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HAYAT, ou comment (dé)peindre notre Temps par Francis Parent C’est un truisme de le dire, mais il faut pourtant le répéter tant cela semble oublié de nos jours : les artistes marquants dans une époque et un lieu donnés sont ceux qui, avec les moyens spécifiques de leur Temps, expriment au mieux la spécificité de cette époque et de ce lieu. A l’aube d’un troisième millénaire perclus de conflits de toutes sortes et dans nos sociétés occidentales ultra-technologisées, l’artiste contemporain ne peut donc plus se contenter de représenter sur une toile de lin, avec des couleurs à l’huile « en un certain ordre assemblées » ( Maurice Denis ), de jolis paysages ou tout autre sujet an-historique. S’il veut compter, cet artiste devra s’approprier ces avancées technologiques et les mettre au service de sa propre démarche afin que ses œuvres puissent devenir des sortes de « condensations » ( dans le sens « analytique » ) immarcescibles, face au Futur, de ce que cette histoire et cette Société auront pensé, engendré, transformé, détruit, etc. Mais il ne faut pas non plus qu’il s’empare ( se pare… ) de ces techniques avec pour seule fin ( comme cela est devenu, hélas, trop souvent le cas… ) de paraître, suivant l’expression de Baudelaire, « Absolument moderne » … ! Car la techné en soi n’est rien s’il n’y a pas un sens profond qui structure l’œuvre. Ainsi parmi les nouveaux moyens que l’Art s’est approprié pour signifier une certaine « contemporanéité» ( Vidéo, Installation, Informatique, etc. ), la Photo est-elle devenue en peu de temps, l’expression la plus ubiquitaire sur les cimaises les plus « branchées ». Hélas, ces images sont –la plupart du temps- d’une anodinité affligeante et l’importance de leur format, souvent en relation directe avec l’immensité de leur viduité… Dans cette nouvelle contextualité artistique où, comme dans le reste des représentations symboliques, tout est fait pour entretenir l’obscurantisme ( et pas seulement religieux : se rappeler les propos du patron de TF1, M. Lelay… ), il est quand même rassurant de constater qu’il reste des artistes pour qui l’énonciation en incipit n’est pas un truisme à oublier mais, au contraire, une gageure toujours à reconquérir… Hayat fait indéniablement partie de ceux-ci, et il est clair que, de ce point de vue, cet artiste comptera pour les Temps futurs. D’abord parce qu’il utilise dans sa création les moyens techniques de notre modernité, comme la photo numérisée. Ou, plus exactement, les images qui lui sont consubstantielles. Qu’elles proviennent de ses propres prises de vues, qu’elles soient découpées dans la presse ou importées par Internet puis imprimées, peu importe puisque ce n’est pas le formalisme technique qui intéresse l’artiste mais le contenu des images qui, lui, renvoie à une Temporalité et à une Réalité historique données. Des images qu’il pourra donc utiliser telles quelles ou, le plus souvent, en les retouchant, les agençant, les transformant par ordinateur, comme un nouveau « metteur en scène » de cette nouvelle Réalité. Ensuite et surtout, parce qu’il ne se contente pas de saisir passivement les représentations de ce Réel avec la technologie actuelle, mais que, par elle – et évidemment par la puissance de sa créativité - il en force le sens afin de mieux nous en faire percevoir l’essence. Et, par là même, afin de tenter d’agir sur lui. Tant que faire se peut évidemment, dans la mesure où ces moyens artistiques ne travaillent que sur les modes d’apparaître de ce Réel, donc que sur du Symbolique. Mais par ce Symbolique, pourra tout de même s’ébaucher une nouvelle prise de conscience des futurs « Regardeurs » de ces œuvres puisque, en définitive, ce sont toujours bien eux qui, non seulement « font le tableau » comme le disait Duchamp, mais aussi, font la Société qui produit ce Réel. Car les images que nous concocte Hayat, elles, sont loin d’être anodines : scènes de guerres, de révoltes, de misères, de faits divers, etc., bref tout ce qui fait la féroce actualité de notre monde actuel. Mais aussi : scènes extraites de chef-d’œuvres de l’Histoire de l’art, peints par Vélasquez, Michel-Ange, Rubens, Murillo, etc., bref, par tous ceux qui, en contrepoint artistique, ont fait aussi la noblesse de notre passé. Mais la particularité de l’œuvre d’Hayat, c’est que ces 2 catégories d’images n’y sont pas traitées diachroniquement sur une même surface comme ont pu le faire, dans les années 60, les artistes de ce que Gérald Gassiot-Talabot avait nommé la « Figuration narrative ». A cette époque, ceux-ci avaient bien vu ( et en pleine adéquation avec l’explosion de l’univers médiatique et de celui de la « société de consommation » ) combien la collision iconique d’espaces-temps différents ne faisait pas qu’additionner les sens respectifs des images traitées, mais ( comme l’avait déjà montré le Sémioticien russe Poudovkine, dès les années 20 ) combien cela en démultipliait les inférences. Cette spécificité européenne apporta alors une plus grande richesse de lecture des images que n’en offraient celles relevant du « Pop Art » puis de « l’Hyperréalisme » venues d’outre-Atlantique. Et Hayat, dans sa discursivité, utilise bien entendu ces acquis historiques. Mais à cette « lecture productive » de la planéité, il apporte une dimension supplémentaire : celle de la profondeur. En effet ses images, d’abord numérisées, puis retravaillées en fonction de ces 2 catégories, sont ensuite imprimées sur 2 plaques d’altuglas différentes ( et ici pas d’esbroufe quant aux formats ! ) qui seront assemblées, mais maintenues écartées, soit en superposition exacte, soit en décalage ( comme pour mieux désigner cette disjonction d’espaces-temps), grâce à des châssis ou a des cadres en bois dont la fonction est tout autant métaphorique que jonctionnelle. En effet, la croisée de tasseaux qui, depuis toujours, tend la toile de lin pour en faire un tableau, a ici une double occurrence. D’une part, elle est métonymie de l’art pictural en général, et Hayat entend inscrire historiquement son travail dans cette tradition, parce que justement, celui-ci ne se donne pas à voir comme pictural, même s’il ne dédaigne pas parfois inclure dans certaines compositions numériques des (re)touches de peinture manuelle. D’autre part, elle renvoie – appuyée en cela par l’évidence manifeste des gros boulons qui maintiennent souvent ces ensembles plaques/châssis – à la Figure de la Crucifixion, base de l’iconographie chrétienne qui fonde notre civilisation occidentale, et donc aussi la tradition humaniste dans laquelle se reconnaît l’artiste. Ainsi, grâce à la transparence de ces plaques et à la lumière qui peut circuler entre elles, ce qui se lit à la surface de chaque œuvre, EST ce qui se lie aussi à la profondeur, dans un subtil mélange de fond et de forme, de signifié et de signifiant. Lecture à double niveau, qui n’est donc pas sans évoquer la « double articulation » du langage, analysée par Saussure, ou encore les « deux couches de signification » décrites par Panofski. Tout comme ce jeu de lumières et d’ombres circulant entre les croix des châssis n’est pas sans évoquer la Mystique de la lumière byzantine séparant le Visible de l’Intelligible… Des subterfuges qui n’ont d’autre but que d’inciter le « regardeur » à chercher à mieux discerner le langage de l’artiste qui s’articule là. Et comme ce sont plutôt des images du passé ( les œuvres d’art) qui sont imprimées dessous, et des images du présent (les documents d’actualité) qui sont imprimés dessus, ce qui se forge dans cette remontée du temps, c’est justement le lien « objectif » (double sens, là encore, en ce que la photo, par son objectif, réalise « le lien illogique de l’ici et de l’auparavant » comme l’écrivait Roland Barthes ) qui tisse la démarche de l’artiste à l’Histoire. Et cette démarche montre clairement dans sa sémiologisation ( il ne faut pas s’y tromper : Hayat, en tant qu’ancien publicitaire, maîtrise parfaitement – contrairement à bien d’autres artistes ! - les codes de la communication. N’oublions pas que la Sémiologie, avant d’être appliquée à l’iconographie savante, s’origine dans un texte de Barthes analysant tout simplement… une publicité pour les pâtes Panzani ! ) que si les matériaux du constat ont changé – de la disposition bien orchestrée des pigments sur la toile à la manipulation des formes et des couleurs par le Tout numérique - l’Histoire de l’Humanité, elle, connaît toujours les mêmes malheurs, les mêmes intolérances, les mêmes injustices. Mais aussi les mêmes révoltes et les mêmes espoirs suscités par une identique prise de conscience de ceux qui ( et c’est l’honneur de cette Humanité-là ) auront lutté contre, ou du moins ( d )énoncé ces réalités. Contre l’oubli du Temps. De ce point de vue, l’œuvre de Hayat est incontestablement à rapprocher de toutes celles qui, loin des opportunismes formalistes du moment, ont su exprimer au mieux – et ainsi garder pour l’Histoire - des pans entiers de leur époque ( le « Très de Mayo » de Goya, le « Guernica » de Picasso, etc…). Prenons quelques exemples : Ainsi dans « S.T. n° 10 », lorsqu’il fait se fondre les images d’une peinture de Vélasquez représentant le pape Innocent X et des photos contemporaines N/B montrant une foule bombardée par l’aviation, Hayat nous interpelle-t-il directement, par un glissement de sens et de technique, sur le rôle des Eglises face aux conflits. Car, en creux, il s’agit aussi, évidemment, de l’Innocent X ré interprété par Francis Bacon qui, en 1953, l’avait englobé dans une sorte de rideau de dégoulinures de peinture et lui avait fait ouvrir la bouche en un cri d’effroi. Un « cri » certes « Münchéen », mais néanmoins indéterminé dans ses causes profondes. Ici, Hayat est beaucoup plus clair et direct. S’il a rendu au pape son imperturbabilité et sa bouche fermée, il lui a par contre fermé les yeux par manipulation numérique, et, par manipulation icono-linguistique subliminale, substitué au fameux rideau de peinture de Bacon, un rideau de bombes. Ici donc, pas de cri de révolte indéterminé mais une dénonciation irréfutable : devant ce massacre-ci ( mais comme devant bien d’autres… ) l’Eglise est toujours restée muette et a toujours fermé les yeux… Ou dans « S.T. n° 47 », image d’un tableau de Holbein le Jeune représentant Anne de Clèves, assemblée avec l’image d’un enfant victime d’aujourd’hui, comme si la Princesse tenait effectivement celui-ci dans ses bras. Entre la richesse visuelle ( couleurs et sujet ) offerte par cette peinture du XVIème siècle et la dureté du photoreportage N/B actuel, ce rapprochement « physique » incongru sérénité/détresse, luxe/misère, etc. , désigne d’autant plus fortement l’infinie distance qui, en réalité, sépare de tous Temps les possédants et les malheureux. Et Hayat dénonce ici non seulement les formes de la « charité business » comme celle pratiquée par une autre princesse -actuelle, celle-là, Diana- dont la Fondation s’occupe d’enfance malheureuse ( … enfin, de quelques enfants… ), mais aussi tous ceux qui, malgré ces approches pseudo caritatives, n’entendent évidemment pas changer quoi que ce soit au système qui génère et entretient ces gigantesques inégalités… Dans « S.T. n° 42 » ( à noter que l’artiste donnait auparavant de « vrais » titres à ses œuvres. Il ne le fait plus car, dit-il, « cela orientait trop la lecture » ), au fond, l’œuvre célèbre d’un anonyme de l’Ecole de Fontainebleau ( XVIème siècle ) montrant « Gabrielle d’Estrées et la Duchesse de Villars au bain ». Ou plus exactement, un détail précis, très agrandi, mais qui est métonymique de l’ensemble tant cette partie est connue : les doigts de Gabrielle saisissant délicatement la pointe d’un sein de la Duchesse. En superposition, l’image actuelle d’une foule compacte de femmes pakistanaises, toutes transformées ( car « bien encadrées », comme le signifie évidemment le cadre doré positionné non pas autour de l’œuvre –ce que l’artiste fait aussi parfois avec une certaine ironie- mais comme absorbé à l’intérieur même du fameux dispositif des 2 plaques d’altuglas, en plein milieu de l’image de ces femmes ) en tristes fantômes par leurs identiques tchadors blancs. Hayat montre ainsi que malgré cet « amour courtois » déjà en usage en Occident il y a 5 siècles, malgré les luttes féministes du XXème siècle, dans certains pays et à cause de certaines religions obscurantistes, aujourd’hui encore, la Femme se trouve toujours reléguée, enfermée, soumise… Ou dans « S.T. n° 43 ( A-B-C ) », triptyque réalisé à partir d’une œuvre de Dürer où celui-ci s’était auto portraituré en Christ. Trois images entièrement bleues ( « couleur mortifère », comme le disait J.F. Lyotard à propos du bleu de Monory… ) dont les ajouts de barbelés dans la première, d’un poing fermé dans la seconde et d’un micro de C.N.N. dans la troisième, expriment en un saisissant raccourci, ce qu’est devenue la « Passion » de notre époque: enfermements, révoltes, notoriété… Une vision donc toujours critique, souvent acerbe, parfois désabusée, mais aussi quelques fois n’excluant pas un certain humour, voire même une certaine autodérision confessionnelle. Ainsi de « S.T. n° 2 » qui juxtapose en images et cadres décalés, une vue actuelle du Mur des Lamentations à Jérusalem, avec une foule de croyants butant de dévotion sur ce tas de pierres, et, comme en apparition dans la profondeur de l’énorme mur, un immense buste de Moïse ( en fait, un détail agrandi de la Chapelle Sixtine, peinte par Michel Ange ) semblant exhorter son peuple à regarder au-delà de la forclusion de cette sorte de barrière religieuse… Ou de « S.T. n° 20 », avec son « Christ à la colonne » de Simon Vouet qui, penché sur le coté, semble regarder par-dessus l’épaule d’un homme d’aujourd’hui, absorbé par la lecture de son « quotidien » ( il s’agit ici du journal Roumain « Romania libera », mais cette métaphore renvoie bien sûr au quotidien de tous ), comme si la Religion s’intéressait enfin aux autres « crucifiés » du monde… Ou encore de « S.T. n° 12 » où deux rangées de soldats ( visiblement de pays sous-développés ), graves et néanmoins barbus, forment comme une haie d’honneur à tous ceux qui voudront bien entrer dans le Temple de l’ « Origine du monde » ouvert en gros plan, là, juste au fond de la travée… On le voit, l’œuvre de Hayat est complexe et sans concessions. Certes son aspect esthétique n’est pas négligeable, et ses compositions d’images, ses agencements de couleurs (d’origine ou manipulées numériquement ), ses (re)cadrages, etc., manifestent une maîtrise parfaite du vocabulaire plastique par leur auteur. Mais par delà « l’artisticité » et la qualité de ces images, ce qui est le plus important, c’est plutôt ceci: n’utilisant pas les moyens plastiques d’autrefois mais les technologies disponibles d’aujourd’hui, cette œuvre aurait pu emprunter les chemins de « l’in-sensé » ( le sens écrasé par la techné ) ouverts dès 1985 par « Les immatériaux » de J.F. Lyotard, et élargis par les « Arts technologiques » de F. Popper ensuite ; au contraire, elle s’enracine dans l’Histoire afin d’en faire mieux jaillir – via le regard de l’artiste sur le présent - le sens de notre Futur. Hayat est donc bien un artiste avec qui il faudra dorénavant compter. Car, on l’aura compris, bien qu’éloignée de la « picturalité » classique, son œuvre singulière et implacable restera comme une « peinture » absolument irremplaçable de notre Temps et de nos Sociétés… F. P. Paris, décembre 2004 |
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