Thèse pour obtenir le grade de docteur de l’Université Paris I panthéon-Sorbonne







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3)La construction d’un discours de filiation à la France
Racontant de quelle manière leurs aïeux ont pris place au sein de la communauté des citoyens français, les Français d’Algérie que nous avons rencontrés viennent encore renforcer, a posteriori, les liens unissant la métropole à ses nouveaux « enfants », en inscrivant leur propre histoire au cœur même de l’histoire de France, confirmant ainsi l’incontestabilité de leur appartenance nationale.
Malgré la très forte proportion d’étrangers au sein de la population française d’Algérie, il est intéressant de noter la tendance parmi les Français d’Algérie interrogés et qui nous font le récit de l’histoire de leurs ancêtres et de l’implantation de ceux-ci sur le sol algérien, à construire, a posteriori, un rapport de filiation avec la France. Certains d’entre eux insistent même sur l’importance de l’enseignement dans cette entreprise d’ « appropriation » de la France comme leur pays, et comme l’intériorisation de son histoire comme leur histoire. Comme le relève notamment Joëlle Hureau, l’école a poussé à « l’adoption définitive de l’histoire de France et des grands ancêtres français. (…) Les grands ancêtres suscitent l’admiration ou la compassion, les deux parfois. (…) Les nombreux coqs gaulois des monuments aux morts scellent cette filiation voulue. En devenant partie prenante de l’histoire de France, les pieds-noirs en endossent l’héritage. »191 Ancêtres fondateurs, histoire établissant la continuité de la nation, « héros incarnant les valeurs nationales, (…) langue, (…) monuments culturels ou historiques »192, autant d’éléments qui, selon Anne-Marie Thiesse participent d’une « check-list » identitaire commune aux identités nationales.

Pour Michèle Fa. :

« Il y avait la France… la France qu’on avait appris à l’école, depuis Clovis, en passant par Jeanne d’Arc, Napoléon et tout ça. Il y avait la France, un beau pays. On avait appris les rivières, les montagnes. Ca, c’était la France. »193
De même pour Frédérique D., rappelant que, l’Algérie se trouvant divisée en départements comme le sol métropolitain, l’Etat français entendait ainsi s’affirmer « pleinement, absolument et également souverain sur chaque centimètre carré [de son] territoire »194:

« A l’école, on apprenait l’histoire de France et, pour moi, c’était la même chose. Je ne me rendais pas compte qu’il y avait la mer qui nous séparait. C’était la même chose. C’était un département français. »195
Pour Michèle Fo. :

« Mes souvenirs d’enfance, scolaires hein, ils sont, je pense, très proches des souvenirs d’enfance de quelqu’un qui vivait en France… les classes étaient disposées de la même façon. Les instituteurs étaient des Français. On apprenait… on avait les mêmes livres qu’en France. On apprenait l’histoire de France. Je me rappelle… ça c’est amusant… j’habitais, donc, dans le sud oranais, c’est-à-dire quasiment à la frontière du désert hein. On avait une institutrice qui venait de France, et qui nous avait appris une poésie qui s’appelait, je crois, « De la neige à Nice »… bon. Alors… elle qui venait de France… pour elle, ça semblait extraordinaire effectivement que… que de la neige soit tombée à Nice. Donc, elle avait trouvé ce petit poème. Elle nous l’avait appris… voilà ce qu’on apprenait… (elle rit)… alors qu’on était aux portes du désert. On apprenait « De la neige à Nice ». Moi, je me rappelle avoir appris des chansons, là, sur les… les … celles qui ramassaient les fils des… des vers à soie, là, pour faire des… de la soie dans la région lyonnaise. Tout ça… on apprenait ça en France. On apprenait la géographie de la France. »196
Pour Marc G. :

« C’est un peuple qui était d’origine française, mais qui avait fini par créer, à cause du melting pot, à cause des origines différentes… parce qu’il n’était pas seulement français. »197
Ou encore pour Alain G. :

« Nous, on était quand même français de souche »198
Jean C. en vient même à occulter les multiples origines qui composent la population des Français d’Algérie, mettant ainsi l’accent et la priorité sur le seul rapport à la métropole, et instaurant un rapport de stricte égalité entre Français de métropole et d’Algérie :

« Il n’y avait pas trois Français là-bas mais des millions de Français d’origine métropolitaine qui sont là sur 8 ou 9 millions…oui à peu près 1/10… 9 millions d’Algériens pour 1 million de métropolitains »199
« Aux yeux des Européens, il devint peu à peu évident que le pays constituait un simple prolongement de la métropole : (…) « Mais on se sentait français, on croyait même que l’Algérie, c’était la France, rapporte (…) Louis. Il y avait un lac entre nous deux, d’ailleurs c’est un argument qui a été repris : … la Méditerranée sépare les départements d’Algérie des départements français comme la Seine sépare Paris en deux. C’est une image à laquelle on a cru. » »200
« Au-delà de la naïveté qu’on peut trouver à la version scolaire de cette hérédité, certains Français d’Algérie interprètent l’aventure des Gaulois d’une façon qui leur permet de s’intégrer pleinement dans l’histoire française et qui facilite à celle-ci l’accès à leur propre histoire. »201

Même si la plupart d’entre eux ont en réalité des origines extérieures à la France, qu’il se soit agi de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne, ils sont nombreux à témoigner d’une volonté de faire preuve de la légitimité de leur appartenance à la France et au peuple français, et à chercher à présenter leur histoire comme attachée de façon incontestable à la France métropolitaine. Ainsi Hervé H. affirme-t-il :

« On n’a jamais oublié qu’on venait de France. »202
C’est donc par la force de leur discours que les Français d’Algérie construisent ou mettent l’accent sur un rapport à la France qu’ils cherchent à rendre aussi légitime que si chacune de leurs familles avait originellement quitté la métropole pour l’Algérie. Malgré des origines majoritairement « extérieures » à la France métropolitaine, ils semblent parfois témoigner d’une volonté d’apporter une plus grande légitimité à leur appartenance à la communauté nationale. D’ailleurs, « dans leur désir de francité, les Européens d’Algérie ont toujours insisté sur les quelques flux d’immigration venus de la France du nord, préférant revendiquer comme ancêtres fondateurs les proscrits parisiens déportés au lendemain des journées de juin 1848 et de la Commune ou les Alsaciens-Lorrains émigrés en 1871 »203.

Rapidement, la population européenne d’Algérie va devenir une population française d’Algérie. Ainsi, « en 1955, environ trois quarts des Français, Européens d’Algérie, étaient nés dans ce pays. Ainsi s’était formée la communauté des Européens d’Algérie, née de l’arbitraire politique tout autant que de la misère, du hasard, de la colonisation et de l’éviction des populations indigènes (…). Le souvenir de l’émigration initiale permet de réactualiser de manière privilégiée le sentiment d’appartenir à une même communauté désormais perdue. Il fait de ce premier exil une expérience fondamentale et créatrice de sens, prise dans une trame commune, en dépit de la diversité des routes empruntées. »204 Une expérience fondamentale que les nouveaux citoyens français ont communément vécu, une expérience qui se présente, aux côtés de la citoyenneté française, comme un premier élément de communauté parmi un panel de différences. Unifiés comme « malgré eux » par la citoyenneté française, les Français d’Algérie resteront jusqu’au bout caractérisés par de très nombreuses différences en leur sein, des différences qui se révèleront parfois très résistantes. Et ce n’est que quand l’histoire décidera de marquer la fin de leur présence sur la terre algérienne, la fin de leur environnement, des conditions qui leur ont, depuis le début, permis d’exister en tant que population, que leurs différences internes originelles tendront à s’atténuer, pour parfois même s’effacer, devant l’adversité et le drame commun.

4) Premiers éléments de communauté 
En effet, « à la faveur de cette expérience commune de l’exil, une certaine parenté entre tous les émigrants, assignés à un rôle commun dans le système colonial, avait vu le jour, favorisant l’émergence d’une conscience collective cristallisée autour d’intérêts communs : « Nous étions différents des autres, écrit M. Cardinal, mais nous avions tous en commun le fait d’être ici et d’ailleurs. … Nous étions différents les uns des autres, mais nous vivions ensemble dans une réalité qui se partageait plusieurs religions, plusieurs langues, plusieurs lois… » A bien des égards, dans la constitution en « collectivité » de ces populations aux origines et aux histoires diverses, l’existence d’une lieu matériel dans lequel elles puissent s’enraciner, assurer la continuité des générations et inscrire leur différence se révéla essentielle. « … Ce qui fait un pays, c’est ce mélange des races, de gens qui vivent sur la même terre, qui travaillent avec les mêmes outils de travail… c’est la vie d’un homme » (Rose) ; « … On avait un destin commun, des problèmes communs, des peurs communes… et puis un ciel commun, un environnement commun ! » (Elisabeth) »205
Rassemblés dans leur forme par l’accession massive à la citoyenneté française, les Français d’Algérie vont aussi se découvrir d’avoir en commun un « sentiment nostalgique ». Selon nous, le vécu d’expériences identiques, même si elles l’ont été en des temps et dans des circonstances différentes selon les communautés, a pu créer les bases d’une communauté à venir, et qui, dès l’Algérie, vivra désormais simultanément les moments forts et fondateurs. Ainsi, si « les motivations varient selon les émigrants (…) elles relèvent des mêmes causes et suscitent les mêmes attitudes. La nostalgie sera le dénominateur commun des colons. »206 « Inconsciemment sans doute, ce qui lie ces émigrants d’origine différente, au moins autant que la solidarité nationale en terre étrangère, c’est une mentalité du « pays perdu », une mentalité d’exclus de la métropole ingrate envers ses fils. On avait promis au colon l’Eldorado, et il lui a fallu déchanter. On lui avait promis assistance, et il s’est aperçu qu’il devait lutter contre tous et contre tout, contre la nature hostile et contre les indigènes, les usuriers, les sociétés et les militaires. Livré à lui-même, sans guide et sans référence, son avenir ne sera que ce qu’il en fera ou bien… ce que feront de lui les conditions de son établissement en Algérie. Ce dénuement même entretenait la mystique pionnière. Déçu d’avoir été trompé de la sorte, persuadé d’avoir été quasiment utilisé par une société qui a inventé son destin pour la satisfaction de ses besoins économiques et politiques, il conserve contre la métropole une rancœur tenace. »207
Autre élément de communauté, qui participe également de cette forme de « nostalgie du pays perdu », la religion catholique rassemble un grand nombre d’immigrés, au-delà même de leur commune identité française et de leur expérience de l’exil. En effet, il s’agit là d’un premier point commun réel –au sens qu’il ne découle pas de la volonté de l’Etat français, ni d’une certaine interprétation d’une expérience- des exilés et nouveaux colons avant que leurs rangs ne soient, plus tard, renforcés par la naturalisation massive de la population juive d’Algérie, et que la religion tende alors à s’« effacer » derrière la seule identité qui devra dès lors primer : l’identité française. Ainsi, comme le précise Benjamin Stora, « il faut attendre la conquête française du XIXème siècle pour que s’opère le retour du catholicisme sur cette terre d’Afrique. La grande figure qui domine cette histoire religieuse de la colonisation est sans conteste celle du cardinal Charles-Martial Lavigerie. Désigné par Pie IX, par décret du 12 janvier 1867, archevêque d’Alger, il fixe ainsi son programme dans son premier mandement : « Faire de la terre algérienne le berceau d’une nation grande, généreuse, chrétienne, d’une autre France en un mot ». Comme agent de la propagation du christianisme, les jésuites s’établissent en Algérie à partir de 1840, fondent des orphelinats (…) et des missions en Kabylie (…). Un autre aspect doit être retenu pour saisir l’importance religieuse dans la « communauté pied-noir » : la présence des Méditerranéens, particulièrement les Espagnols. Amortir le choc de la rupture avec la terre natale passe par la perpétuation de la ferveur religieuse d’origine, avec le respect du repos dominical et des jours de fêtes religieuses ; la célébration, empreinte d’une solennité toute particulière, des baptêmes, mariages et enterrements ; la participation aux processions…Face à l’islam,  l’Eglise progressivement s’affirme comme instrument de préservation de l’identité des Français d’Algérie. »208 Les « premiers » Français d’Algérie, ceux que l’on appelle les pionniers et qui ont participé à la conquête, les « pionniers », viennent ainsi, dans les premiers temps, renforcer les rangs français face à la résistance des Musulmans. La religion catholique restera un instrument de préservation de l’identité de certains Français d’Algérie, et un instrument de distinction de ceux-ci face aux nouveaux francisés, les Juifs, leur permettant ainsi de se différencier d’eux et de maintenir une certaine distance avec cette population, à la francité trop longtemps jugée comme étant de « seconde zone ».

Assez peu souvent évoquée au cours des entretiens que nous avons eu l’occasion de mener, la dimension religieuse apparaît le plus souvent au détour d’une phrase opérante une distinction entre Européens, Juifs et Musulmans. Ainsi, rares sont les références directes à la religion catholique. Toutefois, Pierre A. y fait référence :

« On disait « les Européens » par opposition avec, en fait, les autochtones et les Musulmans en particulier. Donc, les Européens c’était aussi grosso modo ceux qui (…) faisaient partie de la famille chrétienne, si vous voulez »209
Le lien perpétué avec la religion d’origine, catholique dans la plupart des cas, semble participer de ce que nous avons appelé « la nostalgie du pays perdu ». Terre ou religion, la perpétuation d’anciens points de repères semble permettre de conserver une certaine forme de cohérence au sein de communautés diverses qui ne constituent pas encore « la communauté des Français d’Algérie » ou, en tout cas, qui n’est pas encore perçue comme telle par ceux-là même qui en sont les membres. « Nous pouvons (…) imaginer les épreuves auxquelles sont soumis ces femmes et ces hommes, leurs sentiments, ce que représente l’arrachement à un bourg ou à une ville, à une région, à des parents ; les reverront-ils ? A ces sourdes angoisses se mêlent l’excitation d’une vie meilleure, la découverte d’un pays dont on sait seulement qu’il est loin, là-bas, en Afrique. »210
Nouvellement arrivés sur une terre inconnue, entourés d’individus souvent aussi démunis qu’eux mais porteurs de différences qui semblent irréductibles, les Européens tendent à se réunir par nationalité, région ou ville d’origine, dans les quartiers urbains ou même dans les villages. Ainsi que l’affirme Jean-Jacques Jordi, ayant étudié la situation de l’Oranie, « on parle espagnol dans les rues, on joue aux cartes espagnoles, on rencontre plus d’Espagnols que de Français… ! »211
La persistance d’anciennes solidarités nationales, culturelles, ou religieuses, apparaissent, en un sens, comme ayant « empêché » que la population des Français d’Algérie ne soit considérée comme une communauté en tant que telle, homogène et unie, pendant tout le temps de sa présence en Algérie, et ce ne sont, semble-t-il, que les événements dramatiques, à commencer par les guerres mondiales, puis la guerre d’Algérie et le rapatriement, qui auront un effet unificateur réellement déterminant quand à la prise de conscience par les Français d’Algérie eux-mêmes de ce qu’ils font partie d’une communauté. Les naturalisations, la considération de l’Algérie comme un véritable morceau de France… auront finalement eu avant tout un effet unificateur de façade. Le « sentiment communautaire » ne fera son apparition réelle que bien plus tard. En effet, pendant de nombreuses années demeure « forte la cohésion des communautés nationales. »212
Comment ne pas voir que se dessine ici le modèle que, à quelques éléments près, les descendants de ces premiers colons suivront 130 ans plus tard lorsqu’ils seront poussés à l’exil ? En bien des points, ceux que la guerre, l’exil, le rapatriement et la réinstallation auront transformés en « Pieds-Noirs » suivront en effet, nous le verrons, le même « chemin » que leurs ancêtres, tant dans l’arrachement que dans les efforts entrepris pour réussir à tout prix leurs nouvelles vies.
Ainsi, lors de la conquête, c’est bien dans l’expérience commune de l’exil et dans la douleur de l’arrachement à son pays d’origine que nous pouvons trouver les premiers éléments de communauté sur lesquels un tout nouveau peuple peut s’appuyer pour se consolider. En effet, bien qu’ « insulaires » les uns par rapport aux autres, ils possèdent (…) une caractéristique commune, qui les contraint à une solidarité élémentaire. Sur cette terre mystérieuse et fantasque, tous affrontent et doivent triompher des mêmes embûches. »213

L’aspect commun, voire communautaire, s’offre ainsi, dans les faits, à la population française d’Algérie, et vient en renfort du creuset initié par l’acquisition massive de l’identité française. Même si les « fidélités » aux anciennes patries demeurent fortes, comme nous le rappelle souvent Jean-Jacques Jordi dans son étude sur les Espagnols en Oranie, même si ce qui caractérise jusqu’au bout la population des Français d’Algérie est cette immense hétérogénéité des origines, des cultures, des religions, des traditions, nous pouvons ici poser l’hypothèse selon laquelle c’est bien dans cette identité d’expériences que réside en partie le creuset d’une communauté qui cherchera, par la suite, à valoriser autant que possible tout ce qui ira dans le sens de l’unification et du rassemblement des différences.

En ce sens, Danielle R. rappelle :

« Là-bas, il y avait beaucoup d’Alsaciens aussi…. Ils gardaient beaucoup leur culture. Moi, ma belle-sœur, elle avait son père alsacien. Quand elle s’est mariée, là-bas à Alger, il y a eu la haie d’honneur des Alsaciens. Il y a eu le folklore alsacien. Donc, ça restait tout ça. Moi, je me rappelle, dans le quartier où j’étais, il y avait le folklore breton, puisque Sainte-Anne… mon quartier, c’était la religion bien sûr catholique, mais c’était la paroisse Sainte-Anne… donc, la Sainte-Anne, la patronne des Bretons. Donc, tous les ans, il y avait toujours un fond breton. Il y avait les Bretons qui venaient habillés. Ils fêtaient leur façon… leur fête et… les fêtes chrétiennes à leur manière bretonne. »214
« Dès le départ, la population européenne se répartit en îlots nationaux. Dans ces sociétés qu’ils veulent étanches, Espagnols, Italiens et Maltais maintiennent leur langue, leurs coutumes, leurs modes de vie, leur propre monde en somme. Ainsi, la société coloniale recèle, en son sein même, une discrimination originelle. »215 Pourtant, « le souvenir des patries et des idiomes s’effacera bientôt dans les mémoires ».216
A l’époque, ces survivances d’anciennes solidarités apparaissent comme des différences, et peu importe finalement que chaque communauté constitutive de la population d’Algérie vive une situation identique. Les bases communes sur lesquelles les Français d’Algérie évoluent déjà à l’époque ne semblent pas réellement émerger encore à leur conscience. Ainsi, « le pays originel pesa longtemps sur les pieds-noirs, les séparant, tout en les rassemblant en un point commun : celui des racines allogènes repiquées en Algérie comme ces jeunes plants qu’on y acclimata en même temps que leurs jardiniers. »217 Toutefois, « dès la deuxième génération de pionniers, la terre natale détrôna la terre ancestrale à laquelle on ne voua plus que l’affection distante réservée aux parentèles lointaines. »218

Ce n’est donc que plus tard que ces expériences communes seront véritablement conscientisées et qu’elles apparaîtront comme réinvesties, a posteriori, au service d’une histoire collective que les Français d’Algérie souhaiteront la plus ancienne, et donc la plus légitimante, possible. Apparaît ainsi une tendance parmi les Français d’Algérie à donner a posteriori une image plus « homogène », de laisser penser qu’existait entre les différentes composantes de la population française en Algérie une plus grande proximité, comme pour doter le groupe d’une dimension communautaire que ses membres n’avaient pas encore intériorisée.

Les différentes communautés qui viennent composer la population française d’Algérie ne sont toutefois pas égales dans leurs capacités à maintenir vivants leurs anciens liens nationaux. Ainsi, « compte tenu de leurs faibles effectifs et de leur hétérogénéité, Italiens et Maltais résistent moins bien à l’érosion culturelle. (…) Il n’en va pas de même pour les Espagnols. Dans l’Ouest algérien, ils ont constitué de véritables enclaves où la langue espagnole constitue le véhicule unique de communication. Ils aiment dire que le seul pays qui compte est celui qui vous fait vivre, mais l’Algérie pour eux n’est pas encore la France. Ayant rompu avec la terre natale, ils soignent le culte de la famille, symbole de leur identité. »219
Si les Français d’Algérie peinent à trouver dans cette terre, présentée comme celle de la réussite et de la fortune, ce qu’ils y attendaient, les difficultés auxquelles ils auront, dans leur immense majorité, à faire face, vont constituer le creuset d’une communauté en devenir. « Après avoir symbolisé leurs espoirs ou leurs refus, l’Algérie représente la somme des déboires qu’elle leur a valus et des peines qu’ils y ont éprouvées. Sur cette terre ingrate, tout résiste aux efforts que l’on dispense : le sol est avare, la végétation indomptable, le climat insalubre, la faune agressive, la population imprévue et incontrôlable. Ainsi le résume-t-on dans le langage courant : « il faut avoir tué père et mère pour venir dans un pays pareil » »220. Toutefois, cette terre porte les fruits du travail, et « ce qui retient désormais les expatriés sur le sol de l’Algérie, ce sont les efforts et les renoncements consentis depuis leur arrivée et la trace laissée dans leur environnement par ce collier de misère.(…) Après la désespérance des débuts, c’est presque la félicité »221. Malgré l’hétérogénéité des origines, ces individus ont donc déjà en commun la sueur des aïeux, leur travail, leurs constructions, leurs plantations, ce qui permet peut-être d’identifier le fil qui les relie, tous français et pourtant tous si différents. Un rapport à la terre, un appel aux sens, une naïveté et une joie de vivre caractérisent aussi ce peuple qui émerge du mélange de différentes populations. Toutefois, pour Raphaël Delpard « loin de passer sa vie à faire la fiesta, l’Européen travaille dur. Le courage, l’audace et la ténacité des premiers colons ont eu raison de cette terre africaine ? Un siècle de labeur acharné a totalement transformé les marécages de la Mitidja où poussent désormais les vignes, les orangers, les géraniums rosat, le tabac et les fleurs. Pour achever le portrait, qu’est-ce qui caractérise encore les Européens d’Algérie ? De toute évidence, le langage, l’accent et la mimique. »222 Lorsque, nous le verrons, sous le coup d’événements dramatiques, les Français d’Algérie prendront réellement conscience de ce que, au-delà de leurs différences, ils sont bien tous « inscrits » dans une destinée commune, les divers éléments de communauté, ignorés en tant que tels jusque-là, seront finalement réinvestis, comme pour doter cette communauté, qui apparaît à elle-même en même temps qu’elle se voit menacée, d’une conscience d’elle-même plus ancienne.
Bien entendu, la population française en Algérie n’est pas faite uniquement de ces individus venus chercher une vie meilleure depuis leurs rivages méditerranéens. Elle comprend aussi bon nombre de Juifs, dont le cas est suffisamment particulier pour être traité de manière isolée. En effet, les Juifs n’ont pas, comme la majorité des Français et des Européens naturalisés par la suite, quitté leur terre pour en gagner une autre au XIXème siècle. Leur présence sur le sol algérien remonte bien plus loin même que la présence des Arabes.

Ainsi, « à l’arrivée des Français, la population juive présente sur le sol algérien compte 25 000 personnes. Les juifs sont organisés en communauté et la plupart sont très pauvres. Or, les plans français de conquête d’Alger les considèrent très tôt comme de possibles alliés et auxiliaires. Officiellement, juifs et musulmans continuent à être traités de la même façon, mais les circonstances amènent les Français à adopter vis-à-vis des juifs une politique différente : la France de Louis-Philippe s’engage sur la voie d’une première assimilation. »223

Toute la spécificité de la communauté juive apparaît donc ici : il s’agit d’une population dite « indigène » dans les premières années de la colonisation « avant que ses membres n’obtiennent, soudainement, la nationalité française (…). »224
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