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2-3 HYBRIDATION ET METISSAGE DU TEXTE : écritures francophones Si le collage et la fragmentation sont des dispositifs de discontinuité aptes à représenter le chaos postmoderne, le métissage du texte peut apparaître comme une atteinte à l’unité générique (c’est-à-dire à la « pureté » de l’œuvre), qui fait entrer le principe d’hétérogénéité dans l’ordre de la narration. Mikhaïl Bakhtine196 a déjà analysé l’hétérologie romanesque en proposant les notions-clés de dialogisme et d’hybridation pour traduire la polyphonie de certains textes narratifs (Dostoïevsky, Rabelais). Mais sa perpective translinguistique, qui fait de l’être humain un sujet-en-dialogue, reste intraculturelle et n’affecte pas de manière directe l’identité du sujet moderne. Par contre la littérature dite francophone, dans ses développements les plus récents, en affirmant son hétéroglossie, met en œuvre des dispositifs de métissage et de créolisation qui manifestent le travail de l’altérité au cœur même de la problématique identitaire. C’est en ce sens que le roman francophone participe de l’aventure postmoderne. Encore faut-il s’entendre sur cette désignation. Par rapport à la littérature française, le texte francophone introduit une nouvelle complexité qui est d’abord d’ordre linguistique. En effet, la littérature francophone est, fondamentalement, une littérature entre deux langues et si le texte s’écrit en français, il s’agit d’un français déterritorialisé qui héberge toujours une langue étrangère. Or avec l’autre langue, c’est une autre culture, un autre système de valeurs, qui entrent en interférence avec le champ culturel français, de sorte que le frottement des langues mises en contact ne se réduit pas aux seuls effets linguistiques mais induit des dispositifs d’écriture qui relèvent du métissage. Or l’une des ambiguités essentielles du discours politique sur la Francophonie est de donner l’illusion d’une communauté. Sont désignés comme francophones, dans la phraséologie officielle, les pays qui ont « le français en partage », c’est-à-dire un peu plus d’une cinquantaine d’états dont l’ordre alphabétique s’étend de la Belgique à l’ancien Zaïre. Or le mot « partage » reste une métaphore idéologique qui gomme d’importantes différences et de profondes inégalités dans le rapport au français. Quoi de commun, en effet, entre la Belgique, le Luxemboug, la Suisse où le français est l’une des langues nationales, le Québec où il apparaît clairement comme la langue de l’identité face à l’anglo-américain, et le Maghreb où, comme dans tous les pays colonisés, il a été imposé contre les langues nationales ou vernaculaires, qui sont l’arabe classique, l’arabe dialectal et le berbère ? Selon l’histoire du français, dans les pays francophones, la situation linguistique évolue donc d’un bi-linguisme diglossique à fort pouvoir acculturant à un bilinguisme consenti ou assumé qui peut se traduire par des phénomènes d’alternance codique (code-switching) ou de mélange des codes (code-mixing) que le texte littéraire va s’efforcer de reproduire. Car l’histoire même de la littérature francophone traduit cette situation de pluri-linguisme et de compétition symbolique qui met en jeu le français. En effet, la période pré-moderne, apparaît pour les littératures maghrébine et africaine, dans les années 50. Les premiers écrivains sont souvent des instituteurs, formés à l’école coloniale, qui reproduisent dans un français académique, les modèles littéraires dominants enseignés par l’institution (le roman réaliste et le récit autobiographique). D’où un effet massif d’acculturation…Ainsi Mouloud Feraoun, en Algérie (Le Fils du pauvre, 1950) ou Ahmed Sefrioui au Maroc (La Boite à merveilles,1954), racontent-ils, avec une foule de détails d’ordre descriptif, leur enfance, dans la montagne kabyle ou dans la ville de Fes, cherchant à donner de leur culture une vision de l’intérieur, sans prendre conscience qu’à-travers la langue française, ils importent des formes occidentales d’écriture, amnésiques de leurs propres traditions. On retrouve ce modèle mimétique dans la littérature négro-africaine de la première génération (Ousmane Socé : Karim, 1935 ; Camara Laye : L’Enfant noir, 1953) mais aussi dans la littérature antillaise, avec ce qu’on a appelé le roman « doudouiste » (Daniel de Grandmaison : Rendez-vous au Macouba, 1948 ; Gilbert de Chambertrand : Cœurs créoles, 1950) qui reproduit les stéréotypes exotiques suscités par un horizon d’attente métropolitain. Le Canada francophone va lui-même développer, de manière plus précoce, à partir de la seconde moitié du 19ème siècle, une forme de récit mimétique avec le roman du terroir qui exalte l’attachement à l’histoire héroïque de la Nouvelle France et aux valeurs ruralistes prônées par le clergé catholique (Patrice Lacombe : La Terre paternelle (1846) ; Antoine Gérin-Lajoie : Jean Rivard le défricheur, 1862). Ce roman de la survivance, activé par l’énorme succès de Maria Chapdelaine (1914) du Breton-Canadien Louis Hémon, se prolonge jusqu’au milieu du 20ème siècle avec Felix-Antoine Savard ou Germaine Guèvremont. La modernité, avec ses valeurs d’émancipation et de progrès, apparaît dans la prise de conscience de l’aliénation culturelle et dans la révolte qui, en littérature donnent le jour à une double modernité. La modernité contestataire, tout en utilisant les formes réalistes du roman engagé, dénonce le processus d’acculturation engendré par la situation coloniale. Ainsi Mohammed Dib, en Algérie, dresse-t-il, dans une trilogie romanesque, un tableau de la société qui fonctionne comme un appel à l’insurrection (La Grande maison, 1952 ; Le Métier à tisser, 1954 ; L’Incendie, 1957), tandis qu’aux Antilles comme en Afrique Noire ce sont les valeurs de la négritude qui réinscrivent, contre l’hégémonie des modèles occidentaux, les valeurs africaines, comme fondatrices de l’identité. On connaît à cet égard l’engagement de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas. Dans le roman, la dénonciation du fait colonial s’inscrit dans la trilogie de l’écrivain camerounais Ferdinand Oyono (Une vie de boy, 1956 ; Le Vieux Négre et la médaille, 1956 ; Chemin d’Europe, 1960) ou dans l’oeuvre du romancier martiniquais Léonard Sainville (Dominique, Nègre esclave, 1951). Au Québec, enfin, la Révolution Tranquille est préparée par les auteurs francophones qui remettent en cause l’idéologie conservatrice et la double colonisation dont ils se sentent victimes : celle des anglo-saxons au plan politique et linguistique et celle du clergé catholique, au plan moral. D’où le développement du roman social qui déplace vers la ville la problématique existentielle avec Gabrielle Roy, par exemple (Bonheur d’occasion, 1945 ), André Giroux (Le Gouffre a toujours soif, 1953), Jean Simard (Les Sentiers de la nuit, 1959). Mais la modernité explosive avec ses valeurs de rupture et d’avant-garde ne révèle que dans les années 60-70 sa dimension expérimentaliste en pratiquant, ce que j’ai appelé dans un essai sur la littérature marocaine de langue française, la « violence du texte »197. En Algérie, c’est Kateb Yacine qui le premier s’attaque au modèle cartésien du roman en opérant, dans Nedjma (1956), une subversion des formes narratives qui rend compte, textuellement, de la déstructuration de l’être colonisé. Après l’indépendance, avec la mise en place d’un régime autoritaire qui confisque la parole et les libertés, un écrivain comme Mourad Bourboune cherche à traduire sa révolte en faisant de son narrateur le prédicateur bègue d’un « anti-Coran » (Le Muezzin, 1968) dont le monologue halluciné fait éclater le modèle réaliste du récit. Mais c’est surtout Rachid Boudjedra qui poursuit le combat en déplaçant dans les stratégies d’écriture la dynamique révolutionnaire. Ainsi, dans La Répudiation (1969), le récit primaire qui naît d’un échange érotique entre Rachid et son amante française Céline, s’enroule-t-il autour temporalité qui renvoie à deux moments obsédants de la vie du narrateur : son enfance, marquée par le « saccage » de la répudiation de sa mère; son internement au lendemain de l’Indépendance par les M.S.C. (Membres Secrets du Clan) qui évoque la liquidation par le FLN des militants communistes, en dépit de leur engagement dans les maquis. D’où la forme à la fois violente, répétitive, et hantée d’un récit qui ressasse à l’infini les blessures identitaires. Au Maroc, autour de la revue francophone Souffles, fondée par Abdellatif Laâbi en 1966, un groupe d’écrivains expérimente ce que l’un d’entre eux, Mohammed Khaïr-Eddine appelle la « guérilla linguistique ». Car il s’agit de lutter sur deux fronts : sur le front néo-colonial où le français qui s’implante massivement, du fait de la coopération, menace l’identité marocaine, et sur le front politique, où la résistance à la politique répressive du pouvoir d’Hassan II se traduit dans l’écriture par l’éclatement des formes narratives et la mise en œuvre de structures délirantes, figures textuelles de l’oppression (Abdellatif Laâbi : L’Oeil et la Nuit, 1969 ; Tahar Ben Jelloun : Harrouda, 1973 ; Mohammed Khaïr-Eddine : Le Déterreur, 1973). Au Québec, si le dégel commence avec l’arrivée au pouvoir du Parti Libéral de Jean Lesage qui marque le début de la Révolution Tranquille, très vite l’explosion culturelle de la modernité débouche sur la revendication autonomiste avec la création du Parti Québécois et la naissance d’un Front de Libération du Québec, le FLQ qui commet ses premiers attentats. Les romanciers vont, de la même manière qu’au Maghreb, se libérer des formes sclérosées du roman ruraliste ou social et mettre en cause les modes de représentation narrative traditionnels. Ainsi : Marie-Claire Blais (Une saison dans la vie d’Emmanuelle, 1965) ; Hubert Aquin (Trou de mémoire, 1968) ; Anne Hébert (Kamouraska, 1970). On trouverait des exemples identiques dans la littérature antillaise, chez l’écrivain martiniquais Vincent Placoly dont le roman Vie et mort de Marcel Gontran (1971) utilise ruptures formelles et figures délirantes ou chez le Haïtien Gérard Etienne dont Le Négre crucifié (1974) porte l’écriture de la violence à la limite de la lisibilité. * Le roman francophone entre dans la postmodernité à partir des années 80. Au Maghreb, la modernité de libération a échoué dans sa tentative de subversion politique et le pouvoir d’Hassan II s’est imposé, tout comme celui du FLN en Algérie. Si aux Antilles, les émeutes nationalistes sont fermement réprimées, au Québec le référendum pour l’indépendance échoue à deux reprises. Face à ce qu’il ressent comme une situation de blocage social, l’écrivain se retourne sur lui-même, passant d’une littérature de l’idem (où il se fait le porte parole d’une identité collective) à une littérature de l’ipse, c’est-à-dire du moi. Or, dans une société où, désormais, le bilinguisme est assumé, sinon choisi, ce que découvre l’écrivain francophone à travers sa double culture, c’est sa propre altérité qui renvoie l’identité-racine à sa fonction de mythe. Ainsi se manifeste le caractère nécessairement composite, hétérogène, pluriel, de toute identité, individuelle ou collective qui ouvre le texte au métissage, c’est-à-dire à la complexité. Par ailleurs, l’écrivain francophone devient, de plus en plus, un écrivain nomade, vivant entre plusieurs continents et plusieurs cultures, ce qui donne à son regard un caractère nettement décentré, apte à saisir le Différend et à explorer, dans ses propres discontinuités, le travail de la trace contre le monologisme des discours ataviques. Si Driss Chraïbi, Tahar Ben Jelloun, Mohammed Dib, Abdelwahab Meddeb, mais aussi Jacques Poulin ou Anne Hébert (jusqu’à son décès), ont choisi la France, Hédi Bouraoui ou Abdelhak Serhane sont installés au Canada, Assia Djebar aux Etats-Unis, sans parler de la nouvelle génération algérienne, déracinée par l’islamisme : Malika Mokkadem, Leila Marouane, Abdelkader Djemaï, exilés en France…C’est dire que les écrivains francophones, même issus de sociétés post-coloniales, sont en contact permanent avec la pensée contemporaine à l’exemple d’ Abdelkebir Khatibi qui, bien que résidant au Maroc, se désigne comme « étranger professionnel », familier du Collège de Philosophie sous les auspices de Jacques Derrida. Je m’arrêterai ici sur quelques exemples pour montrer comment le métissage du texte opéré par le roman francophone introduit dans le fonctionnement même des formes narratives une hétérogénéité qui remet en cause l’opposition binaire du même et de l’autre, dans un renouvellement postmoderne du discours sur l’altérité. En effet, si le récit francophone s’énonce entre deux langues, dans un processus de tissage et tension qui aboutit à la constitution d’ hybrides narratifs, le dispositif de métissage agit principalement à un double niveau : au niveau du code, tout d’abord, puisque le récit relève de genres différents dans les cultures métissantes, et au niveau des langues, dans la mesure où les interférences linguistiques mettent en place une véritable hétéroglossie du texte. Abordons d’abord la question du métissage générique. Si l’on prend comme exemple le cas de la littérature maghrébine de langue française où la trace arabo-musulmane travaille la mise en récit, il est évident que le genre romanesque n’existe pas dans la tradition islamique qui ne connaît que trois genres narratifs principaux : la hikâyât (le conte), la sîra (biographie) et la maqama (séance) qui se combine avec la rhila (récit de pèlerinage). Dans la culture orale du Maghreb, le conte reste, bien entendu, l’une des formes narratives les plus riches et les plus vivantes et Tahar Ben Jelloun, notamment, a choisi de remplacer dans certains de ses romans la figure balzacienne du narrateur omniscient par celle du conteur populaire tel qu’on le rencontre encore sur la célèbre place Jemaâ-el-fna à Marrakech. Dans ce contexte culturel spécifique, le conteur professionnel tire ses moyens de subsistance de sa performance narrative. Il doit donc d’abord attirer et séduire le public qui déambule sur la place et par l’adresse de son boniment constituer autour de lui un cercle d’auditeurs : la halqa. Puis il lui faut ménager suspense et rebondissements pour fidéliser les membres de sa halqa qui peuvent à tout moment intervenir pour commenter ou contredire ses propos. C’est ce dispositif oral où la performance du conteur-narrateur se mesure aux réactions de son public que Ben Jelloun introduit comme forme narrative métissante dans ses meilleurs récits : L’Enfant de sable (1985), La Nuit sacrée (1987) ou La Nuit de l’erreur (1997) : Amis du bien ! hommes de cœur et d’esprit ! Gens de la Bonté, de l’Ecoute et du Don ! Passants entre les mains de l’Eternel ! Vous qui aimez regarder de l’autre côté de l’horizon, vous qui penchez la tête pour entendre les bruits du monde, vous qui prenez des chemins de traverse pour éviter d’être pris dans les rets de celle qui nous aime tous au point de nous donner tout pour nous le retirer en une fraction de seconde, ô mes amis, sachez qu’il restera toujours une histoire à conter pour voiler le temps qui passe, une histoire à dire dans l’oreille d’un mourant, un conte à inventer pour aider chacun à revenir à soi, car où que nous allions, quoi que nous fassions, le bonheur est là, à portée de main, sous notre regard, le bonheur est simple, c’est apprendre à se contenter de ce que le jour apporte à la nuit, avoir la santé du corps et de l’esprit et savoir que la clé du trésor est là, dans notre cage thoracique, là où le cœur bat, où les poumons respirent, là où notre sang circule.198 Dans cet appel à la Halqa, le conteur Dahmane qui est porteur de l’histoire tragique de Zina, use de toutes les ressources du boniment pour capter l’intérêt de l’assistance. L’étrangeté première de ce protocole d’ouverture vient de la traduction de formules coraniques qui nous introduit dans une culture populaire musulmane d’où toute laïcité se trouve exclue mais, dans cette longue phrase de préambule qui fonctionne sur le mode de l’expansion métaphorique, le conteur use à la fois de flatteries pour séduire le public (« vous qui »…) et d’images qui valorisent la fonction sociale du conte comme remède à l’angoisse et plaisir de l’imaginaire. Mais c’est dans |
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