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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Denise JODELET “Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Approche anthropologique”. Un article publié dans la revue Connexions, 2007/1, n° 87, pp. 105-127. Mme Denise JODELET, chercheure retraitée de l’ÉHESS, nous a accordé le 4 juin 2007 son autorisation de diffuser électroniquement cet article dans Les Classiques des sciences sociales. ![]() Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 10 juin 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada. ![]() Denise JODELET “Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Approche anthropologique” ![]() Un article publié dans la revue Connexions, 2007/1, n° 87, pp. 105-127. Table des matières Introduction Position de l’hygiène féminine intime dans le cadre et l’histoire des soins corporels La sororité de la femme et de l’eau La peur du sang, âme de la chair La femme nidda et le plaisir différé Femmes au bain : un appel à l’amour ritualisé La femme au harem et la fascination orientaliste Les bains de l’orientomanie : la tribade et l’odalisque Quand l’impureté de la femme est levée Les toilettes naturelles Le bestiaire de la sorcière L’aura seminalis et la chevelure La disparition d’un imaginaire érotique autour de la toilette Bibliographie Denise JODELET “Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Approche anthropologique”. Un article publié dans la revue Connexions, 2007/1, n° 87, pp. 105-127. INTRODUCTION Retour à la table des matières Partant de l’idée que le sens érotique d’une production culturelle ne trouve sa pleine expression qu’à la jonction entre l’éveil et la manifestation du désir et le jeu de l’interdit et de sa transgression, le présent article se propose d’examiner un domaine peu exploré de l’imaginaire artistique : celui qui touche aux soins du corps de la femme, à travers une forme spécifique ayant trait à l’hygiène féminine intime. Cette notion recouvre toutes les pratiques centrées sur l’entretien, la propreté et la surveillance de l’état du sexe féminin. Inscrit dans l’histoire plus large de l’hygiène et des soins du corps, cet aspect de la vie féminine a fait l’objet, dans toutes les civilisations, d’une série de règles d’usage qui, dans certains cas, sont strictement codifiées, et dans d’autres passent par une éducation intergénérationnelle, voire une transmission parfois souterraine entre les femmes. Ces usages présentent la particularité d’un double étayage. D’une part, ils correspondent à l’application d’états de savoirs médicaux et populaires qui ont évolué avec les époques ou ont maintenu leurs traces à travers le temps. D’autre part, ils apparaissent liés à des préceptes régissant l’organisation du rapport entre les sexes dans différentes cultures, à des principes philosophiques structurant le champ du sacré (bouddhisme, tantrisme, shintoïsme, etc.) ou à des régulations religieuses de la vie sexuelle et de ses finalités. De ce fait, ils revêtent souvent des formes ritualisées qui orientent le désir et contrôlent sa satisfaction. Par ailleurs, leur sont associées des représentations de la femme et des rapports entretenus avec elle qui ont nourri un imaginaire érotique dont témoignent nombre d’oeuvres d’art. L’examen qui suit, empruntant à un travail en cours, se limitera à quelques productions picturales et littéraires qui évoquent une dimension érotique spécifiquement liée aux soins que les femmes apportent à leur sexe. Ces derniers s’inscrivent dans une histoire de l’hygiène, de la toilette et du bain que de nombreuses études 1 ont abordé sous différents angles, s’attachant : aux canons de la beauté, aux normes de la présentation sociale et de la pudeur, à la peinture des moeurs et des sensibilités, à l’évolution des modèles du corps, des critères de la propreté et des techniques d’entretien de la forme et de l’apparence physique, aux conceptions savantes et courantes de la santé et de sa protection, etc. Dans ces travaux, les références artistiques servent de point d’appui ou d’illustration d’un état des thèmes abordés. La question posée à propos des expressions artistiques est ici différente. Il s’agit d’explorer la motivation du sens que révèlent les productions esthétiques dont le caractère érotique tient au thème qu’elles traitent, à l’objet qu’elles représentent, à la vision des actions et acteurs qu’elles mettent en scène. À la base de cette motivation, nous tenterons de trouver la trace des représentations corporelles, profanes et savantes, des référents normatifs qui orientent les pratiques concernées, afin de cerner leur effet sur l’éveil, l’expression et la gestion du désir, et de dégager les représentations de la femme et de son corps qui sont engagées dans la relation sexuelle. L’intérêt pour l’hygiène féminine intime tient à plusieurs raisons. D’une part, les soins apportés au corps de la femme sont tributaires d’une histoire dont les dimensions se déclinent selon plusieurs axes qui donnent sens aux pratiques spécifiquement réservées au sexe. D’autre part, l’existence dans l’imaginaire d’une sororité entre la femme et l’eau inspire des représentations où se mêlent des aspects communs associant attrait et danger. Enfin, l’emprise du religieux sur le rapport au corps a donné lieu à des prescriptions et des représentations ayant une incidence directe sur l’élaboration érotique et l’image sexuelle de la femme. Ce sont ces trois axes qui organisent le plan de cet article. Position de l’hygiène féminine intime dans le cadre et l’histoire des soins corporels Retour à la table des matières Les soins portés au sexe peuvent aisément être mis en regard des pratiques relatives à l’entretien et à la propreté du corps d’un double point de vue : celui de leur évolution temporelle et celui de la structuration de leurs significations. Sans prétendre retracer ici une histoire qui a fait l’objet d’amples descriptions historiographiques, l’attestation des documents iconographiques, du patrimoine pictural, des récits de coutumes, et des descriptions de dispositifs relatifs à l’entretien quotidien du corps, permet de suivre l’évolution des pratiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Se dessine ainsi un mouvement qui va du collectif (avec les bains collectifs de l’Asie, les thermes romains, les hammams orientaux, les étuves et bains de rivière du Moyen Âge) au convivial, marquant, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, les habitudes privées (avec les ablutions d’accueil 2, l’invitation à assister aux toilettes ou à les partager 3 ) et, avec l’âge classique, les méfiances à l’égard de l’eau qui favorisent les toilettes sèches 4, une pratique de type public que le modèle de la Cour inspire à l’aristocratie et la grande bourgeoisie. L’essor de la bourgeoisie et le repliement sur l’univers familial, au XIXe siècle, entraînent, dans les salles d’eau, l’avènement du privé où le corps est occulté aux autres, même s’ils font partie de la famille ou de la maisonnée. Tandis que le XXe siècle, débarrassé des tabous de cette pudibonderie, voit l’avènement de l’intimité, où les soins du corps, largement encouragés par les médias, se font dans la salle de bains, espace personnel, mais nullement secret, de plaisir et de bien-être. Cette évolution qui engage des conceptions concernant le fonctionnement du corps, la santé, la propreté, la morale quotidienne, les relations à autrui, etc., est tributaire des modèles de civilisation, des religions, du progrès scientifique, médical aussi bien que technologique (au niveau des équipements sanitaires, de l’architecture, de l’urbanisme), de l’histoire sociale et de celle des goûts. Et comme en témoignent les tableaux consacrés aux bains et à la toilette des femmes, les pratiques proprement féminines, en ce qui concerne la propreté et l’apparence, ont épousé ce mouvement général, avec des spécificités dues aux significations qui leur ont été prêtées de tout temps. En effet, il est possible de repérer, à travers le temps, certaines constances ou récurrences dans les significations dont la toilette intime a été chargée. Comme pour l’hygiène corporelle, elles sont associées à la purification (la propreté corporelle étant requise comme moyen et garantie de la pureté spirituelle), à la prévention de la santé (la propreté permettant de lutter contre les agressions externes et transmissions contagieuses), au bien-être (la propreté étant à la source de sentiments de confort, d’aise et d’agrément), à l’embellissement (dont les procédures ont souvent été offertes à la contemplation des admirateurs, particulièrement au XVIIIe siècle). Mais elles conservent des dimensions particulières liées à la contraception (à laquelle ont servi certaines pratiques traditionnelles remontant aux temps les plus reculés) et à la volupté (dans la mesure où elles préparent au plaisir ou en effacent les traces). Porté par cette histoire, l’usage que la femme réserve à ses parties intimes n’a pas retenu une attention particulière. Car on a affaire à un geste obscur et quotidien, immémorial et secret, garant de pureté, complice de plaisirs et de libertés. Et alors que ses fonctions préventives, d’embellissement et de bien-être de la toilette n’ont donné lieu qu’à des peintures de moeurs, c’est autour des autres dimensions des soins du sexe que l’imaginaire se déploie. Pour ne prendre que l’exemple de la fonction voluptueuse, évoquons Restif de la Bretonne qui, dans l’Anti-Justine fait du lavage du sexe une préparation et une réparation de l’acte sexuel. Grâce au lavage fait par la Convelouté, Mme Guaé, ou ses compagnons, les fornications à partenaires multiples peuvent se succéder en nombre et à un rythme accéléré, le « conin » retrouvant à chaque fois sa fraîcheur et sa disponibilité. Les pratiques de restauration du sexe, à des fins de plaisir, sont également évoquées dans Les bijoux indiscrets où Diderot, dans une manière orientaliste mise à la mode par la traduction des Mille et une nuits, dépeint quelques moeurs de la cour de Louis XV. Mongogul, sultan du Congo, voulant, pour se désennuyer, connaître les aventures des dames de sa cour, obtint du génie Cucufa une bague magique dont il suffisait de tourner le chaton vers une femme pour que celle-ci se mette à parler « par la partie la plus franche qui soit en elle », son sexe ou « bijou ». Ainsi Alcine qui, après avoir mené une vie fort galante, venait d’épouser un émir qu’elle avait convaincu de sa chasteté, se vit-elle confondue par son bijou dont la voix sortit de sous ses jupes : « Il faut qu’un époux soit un hôte bien important, à en juger par les précautions que l’on prend pour le recevoir. Que de préparatifs ! Quelle profusion d’eau de myrte ! Encore une quinzaine de ce régime et c’était fait de moi. » Si ce geste dont on parle peu en dit beaucoup sur les miroitements de l’imaginaire qui dessinent les images de la femme, c’est qu’il se rapporte à ces lieux du corps qui, dévolus à la jouissance, à la génération et moins noblement à l’élimination, ont par eux-mêmes quelque chose de trouble. Parmi les affinités profondes de la femme et de l’eau, celles que révèlent les toilettes intimes livrent l’ambivalence de la femme pour l’homme : ces correspondances parlent de désir et de crainte, de pureté et d’impureté, de vie et de mort, de plaisir et de menace. Nous nous attacherons ici exclusivement aux dimensions de purification et de volupté parce qu’elles ont particulièrement stimulé les productions imaginaires en relation avec l’étroite liaison de la femme et de l’eau. La sororité de la femme et de l’eau Retour à la table des matières Les images de la femme et de l’eau ont des parentés : leurs affinités de nature ou de symbole traversent le temps et l’espace. Parmi les expressions les plus saisissantes de ces affinités, figurent non seulement les nombreux tableaux consacrés aux bains des femmes 5, mais aussi les rapprochements plus directs qui ont marqué la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Chez un peintre comme Klimt qui, à la tête du courant viennois de la sécession contre le conservatisme social et esthétique, revendiquait un érotisme de combat, la lascivité de la femme s’identifie au milieu aqueux dans les tableaux de femmes poissons : gorgones (la maladie, la folie, la mort), ondines, poissons d’argent, serpents d’eau, sang de poisson où les chevelures et les toisons pubiennes se fondent au mouvement ondulant des flots 6. Ces images trouvent un écho dans la littérature ainsi que le montre Bachelard (1989) à propos de l’imagination matérielle des poètes et écrivains (Michelet, Novalis, entre autres) qui rend l’eau maternelle et féminine, en fait une « jeune fille dissoute ». Imaginaire auquel fait écho la poésie, avec les évocations marines de Baudelaire : « Comme un flot grossi par la fonte / Des glaciers grondants, / Quand l’eau de ta bouche remonte / Au bord de tes dents / Je crois boire un vin de Bohême / Amer et vainqueur, / Un ciel liquide qui parsème / D’étoiles mon cœur 7 ». Ou de Saint-John Perse : « Ô femme prise dans son cours, et qui s’écoule entre mes bras comme la nuit des sources, qui donc en moi descend le fleuve de ta faiblesse ? M’es-tu le fleuve, m’es-tu la mer ? Ou bien le fleuve dans la mer ? M’es-tu la mer elle-même voyageuse, où nul, le même, se mêlant, ne s’est jamais deux fois mêlé 8 ? » Dans ses accents élégiaques, cette célébration nous est temporellement proche, mais dans sa tonalité dangereuse, cette union de la femme et de l’eau, remonte à la naissance même de l’exaltation de la beauté féminine. Aphrodite et les nymphes ne naissent-elles pas de l’écume soulevée par le sexe d’Ouranos que Chronos jette à la mer, après avoir émasculé son père pour protéger une mère épuisée des assauts d’un Dieu qui tuait ses enfants mâles par crainte d’en être la victime ? C’est autour du thème de l’attrait et du danger que nous suivrons un itinéraire dont l’origine remonte loin dans le temps. Notre but est de mettre en évidence la relation existant entre les représentations, les savoirs, les rituels et les productions imaginaires qui, malgré leur évolution historique, restent fortement sous-tendues par une symbolique érotique d’une résonance générale et permanente. Par exemple, le danger que représente l’impureté féminine est attesté encore de nos jours par un décret français concernant les bidets. L’installation couramment usitée pour les soins intimes, le bidet, a une histoire qui commence avec le XVIIIe siècle 9, prêtant à de nombreuses mises en scènes érotiques (Guerrand, 1986) Les interdits qui entourent ce que l’on appelle « la pièce d’eau des cuisses » laissent voir encore aujourd’hui le poids des préjugés qui entourent les soins du sexe féminin. Le fonctionnement du bidet relève en France d’une législation spécifique interdisant, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, son alimentation en eau par jet ascendant. Une norme 10 adoptée en 1969 stipule : « Il ne doit y avoir aucun dispositif permettant une communication, même temporaire, voulue ou fortuite, entre les réseaux de distribution d’eau potable et les eaux polluées. » Jusqu’où se va se nicher un imaginaire inquiet qui voit s’infiltrer, à rebours, dans les eaux ascendantes du jet vertical, les impuretés du sexe féminin ! |