublement graphique de la consonne kh met en relief l’accentuation du R guttural de Wakha. Par contre la formule religieuse qui termine la phrase est une adaptation française de l’expression inch Allah…Dans un autre passage, cette même formule est transcrite en arabe dans le discours de l’inspecteur Ali, parmi d’autres éléments lexicaux que la transcription en caractères latins rend imprononçables dans la langue française : Quand tu reviendras parmi nous sur cette montagne de primitifs, un de ces jours, incha Allah, je te ferai un plat de hargma…ou de hhliî, de la viande séchée au soleil, tu sais bien. (p. 144) Un autre interrogatoire s’effectue dans un français corrompu qui attire la réprobation du paysan, étonné d’entendre les policiers marocains converser en roumi : - Di menu fretin di rien di tout, chif ! continua l’inspecteur très vite. Sardine, sardine pourrite…Toi, li gros poisson, li malabar, voyons ! Sacré d’Etat ! (p. 121) Dans leur variété même, ces emplois de l’alternance codique en régime narratif illustrent l’hybridation qu’opère le texte francophone dans son procès d’hétérogénéisation de l’écriture. Mais le métissage linguistique atteint sa forme la plus achevée dans la mise en œuvre de l’interlecte. Pour comprendre ce qu’est l’interlecte, par rapport à la bi-langue, il faut revenir à Edouard Glissant qui, le premier a cherché à comprendre la culture caraïbe hors de l’opposition Europe-Afrique. Pour lui, l’élément fondateur de l’antillanité c’est le procès de créolisation qui détermine le caractère composite de l’identité caraïbe. Il en formule ainsi le principe : Ce qui se passe dans la Caraïbe pendant trois siècles, c’est littéralement ceci : une rencontre d’éléments culturels venus d’horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre pour donner quelque chose d’absolument imprévisible, d’absolument nouveau et qui est la réalité créole.217 Pour que la créolisation réussisse, il faut un certain nombre de conditions : l’équivalence en valeur des éléments hétérogènes mis en contact, l’imprévisibilité du résultat et l’insularité, qui fait de la double clôture de l’île et de l’espace plantationnaire le laboratoire privilégié du processus. Si la créolisation aboutit à la création d’une culture composite qui constitue une sorte de modèle réduit d’une globalisation non entropique où les identités-racine sont en voie de régression, la langue créole met en œuvre la même dynamique : Les créoles proviennent du heurt, de la consomption, de la consumation réciproque d’éléments linguistiques absolument hétérogènes au départ les uns aux autres, avec une résultante imprévisible.218 Ainsi le créole antillais résulte-t-il de la fusion de parlers normands et bretons du XVIIème siècle, déjà fortement dérivés du français, avec une syntaxe d’origine africaine. Et cette langue vernaculaire a été pendant longtemps porteuse de la la mémoire et de l’oralité du peuple antillais contre le français, dans un clivage diglossique caractéristique des sociétés post-coloniales. Avec le manifeste signé conjointement par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant en 1989219, la créolité devient non seulement l’expression de l’être culturel antillais mais la revendication, dans le sillage de Victor Segalen, du principe de diversalité contre la pensée de l’unique qui reste la tentation fondamentale de toute référence à l’universel. La créolité se définit dès lors comme la conscience non totalitaire d’une diversité préservée.220 Et Patrick Chamoiseau en appelle à l’intempérie omniphone221 contre « la peste de l’Un ». Le discours antillais en défendant les principes d’archipélité, de diversalité, de réalité-rhizome, s’inscrit donc fortement dans la postmodernité et l’on n’est guère étonné de trouver dans les essais d’Edouard Glissant des références au « principe d’incertitude qui régit le métissage des cultures »222 ou à la « nature fractale » des « comportements humains »223 au sein du « Chaos-Monde ». Mais le mouvement de la créolité met également en œuvre une poétique qui revendique l’hybridation des formes narratives par l’oralité. Ainsi, comme nous l’avons vu, le conte créole sert-il de modèle à des romans comme ceux de Patrick Chamoiseau (Solibo Magnifique1988), Raphaël Confiant (Le Nègre et l’amiral, 1988) ou Ernest Pépin (Tambour-babel) et Maryse Condé elle-même utilise le réalisme magique d’un narrateur, héritier du « tireur de contes » dans Traversée de la mangrove (1984). Toutefois c’est le travail sur la langue qui fait aujourd’hui l’intérêt des expériences d’écriture de l’archipel caraïbe. En effet, si la possibilité d’écrire en langue créole coexiste à celle d’écrire en français, comme l’ont montré les romanciers haïtien Frankétienne (Dézafi, 1975) ou le Martiniquais Raphaël Confiant (Jou Baré, 1976 ; Bitako-A, 1986), le principe de co-énonciation qui régit le contrat de lecture du roman francophone dont le public appartient à deux cultures différentes, implique plutôt une interaction entre les deux langues que les écrivains de la créolité ont appelé interlecte pour se différencier de l’interlangue davantage liée aux problèmes de la traduction. Chez Patrick Chamoiseau ce croisement linguistique entre créole et français, dans un roman comme Texaco, par exemple, donne à la langue française un véritabe imaginaire antillais. On peut en prendre pour exemple le début du chapitre « Temps de paille » où la conteuse-narratrice remonte aux origines de l’histoire du quartier populaire de Texaco, menacé par un projet de voie rapide. En voici les premières lignes : A beau dire à beau faire, la vie ne se mesure jamais à l’aune de ses douleurs. Ainsi, moi-même Marie-Sophie Laborieux, malgré l’eau de mes larmes, j’ai toujours vu le monde dessous la bonne lumière. Mais combien de malheureux ont tué autour de moi l’existence de leur corps ?224 Dans ce chapitre, comme dans tout le roman, non seulement la translittération d’un vocabulaire créole, qui reste toutefois très minoritaire, pose en arrière plan la présence de la langue maternelle ( |
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