Thèse pour obtenir le grade de docteur de l’Université Paris I panthéon-Sorbonne







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C)La population juive : oscillations entre l’indigénat et la citoyenneté française
Aujourd’hui, lorsque l’on s’intéresse aux Français d’Algérie, on assimile sans plus de précautions les Européens d’Algérie et les Juifs. Or, ces derniers, s’ils ont également été naturalisés, ont connu, en bien des points, une histoire différente.

« Lorsque les premiers français débarquent dans la baie de Sidi-Ferruch, les Juifs d’Algérie sont organisés en « nation ». Leur histoire est donc celle du judaïsme méditerranéen, des Juifs espagnols et des Judéo-Arabes, des Judéo-Berbères, ceux que l’on appelle des « Mustaarazim » ». la communauté juive d’Algérie en 1830 compte 25 000 personnes, la plupart très pauvres. Leur situation misérable frappe les observateurs de l’époque. Le consul d’Amérique, Shaler, écrivant sous le règne de Hussein Dey, remarque : « je vois qu’aujourd’hui les juifs d’Alger sont peut-être les restes les plus malheureux d’Israël. » »225
« Durant des siècles, l’entente avec les populations indigènes est parfaite. A l’exception toutefois de la domination turque, où ils sont opprimés et contraints de porter un costume particulier qui les ridiculise. Pour cette raison, ils accueillent la conquête avec délivrance. En effet, les autorités françaises leur laissent –comme aux autres communautés- leur statut personnel, et ils peuvent ainsi continuer à vivre sous le régime des lois rabbiniques. »226

En effet, « les Juifs sont présents sur cette terre d’Algérie depuis des millénaires, au moment où les Phéniciens et les Hébreux, lancés dans le commerce maritime, fondent Annaba, Tipasa, Cherchell, Alger… D’autres Juifs arrivent ensuite de Palestine, fuyant les Egyptiens d’abord, plus tard Titus. Ils se mêlent aux Berbères, forment des tribus »227, au point de se nommer les « Juifs Berbères ». Plus tard, lors de l’Inquisition, ils rencontreront les Juifs fuyant l’Espagne. « La présence des juifs dans la région d’Alger remonte donc au IIè siècle (…) ; au VIIè siècle, c’est une seconde vague qui arrive d’Espagne chassée par les rois Wisigoths. Mais c’est surtout entre le XIIIè et le XVè siècle que les juifs se réfugient en Berbérie au rythme des pogroms qui secouent tour à tour les Baléares, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, la France et l’Angleterre. »228

L’Algérie n’est toutefois pas le seul pays à connaître une population juive aussi importante. En effet, ils tiennent également une place de choix au Maroc, du fait de l’action de l’Espagne et du Portugal. « L’Espagne et le Portugal avaient été impliqués au Maroc pendant de longs siècles. (…) Nous savons, par exemple, que Tanger (…) avait très longtemps abrité une communauté juive car les archéologues y ont découvert des objets gravés de memorah à sept branches. Les Juifs de Tanger furent décimés ou expulsés par les Almohades au milieu du XIIè siècle. Toutefois, beaucoup de Juifs se réfugièrent dans cette ville après l’expulsion d’Espagne de 1492. »229

L’histoire de Jean B. traduit parfaitement cette rencontre essentielle dans l’histoire de l’Algérie entre une population juive quittant l’Espagne, et une population berbère déjà présente sur ce sol. Cette rencontre historique marque pour lui le point de départ de son histoire familiale algérienne :

« Du côté de ma mère, ce sont des juifs qui sont venus d’Espagne, qui étaient en Andalousie, qui sont allés… quand il y a eu Isabelle la catholique, donc vers 1492 tout ça… ils sont allés d’abord au Maroc, à Tétouan… Mélia, au Maroc… ce qu’on appelle le Maroc espagnol… sûrement un petit passage par Tanger aussi, et peu à peu, parce qu’il fallait gagner sa croûte… où il y avait du travail, ils sont allés vers l’Algérie et puis ils sont arrivés à Oran, et… ça c’est pour les origines, du côté de ma mère. Du côté de mon père, B. ça veut dire « guigui », ça veut dire « les enfants »… c’est « Ben… » en arabe, ce sont les… une oasis qui s’appelle le « figuig », qui est à la frontière algéro-marocaine, à peu près, dans le sud, dans le désert, et cette tribu s’appelle les « … »… et donc tous les gens qui s’appellent B. viennent de cette oasis, et eux… ils ont été, je pense, des Berbères qui ont été judaïsés… voilà… donc d’un côté des purs Séfaradi, et de l’autre des berbères judaïsés… et donc tout ça s’est retrouvé dans la région d’Oran… et puis mon père à Tiaret, dans les hauts plateaux, et puis Mostaganem et Oran. »230
Les propos de Julien D. vont dans le même sens, et permettent sans nul doute de mettre en évidence la présence très ancienne, bien avant celle de l’Etat français, de la population juive sur la terre algérienne :

« Les origines de mon nom laissent à penser que, en tous les cas pour ce qui est du côté paternel, puisque c’est le nom de mon père… les origines historiques laissent à penser que… en général on dit que les gens qui s’appellent D., D. ou tout ce que vous voulez, viennent d’un oued qui est à la frontière du Maroc et de l’Algérie qui s’appelle l’oued Dra, voilà. Et on dit que c’est une population d’origine juive, berbère, tout ce que vous voulez, un peu là… qui a pris ce nom-là, historique. Donc, on peut penser… en tous les cas c’est comme ça qu’on l’a souvent expliqué que… de cette branche paternelle, c’est une présence très lointaine sur cette terre d’Algérie. »231
Enfin, pour Jacques A. :

« Je suis d’une famille juive en Algérie, donc la source est assez incertaine. Pour ce qui est de ma mère, c’est assez facile parce qu’elle s’appelle A., donc ce sont des juifs espagnols, portugais, qu’on repère bien puisque le Duc d’A. était un conseiller du Prince du Portugal et du Roi d’Espagne. Donc, en 1492, ils sont partis. Donc, on les repère assez bien. Ils sont venus là. La famille de mon père semble plutôt être venue de Turquie, avec l’empire ottoman, vers le milieu du XVIIIème siècle, quelque chose comme ça. Mais, c’est très incertain. Mon père était installé… la famille de mon père était installée à Constantine. »232
Lorsque seront établis les plans de conquête de ce pays, les Français verront en eux de potentiels alliés. Ainsi, « avec la conquête de l’Algérie, en 1830, les Juifs algériens, dont quelques uns connaissaient le français, avaient accueilli assez favorablement l’arrivée des nouveaux arrivants et étaient devenus des sortes d’intermédiaires entre colonisateurs et autochtones »233. Libérés du joug turc, les Juifs apparaissent donc comme des partenaires désignés. « A la fin du XVIIIè siècle déjà, ils étaient les interlocuteurs privilégiés des chrétiens vivant ou séjournant dans la Régence. (…) Quand les premières troupes françaises étaient entrées dans Alger, elles avaient donc cherché à se concilier leur appui. »234
En quelque sorte, la colonisation constitue une libération pour les Juifs d’Algérie. Mais elle va aussi avoir sur leur communauté de considérables incidences. Il s’agit, en un sens, d’un « échange de bons procédés ». Dans une approche strictement assimilationniste, les Juifs d’Algérie se doivent donc de montrer à la France qu’ils lui sont redevables de leur avoir ainsi accordé la citoyenneté française, en adoptant, sans faillir, sa langue, sa culture et ses coutumes.

Pour autant, s’ils ont pu « servir » la France colonisatrice, c’est avec peu de considération, selon Benjamin Stora, que les Français les ont, en retour, appréciés. Illustrant son propos, il cite Bugeaud, officier de l’époque : « Ce qui a le plus contribué à nous faire déchoir dans l’opinion des Arabes, c’est de traiter d’égal à égal avec les Juifs, peuple méprisé, et fort digne de l’être en Afrique, car il est impossible d’imaginer sans l’avoir vu, jusqu’à quel point d’abjection, de fourberie et de rapacité est descendue dans la Régence cette fraction de la nation israëlite »235. Malgré ces réactions de mépris, les Juifs d’Algérie demeurent des relais intéressants et l’on va assister à une évolution de leur statut, sous l’influence du judaïsme français, les juifs d’Europe étant assimilés depuis la Révolution. Ainsi, parallèlement à la colonisation française de l’Algérie, les Juifs de France ont opéré une sorte de « francisation de leurs coreligionnaires d’Algérie »236. Comme l’affirmera d’ailleurs Benjamin Stora, « la France colonise l’Algérie, le judaïsme français colonise le judaïsme algérien. »237

1)Vers une naturalisation massive
Au sein de la population des Français d’Algérie, les Juifs constituent donc une part importante, dont le destin se voit lié de façon très étroite avec celui de leurs co-religionnaires de Méditerranée. Ainsi, « la révolution de 1789 abolit les différences ethnico-religieuses et incorpore les Juifs de France dans la Déclaration des droits de l’homme. D’un seul coup, elle fait accéder au suffrage universel cette population habituée aux vexations et aux humiliations. (…) Pour le prix de sa liberté, le Juif est obligé d’endosser ce nouvel habit : il devient un citoyen, il adopte la langue, l’esprit et la culture français, il doit reléguer aux oubliettes ce qui faisait sa spécificité, et disons-le, sa curiosité au regard des autres. »238 A cette époque en France, il s’agissait prioritairement d’abolir les différences en visant l’universel, ainsi que le précise « Yves Guyot dans ses Lettres sur la politique coloniale : « En France, nous confondons assimilation et uniformité. Nous en sommes encore à l’ancienne idée platonique d’universel. Nous voulons modeler tout le monde à notre propre image, comme si elle avait atteint une perfection absolue et comme si tous les Français étaient semblables ». Il est donc compréhensible que le gouvernement français ait poursuivi la même politique de changement social et de modernisation dans ses colonies où la politique officielle ne favorisait pas le pluralisme culturel. De même, en France et dans ses colonies, les Juifs étaient libres mais cette liberté coûta cher à leur identité juive puisqu’ils étaient tenus de devenir absolument semblables aux Français »239.
En 1830, déjà, « les juifs de France sont fiers d’être citoyens français depuis 1789 et de faire partie de la « patrie des Lumières et des Libertés ». Ils constatent également que leur ascension sociale a suivi leur libération politique et juridique, et leur évolution personnelle leur paraît exemplaire. Du fait de l’occupation de l’Algérie, ils vont se trouver dans une situation d’intermédiaires entre la France et les Juifs de ce pays. Très rapidement animés par un double sentiment de fraternité et de patriotisme (…), ils s’intéressent au sort du judaïsme algérien dont la rumeur publique leur dit la pauvreté, l’ignorance, la « déchéance » (…). »240

Un homme va prendre le parti des Juifs d’Algérie, et entreprendre de les faire accéder, tout comme leurs coreligionnaires métropolitains près d’un siècle avant eux, au statut de citoyen français. Cet homme, c’est Adolphe Crémieux. Ministre de l’intérieur, président de l’Alliance israélite et ancien président du Consistoire de France, « ministre de la Justice sous la seconde République, Adolphe Crémieux, Juif séfarade, se rendit souvent en Algérie et y prit un intérêt si profond qu’on le surnomma l’Africain. (…) Il eut des contacts fréquents avec les représentants de la communauté juive qui (…) lui firent part du désir de leurs coreligionnaires de devenir citoyens français. »241.
Il propose l’adoption d’une mesure qui « s’intègre dans tout un processus entrepris par les rabbins de France pour occidentaliser les juifs d’Algérie et les éloigner des pratiques maghrébines jugées fâcheuses. C’est ainsi qu’on s’est empressé de faire adopter l’orgue à la synagogue et le mot « temple » pour désigner cette Maison d’Assemblée. » L’initiative d’Adolphe Crémieux est une évolution d’autant plus remarquable, qu’elle vient mettre un terme, pour les Juifs en tout cas, à une situation contraire aux principes républicains. En effet, « la citoyenneté est attribuée en Algérie, selon un critère ethnoculturel »242 et l’ « on pourra interroger longtemps les conséquences, en Algérie, de ce déni de citoyenneté, surtout en songeant que les premières revendications des élites indigènes francisées furent l’égalité dans l’accès aux droits politiques. »243 La mesure découlant du décret de 1870, ne s’appliquant qu’à la population juive, « sera une source de souffrances et de conflits permanents avec les Arabo-Berbères et Européens. »244 C’est d’ailleurs ce que rappelle Pascale S. :

« Si on revient loin en arrière, il y a eu ce fameux décret Crémieux, qui a donné la nationalité française aux Juifs et pas aux Arabes. Donc, là, quand même, les politiques pieds-noirs algériens, ceux qui étaient députés ou ceux qui étaient là pour faire évoluer les choses, ils ont quand même bien… ils avaient peur des Arabes quelque part. Il y en avait qui avaient peur des Arabes, qui entretenaient ça et qui voulaient garder leurs privilèges. »245
Même si les Juifs d’Algérie vont se trouver massivement naturalisés par l’intermédiaire du décret Crémieux, leur situation précédente était toutefois très différente de celle de leurs coreligionnaires métropolitains. En effet, ils partageaient avec les Musulmans le statut d’indigène. Cet élément constitue pour nous une information de premier ordre. D’abord parce que la distinction arbitraire opérée par l’Etat français entre Juifs et Musulmans aura, nous le verrons, de significatives conséquences sur le déroulement des événements et sur les affrontements qui suivront ; ensuite parce que, ne partageant pas le statut d’immigré européen avec ceux qui constitueront avec eux le peuple des Français d’Algérie, n’ayant pas non plus la même histoire, et n’accédant pas à la nationalité française selon les mêmes modalités, ils n’occuperont donc pas une place identique au sein de ce même groupe.

Adolphe Crémieux parvient donc à présenter et à faire adopter, le 24 octobre 1870, un décret du « gouvernement de la Défense nationale constitué après la défaite de Sedan face à la Prusse »246. Ce texte confère la nationalité française aux Israélites indigènes des départements d’Algérie et abroge, en ce qui les concerne, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865. « C’est, pour les juifs d’Algérie, la dernière étape d’un processus d’assimilation qui a débuté dès le début de la conquête française, bien accueillie par la majeure partie de cette petite minorité discriminée sous le régime des beys d’Algérie »247. Grâce à cette assimilation juridique massive de la population juive d’Algérie, la population française sur place se voit « enrichie » de 90 000 personnes et environ de « 35 000 nouveaux citoyens ; elle participe d’une même stratégie de consolidation de la situation algérienne au profit du gouvernement provisoire. »248

Par ailleurs, un des sept décrets de Crémieux du 24 octobre 1870 s’adresse directement aux colons et est « censé les satisfaire (…) en réalisant le traditionnel programme républicain : il « assimile » administrativement l’Algérie à la métropole ; la divise en trois départements, sous l’autorité d’un gouverneur général civil rattaché au ministre de l’Intérieur »249.

Toutefois, cherchant pourtant à uniformiser le statut des Juifs de la métropole et de la nouvelle colonie algérienne, Adolphe Crémieux va se heurter à de nombreux obstacles, tant sur la scène politique intérieure que sur la scène algérienne. En effet, une grande partie des colons s’oppose à cette naturalisation massive des Juifs, jusque là indigènes. Ainsi, « après les élections législatives du 9 juillet 1871, où les juifs d’Alger votent en masse pour Vuillermoz contre le candidat conservateur Warnier, le gouvernement Thiers propose le 21 juillet 1871 un décret abrogeant entièrement le décret Crémieux. Il déclare « ne pas vouloir favoriser 25 000 Juifs et léser les vrais autochtones au nombre de 2 500 000 ». « Le 21 août, le projet de loi est ajourné jusqu’au 11 décembre. Or, avant d’arriver à ce terme, et devant les demandes du Consistoire israélite, Assemblées et Gouvernement décident de remplacer le projet de loi par un décret présidentiel de compromis. Le 7 octobre 1871, le décret présidentiel souligne que les Juifs d’Algérie devaient fournir leur certificat d’indigénat, preuve de leur ancienne installation, aux autorités françaises avant le 1er mars 1872, pour accéder à la citoyenneté française sinon ils redeviennent indigènes. »250 Une commission spéciale, nommée par l’Assemblée nationale, propose que les juifs d’Algérie puissent, par simple déclaration, devenir pleinement français. Un compromis intervient finalement (…) : un décret d’interprétation pris le 7 octobre 1871 confirme que le décret du 24 octobre 1870 a naturalisé « les Israélites nés en Algérie depuis l’occupation française ou nés depuis cette époque de parents établis en Algérie à l’époque où elle s’est produite251.

Pour Jacques Cantier, le décret Crémieux constitue l’« aboutissement d’un processus de colonisation du judaïsme algérien mené conjointement par le Consistoire central des Israélites de France et le gouvernement métropolitain »252.

2)Un antisémitisme latent
Ce n’est pas sans d’importantes critiques que les textes proposés par Adolphe Crémieux finissent par entrer en application, non sans conséquences sur les relations qu’entretiendront par la suite Juifs et non-Juifs au sein de la population française d’Algérie. En effet, Les Français de France et d’Algérie ne firent pas bon accueil à ces nouveaux Juifs français qui ne comptaient que 34 574 âmes, certaines communautés en étant exclues »253.

Première critique, le décret Crémieux qui naturalise les Juifs d’Algérie apparaît «  à juste titre, injuste et discriminatoire envers les Indigènes musulmans »254. Seconde critique, les Européens d’Algérie supportent mal l’accession au même statut qu’eux de ces indigènes. Ainsi, « à cette occasion, un nombre appréciable d’Espagnols trouvent le décret Crémieux trop excessif et ressentent une profonde vexation. (…) Le sentiment anti-juif des Oranais survit à la crise et les Juifs continuent à être méprisés. Toujours soumis à l’ostracisme, les Juifs résistèrent à la provocation des Français et des Espagnols et l’antisémitisme peut-être considéré comme une constante de la mentalité espagnole et néo. »255 Parce qu’ils sont des indigènes, au même titre que les Arabes, il n’y a « aucune raison majeure de les élever au rang de citoyens. Quant aux musulmans, ils les blâment d’avoir obtenu cette citoyenneté française qu’ils envient et les tiennent pour responsables du geste de la métropole à leur égard. »256
Par la suite, près de « vingt ans après le décret Crémieux, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, les suffrages de ces Français permettront l’accession à la représentation parlementaire d’antisémites déclarés. La véritable crise d’antisémitisme qui suivra va marquer de manière significative la perception de la citoyenneté française des Juifs d’Algérie. La situation à laquelle ils doivent alors faire face semble surtout mettre en avant la crainte des Français devant l’étranger, et essentiellement devant la naturalisation de beaucoup d’individus qui finalement n’auraient de français que le « titre ». « Ce qu’on dénonce alors, c’est moins le Juif que l’indigène qu’on voit en lui, et qu’on hisse à la nationalité française »257. Et, même si l’on ne parle pas encore ouvertement d’antisémitisme, la violence de la crise qui accompagne la naturalisation massive des Juifs d’Algérie « préfigure la période de la Seconde Guerre mondiale ».258
Avant cet épisode dramatique, c’est une forme latente d’antisémitisme qui s’installe sur le sol algérien. « Les antijuifs soufflent avec une énergie farouche sur tous les incendies qui s’allument dans le pays. Comme cela arrive fréquemment en période grande effervescence populaire, un leader se lève parmi les manifestants et rend la tête du combat. Max Régis est étudiant ; âgé de vingt-cinq ans, président le la Ligue antijuive d’Alger. »259

A une époque où l’on s’inquiète beaucoup des incidences d’une telle présence étrangère pour l’équilibre du pouvoir en Algérie française –rappelons que les Européens ne bénéficieront de textes entraînant leurs naturalisations que près de 15 années après l’adoption du décret Crémieux-, c’est donc le « péril étranger » qui occupe tous les esprits.

« Au lendemain même du décret Crémieux, l’amiral Gueydon, gouverneur civil de l’Algérie, affirme : « L’élément français doit être dominant. C’est à lui seul qu’appartient la direction de l’administration du pays. Ni l’élément indigène arabe ou israélite, ni l’élément étranger ne peuvent prétendre à une influence ou à une part quelconque de la direction politique ou administrative du pays. » En ce qui concerne les juifs indigènes, c’est par l’antisémitisme traditionnel qu’on prétendra conjurer le danger. »260 Présent de manière insidieuse au cœur de la population européenne d’Algérie, l’antisémitisme va se trouver réactivé dans les années 1890. Elle « manifeste ainsi le refus d’une partie des Européens de voir une population d’origine indigène s’intégrer à la minorité dominante et contribue sans doute, par la désignation d’un adversaire commun, à renforcer la cohésion de ce groupe aux origines multiples »261. Pourtant, comme le rappelle Raphaël Delpard à propos de la situation des Juifs indigènes au début de l’Algérie française, certes, « l’administration coloniale (…) les assimile aux indigènes et, par opposition aux Juifs de la métropole qui ont acquis la citoyenneté avec la Révolution, les nomme « les Juifs de l’extérieur ». Cela dit, lorsqu’un gouverneur général veut donner l’impression que les colons européens sont en nette progression, il ne se gêne pas pour les y inclure. »262

Traversant la population européenne, cet antisémitisme va constituer pour le groupe un élément de réunion et d’unification. Ainsi, à la fin des années 1890 éclate en Algérie une grande crise antisémite « qui va permettre la fusion morale, sociale et religieuse des (…) Néos (…) avec les Français. »263 Comme l’écrira E.F. Gautier, l’être en formation qu’est la population française d’Algérie « est déjà bien un être vivant avec une âme propre. Il lui manque la parole, c’est vrai, voire même la conscience nette de soi. Mais qu’il y ait en commun, dans les profondeurs de l’âme populaire, des besoins, des sentiments, des réflexes défensifs, une foule de choses obscures, c’est précisément ce dont l’incroyable explosion antijuive a fourni une démonstration éclatante.(…) » »264
« La mobilisation antisémite trouve plus particulièrement ses troupes chez les colons récement immigrés d’Espagne ou d’Italie, de même que dans les milieux populaires et catholiques. L’agitation antisémite atteint son point culminant entre 1898 et 1900, les émeutes tournant au véritable pogrome et éclatant dans près de cinquante villes. »265 Bientôt, à Alger, les émeutes demandent l’abrogation du décret Crémieux. « Même si les multiples facettes de l’antisémitisme traditionnel (…) se font jour (…), l’antisémitisme purement politique apparaît (…) comme le moteur essentiel de cette mobilisation dirigée essentiellement contre les conséquences de l’émancipation des juifs qui leur permet désormais, en Algérie comme dans la métropole, d’être nommés à des emplois publics. »266 Et c’est bien là l’originalité de l’antimsémitisme algérien. Comme le rappelle à ce titre Geneviève Dermenjian, « son détonateur fut politique. C’est parce que les juifs sont intervenus dans la vie politique locale qu’ils ont cessé de plaire aux Français d’origine dont ils troublaient les plans.»267

Dans ce contexte, plusieurs «  personnages français antisémites, tels Edouard Drumont ou Max Régis, se trouvèrent de nombreux disciples en Algérie où l’affaire Dreyfus fut terriblement exagérée et où se répandit plus tard la propagande violemment antisémite de l’Allemagne nazie »268. Benjamin et Réjanne B. se font les narrateurs de ces épisodes antisémites algériens, qui apparaissent comme de véritables traumatismes :

« -Benjamin : Régis, c’est l’ami de Drumont donc un antisémite notoire et je me souviens qu’il avait fait des troubles là et mon grand-père (…) avait protesté…

-Réjane : (…) mon grand-père aussi à Blida (…) le maire (…) l’avait mis en prison parce qu’il avait renversé la voiture de Max Régis qui était un salopard fini »269
« Après s’être atténué dans les années qui précèdent la Première guerre mondiale, l’antisémitisme politique »270 repartira bientôt de plus belle.
Dans le cadre de ce travail, chaque personne interviewée fait montre d’une connaissance tout à fait significative et détaillée de son passé familial et de la « saga » algérienne de sa famille. Cela nous conforte dans l’idée que la dimension historique, l’épaisseur même, de l’identité des Français d’Algérie est tout à fait centrale dans notre démarche de compréhension de sa construction et de sa perpétuation. L’inscription historique dans le pays, la connaissance, en détails parfois, de l’histoire familiale, associée à des repères politiques ou économiques, tend à accorder aux discours et donc aux individus, et par extension au groupe, une légitimité temporelle essentielle pour se voir reconnaître une attachement réel et légitime à la terre d’Algérie. Pour ce qui est des personnes interviewées de confession juive, nous pouvons par ailleurs émettre l’hypothèse selon laquelle la référence et la connaissance à un passé encore plus antérieur à la conquête française de l’Algérie, riches notamment de référence à l’histoire de la présence des Juifs dans les différents pays d’Afrique du nord, permet de faire gagner en légitimité leur attachement revendiqué à la terre algérienne. Cela prend d’autant plus d’importance que la place que les Juifs occupent au sein de la communauté des Français d’Algérie a longtemps été particulièrement fragile et incertaine. Membres par leur nationalité de la communauté des Français d’Algérie, les Juifs n’en conservent pas moins des liens évidents, et prégnants dans les discours recueillis, avec cette histoire ancienne qui leur connaît des rapports parfois étroits avec les « indigènes » musulmans. Cette proximité ancestrale sera notamment mise en question au moment de la guerre d’Algérie, lorsque les Juifs seront sollicités par les musulmans, en tant que fils d’Algérie, dans le cadre du conflit devant mener à l’indépendance de ce pays.
Véritablement « extraits » de leur statut originel, les Juifs d’Algérie se sont trouvés dans une position qui leur accordait certes des facilités, mais dont la contrepartie était la progressive mise en retrait de leur personnalité nord-africaine. Toutefois, c’est également un réel et franc attachement à la nation France qui les caractérise, tout comme leurs coreligionnaires de métropole. Ainsi, pouvons-nous nous interroger : que « représentait la France pour les Juifs français ? Quelle importance attachaient-ils à leur identité française, d’une part, et à leur identité juive, d’autre part ? Léon Halevy, historien né en France d’immigrants allemands, accordait beaucoup plus d’importance à la France qu’au judaïsme dans la vie d’un Juif français : Français de patrie et d’institutions, il est nécessaire que tous les Juifs français le deviennent par leurs coutumes et leur langue. En un mot, il est nécessaire que, pour eux, le nom de Juif devienne accessoire, et le nom de Français primordial.»271, comme en témoigne notamment Jean B. :

« - Vous vous sentez français avant tout ?

  • Ah oui… oui, oui… je suis français, juif, algérien »272

Quant à la réponse de Julien D., elle est également sans équivoque :
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