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II-3 Pratiques postmodernes : Si l’on accepte l’hypothèse postmoderne comme mode de désignation d’une phase de turbulence consécutive à l’affaissement de l’idéal des lumières dans les perversions du projet moderne, il est clair que les nouveaux modes de configuration du champ social que je viens d’esquisser doivent se retrouver dans les dispositifs à partir desquels s’élabore l’objet esthétique. Car, l’artiste authentique, même sous la contrainte du marché, est celui qui exprime d’une manière sismographique les ébranlements d’une culture dont il constitue, souvent de manière implicite, la chambre d’écho. Avant d’aborder la littérature, il convient donc, rapidement, d’évoquer quelques pratiques contemporaines qui attestent la culture postmoderne. Et le premier constat sur lequel il faudra revenir est le constat inévitable du pluriel de postmodernismes. a-Architecture : L’architecture a offert au postmodernisme, l’un de ses premiers lieux de contestation de la modernité. En effet, si les principes fondamentaux d’une rationalisation de l’urbanisme s’élaborent à partir de 1928, à l’occasion des CIAM (Congrès International de l’Architecture Moderne), auxquels participent des architectes novateurs comme Le Corbusier, Gropius, Van der Rohe, la Charte d’Athènes, en 1933, constitue une synthèse de leurs échanges en élaborant le concept progressiste de ville moderne, fondé sur trois critères : rationalité, fonctionnalisme, dépouillement (Mies Van der Rohe : « La forme c’est la fonction »)… Cette esthétique urbaine qui privilégie les formes géométriques (tours, barres) et la recherche des matières lisses (béton) et réfléchissantes (verre, plastiques), transpose dans une rêverie de la flèche et du cristal la pensée de l’unique jusqu’à l’évidement par la lumière de l’effet matière : Manhattan, Toronto, Shinjuku, Curitiba... Mais en dehors de quelques réalisations célèbres, cette esthétique si contraire à la pensée du rhizome débouche très vite sur un univers déshumanisé où la suppression des rues, comme lieux d’échange, renforce l’incommunicabilité. Le caractère répétitif des grands ensembles, le refus de l’ornement et le découpage fonctionnel du système urbain en zones d’habitation et zones d’activité, aboutissent à la construction de cités dortoirs soumises à la tyrannie de l’automobile, tandis que l’uniformisation et la répétition des formes font disparaître toute identification à une histoire locale, un patrimoine culturel. Bref, hormis quelques downtown prestigieux dont La Défense n’est qu’un pâle reflet, le fonctionnalisme moderne a rendu la ville inhabitable. Dès 1966, l’Américain Robert Venturi réagit au modernisme architectural qu’il identifie à la morale et au langage du puritanisme, en revendiquant le droit à la complexité et à la contradiction, c’est-à-dire à l’hybridité et au désordre des formes149. Dans un texte-manifeste de 1972, « Learning from Las Vegas », il fait l’apologie de l’art kitsch utilisé dans un contexte parodique et soutient contre le purisme élitiste de l’architecture moderne, une pratique de l’ambiguité, intégrant les formes du Pop-Art. D’autres architectes, Paolo Portoghési, Charles Moore, Aldo Rossi, Ricardo Boffil, Hans Hollein, suivront bientôt son exemple, de sorte que Charles Jenks pourra définir en 1977 : The Language of Post-Modern architecture150 qui présente un ensemble diversifié de pratiques dont le souci commun est le rejet du dogme universaliste des architectes de la modernité : L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à quinze heures trente-deux (ou à peu-près), quand l’ensemble tant décrié de Pruitt-Igoe, ou plus exactement certains de ses blocs reçurent le coup de grâce final à la dynamite…Boum, Boum Boum.151 L’un des aspects majeurs de l’architecture postmoderne qu’on a trop souvent désigné par la notion généralisante d’ « éclectisme » est le goût de l’hétérogène. Le plus souvent, l’effet d’hétérogénéité s’obtient par un contraste entre l’emploi d’un matériau contemporain comme le béton, l’aluminium, le néon, et des formes qui font allusion à l’histoire, d’une manière souvent ironique et distanciée. Ainsi, l’architecture classique, d’inspiration gréco-romaine, apparaît-elle fréquemment sous forme de citation du passé ou de réécriture ludique dans un contexte contemporain. On peut prendre, à titre d’exemple, la « Piazza d’Italie » construite à la Nouvelle Orléans par Charles Moore, de 1977 à 1978. Il s’agit d’une grande place circulaire qui offre, en trompe l’œil, la façade d’un temple avec frontons et arcades, dont les colonnes métalliques, soulignées de néon, réfèrent aux cinq ordres classiques. Une fontaine, des jets d’eaux, avec contrastes de lumières et de couleurs, des lignes courbes, rectangulaires, brisées, complétées au sol par une représentation de l’Italie qui s’allonge jusqu’au centre de la place, contribuent à l’effet d’hybridation parodique entre un référent historique qui fait allusion à l’immigration sicilienne et le contexte technologique de l’Amérique contemporaine. On pourrait évoquer, dans le même esprit, l’architecte catalan Ricardo Boffil qui, après une période ultramoderne à Barcelone, glisse vers un postmodernisme où la pratique de la citation, dans l’ensemble de Marne-la-Vallée, transpose dans du béton armé les colonnes de marbre du Bernin, autour d’un arc de triomphe, tandis que le viaduc d’Alicante, ou le théâtre de Barcelone, s’inspirent des acqueducs ou des temples romains. Parfois, l’architecture postmoderne choisit de référer à des formes locales, réintégrant, d’une manière toujours allusive, l’habitat dans son environnement identitaire. Ainsi, la marina de Port Grimaud, construite par Spoerry, en 1966, dans l’esprit d’un petit port de pêche traditionnel. Parfois, la fonction symbolique de l’édifice se trouve surcodée, contre l’exclusivité accordée par l’architecture moderne au rôle fonctionnel. Dans cette perspective, la Sagrada Familia d’Antonio Gaudi à Barcelone, immense cathédrale dont les formes bio-végétales, souples et irrégulières, se moulent dans du béton, a joué un rôle précurseur, d’autant plus que son achèvement est toujours en cours. D’une manière plus générale, le design de la monumentalité postmoderne privilégie l’irrégularité des formes, la discontinuité, la fragmentation et la Cité de la Musique, à Paris, édifiée par Christian de Portzamparc, selon une esthétique discordante de volumes déboîtés où les effets d’ordre géométrique mis en tension par un jeu perpétuel de ruptures, évoquent une matérialisation du rythme selon Gilles Deleuze –différence et répétition- ce qui convient particulièrement à un environnement dédié à la musique. Mais l’architecte breton est également l’auteur à Rennes d’une xxx qui relève d’une expérience esthétique du même type. b-Arts platiques, expression murale : En peinture, c’est surtout la transavant-garde italienne (dont l’appellation même se veut une dérision de l’avant-garde) qui illustre le postmodernisme. Créé en 1979 par le critique d’art Achille Bonito Oliva, ce mouvement qui regroupe des peintres comme Sandro Chia, Enzo Cucchi, Francesco Clemente, Mimmo Palladino ou Nicolas de Maria, émerge à la faveur de la Biennale de Venise en 1980. Dans son souci de réactiver l’histoire de la peinture, les artistes de la transavant-garde reviennent à la figuration en renouant avec l’expressionnisme du début du siècle et avec les techniques traditionnelles (fusain, huile, pastel, pochoir, perspective). Par ailleurs, le rejet du principe d’originalité sur lequel se fonde l’innovation moderniste engendre, comme en architecture, tout un dispositif d’allusions où le passé revit sur le mode de la citation, de la trace, du pastiche. Francesco Clemente réalise des diptyques, peint des fresques, Sandro Chia parodie le mythe de Sisyphe dont Camus fit l’allégorie de l’homme moderne, révolté. En Allemagne, Anselm Kiefer joue avec les références à l’antiquité…En France, Gérard Garouste se situe dans cette perspective. Si l’une de ses toiles s’intitule « Déjà vu », son travail sur La Divine Comédie, intègre à la peinture des référents textuels qui renvoient à l’œuvre de Dante et à la culture de l’époque. Comme la plupart des postmodernes, Garouste abandonne le système de l’installation qui vise à sortir l’œuvre plastique de la peinture et du tableau, pour revenir à l’huile et à la toile sur chassis et aux techniques de la figuration. Mais ce retour aux formes traditionnelles de la peinture n’exclut pas l’utilisation des nouvelles technologies, pour créer ruptures et tensions entre les matériaux importés dans l’espace plastique et le néo-académisme de la représentation. Aux USA, la Bad Painting, représente une autre forme de postmodernisme, dans son refus de l’avant-garde et de l’innovation. Ce terme générique apparaît pour la première fois en 1978, lors de l’exposition de Neil Jenney, organisée par Marcia Tucker au New Museum de New-York, pour désigner un mouvement de réaction contre l’intellectualisme des années 70 et les règles élististes du bon-goût. Contre les valeurs consensuelles de la modernité la « mauvaise peinture » cherche à réhabiliter aussi bien la peinture des années 50 que les produits de la sous-culture populaire. D’où la citation de genres académiques, comme les paysages de Malcolm Morley, les silhouettes issues de la Bande Dessinée de Borofsky, les personnages au trait de Jean Michel Basquiat, entre dessins d’enfants et expression murale, le graffiti devenant lui-même un genre exploité par Keith Haring qui met en relation le peintre et les arts de la rue. En France, Daniel Baugeste, en détournant les affiches publicitaires, se situe dans cette perspective. Plus symptomatique, en effet, de l’individualisme contemporain et des ses configurations groupales, l’expression murale urbaine, sous la forme du tag et du graff’art, témoigne du désir d’être, d’un sujet en dérive dans l’anonymat du monde moderne. Nées dans les ghettos de New-york et de Philadelphie autour des années 70, ces formes d’intervention sur les murs de la ville se répandent en Europe à partir des années 80, pour atteindre leur plein développement dans les années 90, en relation avec le succès musical des mouvements rap et hip-hop. Rappelons que le tag est une signature codée sous la forme d’un pseudonyme, tandis que le mot graff désigne une représentation plus élaborée qui associe lettrage et figuration et dont la forme la plus achevée est la fresque.152 Ce que recherchent, en effet, taggeurs et graff’artistes en imposant leur marque sur les murs de la ville, c’est une forme de ré-appropriation de l’espace urbain où leur identité se trouve menacée de dissolution dans la modernité technologique. D’où le choix, comme supports privilégiés, des véhicules et des voies de communication, métro, voies ferrées, gares et autres lieux de transit qui leur assure la visibilité mais aussi, murs dégradés des friches industrielles qui révèlent l’après-libéralisme…Ce mode d’expression venu des ghettos et des banlieues, très vite condamné par les autorités municipales, apparaît le plus souvent comme une forme de provocation sociale où s’affirme un héroïsme de l’ombre qui impose à la vue du passant, figures gigantesques, couleurs violentes, lettrage illisible…Mais des styles nettement différenciés affichent une certaine recherche esthétique (lettres « plateau », lettres « bulles » , « Wild Style ») et certains graff-artistes choisissent des endroits reculés, parfois même des tunnels désaffectés, preuve que leur performance se situe au-delà du simple geste de détérioration du patrimoine urbain, où on veut les enfermer. Car il s’agit, avec des moyens élémentaires -la bombe aérosol de peinture et le support mural- d’affirmer leur existence, sous une forme codée que seuls les initiés du groupe ou d’un autre groupe concurrent, sauront reconnaître, même lorsque la récupération médiatique fera émerger certaines signatures, comme, aux USA, Tracy 168, Lee, Slave, Doc 109, Mike 171... Or ce mode d’expression turbulente où s’affiche un individualisme de la marge contre le modernisme de la cité, renvoie à l’esthétique postmoderne par son hétérogénéité, tout d’abord. Un graff, le plus souvent taggé en surimpression, comporte toujours un message que le traitement graphique rend illisible (absence de cadre fixe, effet de miroir, déformations, mise en relief de la bordure des lettres). Le seul sens de ce message à information faible semble être : « j’existe ! »… De cette calligraphie complexe surgissent des scènes figurées, animaux, visages humains, présence énigmatique qui réfère parfois à l’univers stéréotypé de la bande dessinée. S’ajoute à l’hétérogénéité de la représentation, l’effet de discontinuité qui provient de la vitesse d’éxécution et qui culmine dans la fresque, avec la juxtaposition de graffs, sans souci de continuité, dans une succession aléatoire, non hiérarchique, livrée au hasard de l’espace mural. Plus encore que dans la peinture sur chassis où l’individualisme se paie d’une signature, l’affirmation d’un « je » anonyme, dans le chaos urbain, sous forme de traces discontinues, inachevées, en voie déjà de recouvrement ou de désintégration, semble constituer l’un des modes d’expression authentique de la crise du sujet. c- Photographie : Sans doute certains aspects de l’art photographique contemporain mériteraient-il de se voir interroger dans le même sens, d’autant plus que la nature même du médium, par sa capacité à reproduire, à répéter, le place au cœur de la problématique postmoderne. En effet, entre le réalisme documentaire –de moins en moins crédible- et le néo-pictorialisme qui tend vers les arts plastiques, l’art photographique joue aujourd’hui sur l’incertitude même de son statut ce qui le rend particulièrement apte à traduire l’ambiguité de la culture postmoderne et à déconstruire les stéréotypes visuels de la modernité véhiculés par la télévision ou la publicité. C’est d’abord au dogme de l’originalité que s’attaquent des photographes comme les Américaines Sherrie Levin et Cindy Sherman. La première, en faisant figurer sur ses travaux la mention after (d’après), interroge le concept d’ originalité de l’œuvre, si déterminant dans l’art moderne. Ses photographies de clichés réalistes d’artistes décédés, comme Walker Evans (After Walker Evans, 1981), sont à la photo ce que sont les récits de Borgès à la littérature et comme le Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte, l’une de ses références, elle fait de l’œuvre d’art le simple lieu d’une reproduction infinie qui fait perdre toute pertinence à la question de l’original. Cindy Sherman, avec la série Untitled film stills (1978-1986) se prend elle-même pour modèle, dans une mise en scène qui évoque les portraits stéréotypés de la femme dans l’imagerie hollywoodienne. D’où un triple enracinement de son travail dans la culture postmoderne. Ainsi la crise du sujet se traduit-elle par le flou qui disperse les modalités du moi dans les figures confondues de l’auteur-photographe (je), de l’auteur-modèle (moi) et de l’auteur-femme (elles/nous) représentée, de manière parodique, à la manière hollywoodienne. Cet éclatement entraîne une autre ambivalence, celle de l’identité et de ce point de vue, le travail de Cindy Sherman peut apparaître comme une forme photographique de l’autofiction où l’auteur fictionnalise sa propre altérité comme dans le roman de Jean-Philippe Toussaint : Auto-portait (à l’étranger) (2000). Enfin la prétention à l’originalité se trouve à nouveau interrogée, à travers l’ impression de « déjà vu », chacune des poses renvoyant au stéréotype de la femme dans le cinéma américain. Ce travail sur la « seconde main » se retrouve chez les photographes français Pierre & Gilles, associés depuis 1977 autour de la question de l’implicite dans l’imagerie grand-public (posters, cartes postales, images pieuses, revues X). Le caractère artificiel des poses souligné par l’utilisation d’une technique mixte (photographie, collages, peinture) débouche, là encore sur une déconstruction des stéréotypes de l’idéologie collective, avec effet de citation décalée par le travail de l’ironie. En outre, le travail en double qui se développe de plus en plus dans le domaine de la photographie remet en cause la notion d’auteur unique comme sujet absolu, (théologique), de sorte que, non seulement le medium joue sur l’ambivalence modèle/reproduction, mais aussi sur le principe de l’univocitéde l’œuvre comme expression d’un sujet centré. C’est encore le cas pour les photographes israéliens installés à New-York, Clecc & Guttmann qui, par une technique de collage-montage, déconstruisent les formes collectives du pouvoir dans la société post-industrielle, en théâtralisant dans des photographies de groupe les codes de présentation, saturés d’implicite, des conseils d’administration et autres directoires (The Assembly of Deans, 1989). Enfin les Suisses, Peter Fischli & David Weiss proposent un travail inspiré par la Théorie des Catastrophes de René Thom, en associant sur leurs clichés, des objets hétéroclites (pièces de mobilier, matériel culinaire, accessoires d’automobiles…) dans des systèmes à l’équilibre instable, figés dans l’instantanéité de la prise de vue qui renforce la précarité d’un assemblage aléatoire (Stiller Nachmittag : « Un après-midi tranquille », 1980)… La photographie postmoderne, contre l’esthétique réaliste ou pictorialiste s’affirme donc d’abord comme un art du montage, ironique et déconstructif, qui met en crise la notion d’originalité en exhibant, sous les codes saturés du paraître, le vide du sujet dans une société en proie au chaos. d-Cinéma : Le cinéma lui-même, qui s’est depuis longtemps substitué au roman comme médium artistique le plus populaire, intègre dans ses marges, malgré la contrainte économique qui pèse sur la production, des pratiques postmodernes. Si Chritian Ruby cite des metteurs en scène comme Jean-Jacques Beineix, Hans Jürgen Syberberg ou Léos Carrax153, on songe surtout à des œuvres comme Scream, la trilogie de Wes Craven, dont l’aspect autoréférentiel institue un dialogue ironique avec les stéréotypes du cinéma d’épouvante. Il en est de même pour Tueurs nés, d’Oliver Stone, dont la réception aux Etats-Unis, a suscité davantage de réserves, que les productions précédentes (Platoon, JFK)… Avec ce film de 1994, Oliver Stone s’intéresse au pouvoir de l’image dans une société de surinformation, comme la société américaine où l’imaginaire individuel, saturé par la télévision et ses sous-genres (publicité, clip, reality show, sitcom, love story, thriller…) finit par fonctionner sur le mode du zapping. La pensée elle-même, constituée en flashes visuels a perdu son pouvoir d’abstraction pour devenir un répertoire d’objets préformés, nourri par l’inflation commerciale de l’image. C’est cet empoisonnement de l’imaginaire et de la pensée qu’évoque le film, à travers la cavale meurtrière d’un couple de tueurs en séries, Mickey et Mallaury, dont la conscience se réduit à un chaos d’images. Pour traduire la violence même de ce zapping perpétuel, Oliver Stone utilise un procédé de subjectivation qui projette sur le récit principal les flux d’images hétérogènes issues du courant de conscience des personnages. D’où un montage en cut-up, totalement discontinu, qui mêle aux fantasmes pulsionnels et aux fragments de souvenirs, des images prélevées dans les supports les plus divers. Ainsi dans le patchwork visuel qui vient hybrider le récit principal s’insèrent des séquences-flash alimentées par les images d’archives, films publicitaires, clip-vidéo, dessins animés. On peut y reconnaître des allusions au phénomène de surmédiatisation avec la brève apparition de O J Simpson ou de Tonya Harding ainsi que des citations de films comme Midnight Express d’Alan Parker ou Scarface de Brian de Palma. Si l’on peut voir dans ce travail une déconstruction parodique des méta-récits télévisuels, par son traitement sociologique et filmique de l’image, il témoigne des spectaculaires possibilités du cinéma à traduire l’imaginaire postmoderne, c’est-à-dire le chaos individuel, manifesté par l’éclatement de la conscience des personnages sous la pression violente d’une surinformation visuelle, mais aussi le chaos collectif, symbolisé ici par l’éthique malsaine du reality show qui entraîne le présentateur de télévision, Wayne Gale, dans le piège mortel auquel il a lui-même contribué. Enfin, la technique complexe qui fragmente la diégèse et l’image en produisant une œuvre hétérogéne et discontinue, constitue l’un des dispositifs majeurs de l’esthétique postmoderne. e-Musique : Le cas de la musique est un peu plus complexe, dans la mesure où la pratique du mélange des genres y est déjà ancienne. Ainsi, dès avant guerre, des compositeurs comme Stravinsky ou Bartok intégrent à la musique savante des éléments du patrimoine populaire, tandis que le jazz, issu du blues est déjà, au plein sens du terme, une musique métisse. Si l’avant-garde musicale se manifeste à travers deux grands courants, le sérialisme qui radicalise le dodécaphonisme en reconstruisant sur les ruines du système tonal un nouvel ordre sériel (Schoenberg, Boulez, Stockhausen) et la musique concrète qui, dans sa volonté d’explorer les rapports entre la matière et le son, participe de cette modernité technologique des Trente Glorieuses (Pierre Schaeffer : « Etude aux chemins de fer, aux tourniquets, aux casseroles », 1948), avec John Cage, la musique savante arrive à la charnière entre modernité et postmodernité. En effet, si la musique aléatoire appartient encore au champ de l’expérimentation moderniste, sa volonté de soumettre la musique au désordre et au hasard des sons fait de ses compositions une exploration du chaos sonore. D’où cette technique du « piano préparé » entre les cordes duquel il introduit des objets de bois ou de métal pour produire, au sein même de l’ordre musical, de l’aléatoire… La musique populaire qui connaît un développement sans précédent dans les années 60, autour de la promotion commerciale du Rock’n roll, ne touche guère aux catégories musicales traditionnelles, même si dans la mouvance hippie certains groupes pratiquent un métissage musical et instrumental ou intègrent des phénomènes de bruitage. C’est à partir de 1970 que le rock progressif commence à subvertir les lois du genre dans une perspective d’innovation, tandis que dans les années 80-90, avec l’accentuation de la crise, le chaos s’impose dans certaines variétés de hard rock (le noisy, le trash, le heavy metal) avec la technique de saturation du son et des voix. Mais le phénomène musical le plus proche, aujourd’hui, de la culture postmoderne, reste le rap qui pratique fragmentation, collage, montages discontinus et la musique techno, par l’intervention du D.J. sur les supports sonores (disque ou bande magnétique) qui soumet l’exécution musicale aux phénomènes aléatoires d’interférences, de mixage, de brouillage, d’écrasement du son… Ces quelques exemples de pratiques artistiques contemporaines nous montrent que non seulement, il existe un imaginaire social postmoderne d’où procède l’émergence d’un sujet flou, narcissique, atomisé, mais que le postmodernisme comme esthétique se manifeste dans les domaines les plus divers de la représentation, ce qui confirme pleinement l’hypothèse posée au début de ce travail. Certes, de l’architecture à la musique, et à l’intérieur même de chaque domaine, les expressions diffèrent. Le postmodernisme n’est ni un genre, ni une école. Toutefois, des constantes apparaissent dans les modes de représentation, autour du principe général d’altérité qui engendre des dispositifs d’hétérogénéité et de chaotisation (fragmentation, métissage) dont l’effet de complexification contredit la « pureté » de l’esthétique moderniste. Un autre principe récurrent d’un art à l’autre est la mise en doute de la notion d’originalité. Tout travail artistique est un travail de « seconde main » (Compagnon) où l’autre, à travers le « palimpseste » de la culture (Genette), affirme sa présence dans le moi créateur. D’où la mise en évidence de ce perpétuel recyclage à travers des pratiques variées comme celle de la citation, de la parodie, du simulacre, avec cette distance ironique où s’inscrit la réflexion critique sur l’idée de progrès. La littérature, bien entendu, participe de cette esthétique et constitue l’un des fondements essentiels de la culture postmoderne que l’on peut rejeter mais certainement plus nier. Deuxième partie : LE POSTMODERNISME EN LITTERATURE Chapitre I : EN QUÊTE D’UNE POETIQUE La culture postmoderne qui se constitue sous l’horizon de la crise peut donc se définir comme un retour critique sur la modernité dont les dévoiements, précoces (dès 1789) et cumulés, ont fait de l’idéal philosophique des Lumières un rêve utopique. Les contradictions entre le procès d’émancipation de l’homme par la raison, et la modernisation avec son impératif technico-économique de rationalisation, ont fait éclater le sujet collectif des Lumières en particules individuelles dont le comportement, régi par les lois d’attraction du désir et de la consommation, s’apparente aux configurations fractales ou au mouvement brownien des trajectoires, dans la physique de l’élémentaire…Dès lors, l’idée même de Progrès devient suspecte et fait place à l’incrédulité et au principe d’incertitude dont les effets de turbulence mettent en cause les notions de centre et de totalité pour leur substituer celles de discontinuité et d’hétérogénéité. Dans le champ esthétique, cette mise en question affecte notamment le phénomène de l’avant-garde et son impératif d’innovation ainsi que les notions de pureté des arts, d’unité et d’originalité de l’œuvre, ce qui détermine un ensemble de pratiques dont j’ai montré les points de convergences. La même analyse peut se transposer dans le domaine littéraire, ce qui devrait permettre de mieux caractériser l’après Nouveau Roman, ultime avant-garde dont la contestation marque à la fois l’apogée et la fin de la modernité liée au système libéral. Le problème à résoudre reste, bien entendu, celui de la mise en relation de la culture et de la littérature postmodernes. Pour éviter les pièges d’un sociologisme obsolète qui cherche dans le contenu imaginaire de l’œuvre, une image de la réalité sociale, je poserai comme principe ce postulat, sur lequel je me suis appuyé pour analyser la crise du sujet : il existe une relation de détermination entre les configurations sociales et individuelles, l’individu étant pour une large part le produit d’une culture. Lorsque le Robinson de Daniel Defoë échoue sur une île déserte, ce qu’il cherche à reproduire, c’est le fonctionnement même de la société capitaliste dans ses modes de production et d’accumulation, tandis qu’avec la réécriture de Michel Tournier, c’est le modèle culturel indigène, celui de Vendredi, qui s’impose et subvertit la relation maître-esclave. Mais ce retournement du point de vue ne change en rien la sujetion du personnage à sa culture d’origine. Ce que nous apprennent tous les sociologues, c’est que dans l’inter-relation avec la société à laquelle il appartient, l’individu est certes producteur de culture (surtout quand il est sujet) mais les effets de codification au sein du groupe rétroagissent à leur tour sur la configuration de l’égo qui intériorise les modalités du lien social dans cet « emboîtement de représentations » qui, selon Edmond Cros, aboutit au texte. Partant de ce principe, on peut avancer que dans les productions culturelles individuelles, les codes sociaux rétroagissent sur les modélisations de l’imaginaire (et Lévy-Strauss, notamment, parle de l’œuvre d’art comme d’un « modèle réduit »), de sorte qui si le texte narratif rend compte des fonctionnements sociaux, ce n’est pas d’une manière thèmatique mais rhématique154. Or les codes rigides des sociétés holistes (que l’on retrouve par exemple dans les « genres » littéraires) ont été remplacés dans la culture postmoderne par des dispositifs qui se modèlent sur la réalité changeante d’une société en crise, comme autant de configurations souples et mouvantes. Ce sont ces dispositifs configurants à l’œuvre dans l’interface romanesque entre l’individu et la société que je vais tenter de mettre en évidence dans le roman contemporain, afin de dégager, si possible, une poétique du postmodernisme littéraire. I-1 Quels critères ? Les théoriciens qui se sont penchés sur cette question sont d’abord restés très prudents. Harry Blake, le premier, qui présente ainsi, en 1977, le postmodernisme américain dans les colonnes de Tel Quel : Il ne s’agit pas d’un mouvement littéraire cohérent, basé sur une école ou sur une théorie précises. Tel phénomène est impossible dans le contexte américain. Il serait osé en même temps de proposer une description de l’énoncé typique de cette écriture contemporaine, car il n’y en a pas. 155 De son côté, Sophie Bertho se montre tout aussi circonspecte : Existe-t-il, après tant d’autres, une poétique de la postmodernité ? Le postmoderne est-il susceptible d’une poétique, la supporte-t-il ? Et l’interprète saurait-il en construire une, lui qui vit dans le postmoderne, dans ce qu’il considère comme rigoureusement contemporain ?156 Bien entendu, il ne s’agit pas ici de produire une théorie « forte » sur un mouvement qui n’en est pas un et qui, par principe, se dérobe à toute théorisation, c’est-à-dire à toute volonté de systématisation. Ma démarche sera donc plutôt d’ordre inductif et cherchera à identifier un ensemble de dispositifs textuels qui s’articulent aux grands principes configurants de la culture postmoderne. Mais penchons nous d’abord sur les approches qui ont été tentées en ce sens, afin de mettre en place une première série de critères. Dans son article de 1990157, Aaron Kibédi Varga établit en mai 1968, la « ligne de partage » entre modernité et postmodernité, sous l’influence de la pensée déconstructiviste qui ruine le structuralisme et son système binaire de théorisation. Car, pour lui, « Déconstruire, c’est détruire en trichant » et 68 lui apparaît comme une révolution impertinente qui triche avec le pouvoir. Dès lors, la contestation de l’Unique dans son procès d’historicisation ne peut qu’amener le règne du polemos. Si le Nouveau Roman disparaît avec le structuralisme, après avoir lui-même succédé à l’humanisme engagé du roman existentialiste, le récit postmoderne se caractérise d’abord par la renarrativisation du texte, mais sous une forme qui exclut tout retour naïf au point de vue réaliste. D’où la modalisation ironique qui aboutit à deux formes spécifiquement postmodernes : la « réécriture » et le « déguisement ». La réécriture affecte d’une manière parodique les genres fortement codifiés comme le roman policier, chez Toussaint et Echenoz. Mais elle s’attaque aussi au roman historique et Michel Tournier, avec Le Roi des aulnes, par exemple, devient une sorte d’initiateur en ce domaine dont la logique sera poussée jusqu’au bout par Renaud Camus dans son entreprise de fictionnalisation de l’Histoire (on pense à Roman Roi)…Quant au roman déguisé, moins narrativisé, il aboutit aux formes déroutantes du récit selon Perec ou Nabokov. Si ce regard sur le récit postmoderne a le mérite de proposer certains critères, on peut lui opposer deux objections. Mai 68, comme le montre aussi Wallerstein marque à la fois l’apogée et le déclin du libéralisme, de sorte qu’on peut y voir un ultime sursaut de la modernité de libération contre la rationalité technologique. C’est pourquoi, dans la décennie suivante, le Nouveau Roman continue à s’affirmer au plan théorique (Jean Ricardou) tandis que le structuralisme domine les études littéraires (Genette, Hamon, Todorov, Greimas). La ligne de partage n’est donc pas aussi nette et si un certain « tuilage » peut déjà apparaître, 1980 correspond davantage à l’émergence du roman postmoderne. Par ailleurs, ni Tournier, ni Perec, ne me semblent postmodernes dans l’écriture, le premier parce qu’il reste trop attaché à une certaine rhétorique narrative, le second, à cause de la systémique oulipienne d’un roman comme La Vie mode d’emploi qui le renvoie au champ de l’expérimentation. Sophie Bertho158 reprend une partie des thèses de Kibédi Varga mais elle y ajoute une réflexion intéressante sur le chaos d’où elle déduit que, dans son refus de l’Histoire comme téléologie et face à l’angoisse du discontinu, le sujet postmoderne éprouve le besoin de renarrativiser son existence. Au plan romanesque, cette renarrativisation se traduit par un procès de réécriture qui prend ici encore appui sur Michel Tournier (Le Medianoche amoureux) mais aussi sur le roman parodique (Echenoz, Deville). Elle y ajoute une autre voie, celle du roman « minimaliste » (J.-P. Toussaint) qui met en œuvre une « forme réduite de narration ». Là où l’analyse achoppe c’est lorsque Sophie Bertho essaie d’imaginer « le roman, réaliste, du discontinu » avec l’exemple de Perec (La Vie mode d’emploi) et de Sollers (Le Secret). Non seulement, on ne peut accepter le terme de « minimalisme » qui désigne, dans les arts plastiques, un mouvement d’avant-garde lié à la modernité, mais une poétique du discontinu, comme critère de l’écriture postmoderne, ne peut se ramener à une esthétique du simultané. Au Canada, c’est Janet M. Paterson159 qui tente une description du roman postmoderne, à partir d’un corpus québécois et sa position d’autant plus intéressante qu’elle se situe entre l’analyse lyotardienne et le discours américain sur le postmodernisme. L’idée fondamentale sur laquelle se fonde sa caractérisation est celle de l’hétérogénéité du savoir postmoderne qui travaille les instances narratives avec la diversification du point de vue, la réflexivité de la fonction narrative déléguée le plus souvent à un narrateur-écrivain et le surcodage de la relation narrateur/narrataire. Au plan de l’énoncé narratif, l’hétérogène se manifeste d’abord par le principe de rupture qui instaure « l’ordre de la pluralité, de la fragmentation, de l’ouverture »160, par l’autoreprésentation et l’hypertextualité et enfin par le mélange des genres, avec une tonalité souvent parodique ou auto-parodique. Enfin, le roman féministe ou lesbien (Marie-Claire Blais, Nicole Brossard), par sa vision deconstructiviste de l’Histoire patriarcale participe du postmodernisme québécois. Pour la première fois, dans un essai consacré au roman de langue française, on voit apparaître un ensemble de traits pertinents qui peuvent se constituer en poétique, à ceci près que Janet M. Paterson a trop souvent tendance à tirer le Nouveau Roman vers le postmodernisme. Certains procédés qu’elle impute à l’écriture postmoderne font déjà partie de l’expérimentation néo-romanesque : l’éclatement du point de vue narratif, l’exhibition de la dimension littérale du texte et la mise en abyme, qu’elle confond, sous l’appellation générique de réflexivité, avec la métatextualité. Il me semble, dès lors, nécessaire, de revenir brièvement sur la question du Nouveau Roman. I-2 L’Après Nouveau Roman : Contrairement à l’idée parfois répandue outre-Atlantique, le Nouveau Roman français n’est pas postmoderne, il marque au contraire, surtout dans sa seconde phase, le Nouveau Nouveau Roman, le point de basculement de l’expérimentation romanesque dans l’aporie de l’avant-garde. En voulant, à juste titre, combattre l’illusion référentielle par des procédés de rupture et d’inconfort de lecture, qui font apparaître la dimension littérale et fictive du récit, il s’est condamné à l’illisibilité et à l’abstraction textuelle, se coupant ainsi de tout lectorat. En effet, même si le Nouveau Roman n’est pas une école, comme on l’a souvent répété161, il possède toutes les caractéristiques des avant-gardes de la modernité. Il croit en la perfectibilité des formes narratives et s’il refuse l’engagement par réaction au roman existentialiste, il est implicitement politique et ouvertement progressiste. Il instaure un débat polémique avec le roman réaliste, « cartésien » ou « balzacien », désignations qui construisent un anti-modèle auquel il peut s’opposer de manière radicale. Enfin, il s’accompagne d’un effort de théorisation, dans la ligne avant-gardiste du manifeste, qui le distingue de l’allergie postmoderne à toute théorie. Citons pêle-mêle : Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon (1956), Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman (1963), Michel Butor, Répertoires I,II (1960, 1964), Jean Ricardou, Le Nouveau Roman (1973), ainsi que le colloque de Cerisy-la-Salle : Nouveau Roman hier et aujourd’hui, publié en 1972. Pour Alain Robbe-Grillet, le Nouveau Roman s’affirme d’abord comme rupture avec les générations précédentes (« Sur quelques notions périmées ») même s’il se reconnaît des précurseurs : Kafka, Joyce, Faulkner, Woolf… Sa conception de l’histoire littéraire est nettement téléologique : « Le Nouveau Roman ne fait que poursuivre une évolution constante du genre romanesque »162 et la revendication appuyée du caractère novateur de son travail se fonde sur l’idée de progrès. Chez Nathalie Sarraute, le concept de tropisme sur lequel s’appuie sa représentation narrative des rapports inter-personnels dans la conversation et le monologue intérieur, obéit à la même exigence de recherche, dont le cadre évolutionniste définit pour elle l’idée même de modernité : Il ne faut pas confondre sous la même étiquette la vieille analyse des sentiments, cette étape nécessaire mais dépassée, avec la mise en mouvement des forces psychiques inconnues et toujours à découvrir dont aucun roman moderne ne peut se passer. 163 Comme Robbe-Grillet, elle considère que son effort d’innovation marque un progrès, non seulement à l’intérieur du genre auquel elle apporte une nouvelle conception du réalisme psychologique, mais d’une manière plus générale, dans la perspective universaliste de l’émancipation de l’homme, ce qui en fait une héritière du discours des Lumières. La subversion des formes narratives sclérosées devient ainsi un acte révolutionnaire, le seul que s’autorisent les né-romanciers dans les limites étroites de leur art, mais ce geste entre en résonnance avec les luttes d’émancipation qui se mènent dans la réalité sociale : (…) leurs œuvres, qui cherchent à se dégager de tout ce qui est imposé, conventionnel et mort, pour se tourner vers ce qui est libre, sincère et vivant, seront forcément tôt ou tard des levains d’émancipation et de progrès.164 On retrouve les mêmes principes chez Michel Butor qui, dans Répertoire I, pose « Le roman comme recherche », c’est-à-dire comme champ d’expérimentation orienté par l’idée d’ «invention formelle » à l’intérieur du « fonctionnement social »165. Le Nouveau Roman, apparaît donc d’une manière indéniable comme un mouvement d’avant-garde, particulièrement actif entre 1950 et 1970, c’est-à-dire dans la phase d’expansion des Trente Glorieuses dont il partage l’illusion d’un progrès continu lié au principe d’innovation…Si le mouvement s’épuise rapidement après 1973 (premier choc pétrolier) l’évolution ultérieure des Nouveaux Romanciers se caractérise par un glissement vers d’autres pratiques comme le collage (Butor) et la méta-textualité (Robert Pinget : Charrue) ou vers une forme de subjectivité qui, dans une tension entre l’autobiographie et l’autofiction, les rabat vers la culture postmoderne. Ainsi, Nathalie Sarraute : Enfance, Tu ne t’aimes pas, Claude Ollier : Une histoire illisible, Alain Robbe-Grillet : Le Miroir qui revient, Marguerite Duras : L’Amant… Nul ne peut nier l’apport incontestable du Nouveau Roman à l’esthétique romanesque et l’impression forte d’avancée qu’il donne à son époque contre l’indigence intellectuelle du roman commercial ou les scléroses du réalisme. Mouvement véritablement moderne, dans ses refus polémiques, son désir d’expérimentation, comme dans ses ambitions théoriques, il s’impose à l’écriture contemporaine avec une telle évidence que le roman postmoderne ne peut se concevoir sans une traversée de la contestation néo-romanesque. En effet, qu’on le rejette pour ses excès modernistes, afin de revenir à une situation antérieure ou qu’on le pose comme paragon d’une pratique indépassable avec cette question : comment écrire après le Nouveau Roman ? l’esthétique postmoderne exclut toute naïveté de l’écriture qui conduirait à intégrer comme telles les productions les plus mercantiles. Ainsi, sans minimiser l’apport d’autres avant-gardes comme Tel Quel ou l’Oulipo, le postmodernisme me semble l’une des manières de désigner l’après Nouveau Roman, ce que confirme le « bilan critique » dressé, en 1999, par Franck Wagner : Le « Nouveau Roman » apparaît donc rétrospectivement comme une étape capitale de l’évolution romanesque, où se donne déjà à lire une graduelle prise de distance, très progressivement affinée au cours des années, à l’égard des présupposés modernistes – tendance largement confirmée et amplifiée dans la pratique narrative d’auteurs postérieurs tels que Le Clézio, Modiano, Toussaint, Echenoz ou encore Volodine.166 I-3 Dispositifs : Si l’on accepte de considérer le roman postmoderne comme un après Nouveau Roman, les analyses croisées de Kibédi Varga, Sophie Bertho ou Janet Paterson, mettent en évidence un certains nombre de critères dont la récurrence atteste la fonction configurante : discontinuité, hétérogénéité, renarrativisation, parodie, retour du sujet, auto-représentation…Même si ces traits peuvent, dans un premier temps, paraître contradictoires, ils n’en renvoient pas moins aux critères généraux dégagés de l’observation du champ esthétique contemporain. Dans la revue québécoise, Etudes littéraires, qui s’intéresse de près à la question du postmodernisme, André Lamontagne énumère, de son point de vue, les tendances formelles de l’écriture postmoderne et cette fois c’est la diversité et le foisonnement qui frappent : Malgré les divergences évoquées, il existe une relative unanimité autour d’une poétique postmoderne, qui s’articulerait autour des éléments suivants : autoréflexivité, intertextualité, mélange des genres, carnavalisation, polyphonie, présence de l’hétérogène, impureté des codes, ironie métaphysique, déréalisation, destruction de l’illusion mimétique, indétermination, déconstruction, remise en question de l’Histoire et des grandes utopies émancipatrices, retour de la référentialité et du sujet de l’énonciation (sous une forme fragmentée et avec une subjectivité exacerbée), refus de la scission entre le sujet et l’objet, participation du lecteur au sens de l’œuvre, retour de l’éthique, discours narratif plus « lisible », réactualisation des genres anciens et des contenus du passé, hybridation de la culture savante et de la culture de masse.167 Mais l’on retrouve cette multiplication des figures textuelles dans la présentation, en Page 4 de couverture, du roman espagnol postmoderne : Et il apparaît que l’œuvre des créateurs offre avec régularité ce que l’on pourrait appeler les traits pertinents d’une écriture postmoderne, à savoir pêle-mêle et sans prétention à l’exhaustivité : le retour du sujet et du récit, la dissolution des frontières institutionnelles entre culture élitaire et culture de masse, l’effritement des cloisons génériques, la diction spatiale d’un temps in-signifiant et discontinu, l’expression du décentrement et de la fragmentation qui caractérisent notre époque, l’esthétique du reflet, l’éclectisme, la préoccupation autoréférentielle, l’affirmation par l’ironie, l’humour distancié, voire la parodie ou le pastiche, de la perte de toute innocence. Un trop-plein qui attestee, en quelque sorte, l’existence de l’ère du vide !168 Si cette caractérisation, en forme d’énumération, n’est guère opératoire pour une analyse rigoureuse du champ romanesque, elle permet néanmoins de mettre en place des réseaux de critères qui font apparaître un certain nombre de dispositifs configurants dont l’articulation avec les pratiques sociales est particulièrement évidente. Ainsi, en refusant la perspective d’une modélisation unique qui serait contraire à l’objectif de cette étude, il est possible de distinguer, dans le roman postmoderne, trois grandes familles de tendances formelles. La première s’organise autour du principe de discontinuité. Contre la pensée unitaire et totalisante de la modernité, elle met au premier plan l’expérience de l’hétérogène, de l’altérité, du chaos, selon l’ontologie lyotardienne du Différend. D’où l’utilisation de procédés qui relèvent du collage, de la fragmentation et de l’hybridation. Une autre tendance forte apparaît dans la mise en cause de la notion d’originalité qui relativise le pouvoir d’innovation. Volontiers hypertextuel, le roman postmoderne pratique citation, réécriture, pastiche, métatextualité, dans une mise à distance ironique de l’avant-garde où s’effondre l’autorité des savoirs de la modernité. Enfin, la troisième famille de tendances correspond à ce que Kibédi Varga désigne par le terme de « renarrativisation ». Après l’ « effet dévastateur » du Nouveau Roman comme l’appelle Alain Nadaud169, la recherche d’une nouvelle lisibilité se caractérise par une linéarité en trompe-l’œil, le recours carnavalesque à l’Histoire comme modèle de narrativité et la tentation de l’autofiction qui pervertit le repli narcissique du sujet par une mise en fiction de l’altérité du moi. Bien entendu, ces tendances peuvent se croiser, jusqu’à saturation, dans le même texte : l’écriture en fragments se révèle souvent métanarrative et le discontinu peut travailler certains effets de renarrativisation, tandis que l’ironie affecte la plupart des dispositifs et pas seulement la réécriture…Mais, pour la clarté de l’analyse, il m’a fallu opérer des choix, à la fois dans le corpus, en retenant des textes significatifs et dans les angles de lecture, en privilégiant, dans les romans étudiés, certains aspects plutôt que d’autres. Chapitre 2 : ECRITURES DU DISCONTINU |
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