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IVReligionTable des matière-2 I. - Dans son poème intitulé Religions et religion, Hugo expose d'abord éloquemment les objections faites à Dieu par la « philosophie de la négation » : - « Le monde, quel qu’il soit, c'est ce qui dans l’abime N'a pas dû commencer et ne doit pas finir. Quelle prétention as-tu d'appartenir À l'unité suprême et d'en faire partie, Toi, fuite ! toi monade en naissant engloutie, Qui jettes sur le gouffre un regard insensé, Et qui meurs quand le cri de ta vie est poussé ! … Tu veux un Dieu, toi l’homme, afin d'en être ! Si tu veux l'infini, c'est pour y reparaître. L'homme éternel, voilà ce que l'homme comprend. Dieu n'est pas; nie et dors. Tu n'es pas responsable; Ris de l'inaccessible, étant l'insaisissable 1. » Puis Hugo répond en énumérant les conséquences morales qu'on peut tirer, à l'en croire, du système matérialiste : Pour tout dogme : « Il n'est point de vertus ni de vices; Sois tigre, si tu peux. Pourvu que tu jouisses, Vis n'importe comment pour finir n'importe où; - » … Qu'il ne soit nulle part d'idéal, ni de loi; Que tout soit sans réponse et demande pourquoi 2! … Hugo préférerait la religion traditionnelle elle-même à tout système qui bannit ainsi du monde l'élément moral. Mais ce ne sont pas les religions, selon lui, ni leurs prêtres qu'il faut consulter; car on ne peut donner une forme à l'absolu. Toute religion est « un avortement du rêve humain » devant l'être et « devant le firmament ». Le dogme, quel qu'il soit, juif ou grec, rapetisse à sa taille le vrai et l'idéal, la lumière et l'azur : « il coupe l'absolu sur sa brièveté. » Tous les cultes ne sont, à Memphis comme à Rome. Que des réductions de l'éternel sur l'homme 1. Et pourtant il faut une croyance à l'humanité, Il faut à l'homme, en sa chaumière Des vents battu, Une loi qui soit sa lumière Et sa vertu; Mais une croyance n'est pas un dogme : Un dogme est l'oiseleur, guettant dans la forêt, Qui, parce qu'il a pris un passereau, croirait Avoir tous les oiseaux du ciel bleu dans sa cage 2. Par cela même que le dogme est arrêté, immuable, mort, il est une injure à Dieu et un réel blasphème : Pas de religion qui ne blasphème un peu 3. Au-dessus des prêtres et des mythologues, Hugo place les ascètes, qui, perdus dans la contemplation de l'invisible, se sont mis directement en face de l'énigme sacrée du monde. Ce sont les vrais prédécesseurs des philosophes : As-tu vu méditer les ascètes terribles ? Ils ont tout rejeté, talmuds, korans et bibles. Ils n'acceptent aucun des védas, comprenant Que le vrai livre s'ouvre au fond du ciel tonnant, Et que c’est dans l'azur plein d'astres que flamboie Le texte éblouissant d'épouvante ou de joie. L'aigle leur dit un mot à l'oreille en passant: Ils font signe parfois à l'éclair qui descend; Ils rêvent, fixes, noirs, guettant l'inaccessible, L’œil plein de la lueur de l'étoile invisible 4. Enfin, au-dessus des prêtres et des ascètes est le philosophe, qui trouve dans sa conscience même et l'idée de Dieu et la loi divine. Il est ! Mais nul cri d'homme ou d'ange, nul effroi, Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe, Ne peut balbutier distinctement ce verbe ! Il est ! il est ! il est ! il est éperdument... … Tout est le chiffre, .il est la somme, Plénitude pour lui, c'est l'infini pour l'homme. … Contente-toi de dire : - il est, puisque la femme Berce l'enfant avec un chant mystérieux; II est, puisque l'esprit frissonne, curieux; Il est, puisque je vais le front haut; puisqu'un maître Qui n'est pas lui m'indigne, et n'a pas le droit d'être. … Puisque l'âme me sert quand l'appétit me nuit, Puisqu'il faut un grand jour sur ma profonde nuit 1. On se rappelle l'éloquente apostrophe au prêtre dans l’Année terrible : Mais, s'il s'agit de l'être absolu qui condense Là-haut tout l'idéal dans toute l'évidence, Par qui, manifestant l'unité de la loi, L'univers peut, ainsi que l'homme, dire : Moi; De l'être dont je sens l’âme au fond de mon âme, … S'il s'agit du prodige immanent qu'on sent vivre Plus que nous ne vivons, et dont notre âme est ivre Toutes les fois quelle est sublime… … S’il s'agit du principe éternel, simple, immense, Qui pense puisqu'il est, qui de tout est le lieu, Et que, faute d'un nom plus grand, j'appelle Dieu, Alors tout change, alors nos esprits se retournent, … Et c'est moi le croyant, prêtre, et c'est toi l'athée 2. Hugo s'en tient donc à la philosophie, mais à une philosophie qui n'exclut ni l'adoration, ni l'amour, ni même la prière. La force principale de l'homme, dit-il, c'est l'amour . « Nous ne comprenons ni l'homme comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs : croire et aimer 3. » Et ailleurs : Adorer, c'est aimer en admirant. O cimes ! Que le soleil est beau sur les sommets sublimes 4. L'homme est un point qui vole avec deux grandes ailes, Dont l'une est la pensée et dont l'autre est l'amour. La foi même provient de l'amour, et c'est pour cela que la vraie et libre foi est nécessaire à l'homme. « L'homme vit d'affirmation plus encore que de pain. » Mais la foi n'en reste pas moins toujours au second rang; après l'amour, après la volonté aimante. Aimer, c'est vouloir, et vouloir est l’essentiel : « Croire n'est que la deuxième puissance; vouloir est la première. Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont rien à côté de ce que fait la volonté 1. » O possibles qui sont pour nous les impossibles 2 Je forcerai bien Dieu d'éclore A force de joie et d'amour ! « L'âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime 3. » Aimer, voilé le vrai lien des êtres, voilà ce qui change le monde en une société infinie : Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire. Aimer, « voilà la seule chose qui puisse occuper et remplir l'éternité 4. » La prière, c'est l'élan de l’amour et en même temps de la pensée vers un mystère qui est conçu comme le mystère même, du bien final : « Être impuissant, c'est une force. En présence de nos deux grandes cécités, la destinée et la nature, c'est dans son impuissance que l'homme a trouvé le point d'appui, la prière... La prière, énorme force propre à l’âme, est de même espèce que le mystère 5. » Dans une de ses visions, Hugo personnifie l'ange de la prière : C'était un front de vierge avec des mains d'enfant; Il ressemblait au lis que la blancheur défend; Ses mains en se joignant faisaient de la lumière. Il me montra l'abîme où va toute poussière, Si profond, que jamais un écho n'y répond; Et me dit : « Si tu veux, je bâtirai le pont. » Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière. « Quel est ton nom ? » lui dis-je. Il me dit : « La prière 6. » Il y a, selon Hugo, « le labeur visible et le labeur invisible » ; penser, c"est agir : - « Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre. Les esprits irréfléchis et rapides disent: - A quoi bon ces figures immobiles du côté du mystère ? à quoi servent-elles ? qu'est-ce qu'elles font ?- Hélas ! en présence de l'obscurité qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous répondons : Il n'y a pas d'œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces âmes. Et nous ajoutons : il n'y a peut-être pas de travail plus utile. Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière. Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la sublimité de la prière 1. » On connaît les paroles d'adoration que Victor Hugo lui-même a prononcées dans le livre consacré à sa fille : Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire; Je vous porte, apaisé, Les débris de ce cœur tout plein de votre gloire, Que vous avez brisé. Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant ! Je conviens que vous seul savez ce que vous faites, Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent... Je ne résiste plus à tout ce qui m'arrive Par votre volonté. L'âme de deuil en deuil, l'homme de rive en rive Roule à l'éternité... Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire; Rien ne lui fut donné dans ses rapides jours, Pour qu'il s’en puisse faire une demeure, et dire : C'est ici ma maison, mon champ et mes amours ! Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient; Il vieillit sans soutiens. Puisque ces choses sont, c'est qu'il faut qu'elles soient; J'en conviens, j'en conviens ! Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues, Au fond de cet azur immobile et dormant, Peut-être faites-vous des choses inconnues, Où la douleur de l'homme entre comme élément 2. II. - Quand on s'est familiarisé avec les idées philosophiques de Victor Hugo, - ce poète « sans idées », - alors, et alors seulement bien des pièces, dont on ne faisait que sentir vaguement la beauté ou la sublimité, prennent tout leur sens, produisent la plénitude de leur effet esthétique. Rappelez-vous, par exemple, ces vers célèbres, mais si diversement sentis et appréciés : Ibo. Dites, pourquoi, dans l'insondable Au mur d'airain, Dans l'obscurité formidable Du ciel serein... Pourquoi, dans ce grand sanctuaire Sourd et béni, Pourquoi, sous l'immense suaire De l'infini, Enfouir vos lois éternelles Et vos clartés ? Vous savez bien que j'ai des ailes, O vérités ! Dès ces premiers vers le simple critique littéraire, tout en admirant le mouvement de l'ode, murmurera peut-être « grandes épithètes, images obscures et incohérentes; » mais le philosophe, lui, retrouve toute une doctrine sous chaque mot : « l'insondable au mur d'airain », c'est l'inconnaissable de la métaphysique, qui ferme et mure pour l'intelligence le mystère du monde; « l'obscurité formidable du ciel serein », c'est une allusion à la doctrine propre du poète sur le jour et la nuit, le jour étant aussi obscur en soi que la nuit même. Sous les clartés du dehors, ce que le poète veut découvrir, ce sont les clartés de l'intelligence, les vérités, que le monde physique, au moment même où il semble les faire éclater aux yeux, enfouit et dérobe. Ce ciel infini, embrasé de lumière, c'est pour l'esprit la nuit même. Ce tabernacle du firmament, c'est le suaire sous lequel l’âme cherche en vain à découvrir non plus les lois physiques et mathématiques, mais les vraies lois du monde moral, qui semblent ensevelies dans la mort. Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre Qui nous confond ? Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre Au vol profond ? On sait que l'ombre, pour Hugo, c'est toujours la matière, sphère du mal, devant laquelle la pensée de l'homme se fait « sombre » elle-même. Mais la pensée a des ailes, des ailes « au vol profond », et elle s'élancera à la conquête du ciel. Toutes les Vérités, comme autant de constellations du firmament moral, vont lui apparaître l'une après l'autre; toutes les divinités de l'âme vont surgir, chacune avec son « attribut », et les ailes du poète nous transportent dans cet Olympe nouveau. Que le mal détruise ou bâtisse, Rampe on soit roi, Tu sais bien que j'irai, Justice, J'irai vers toi ! Beauté sainte, Idéal qui germes Chez les souffrants, Toi par qui les esprits sont fermes, Et les cœurs grands, Vous le savez, vous que j'adore, Amour, Raison, Qui vous levez comme l'aurore Sur l'horizon, Foi ceinte d'un cercle d'étoiles, Droit, bien de tous, J'irai, Liberté qui te voiles, J'irai vers vous. Un critique distingué 1 a dit au sujet de ces strophes : « Voilà qui est bien, mais il faudrait définir un peu tout cela d'une indication rapide au moins, parce que ce sont choses qui ne vont point de soi ensemble, et que les hommes ont opposé quelquefois la raison à la foi, le droit à l'idéal, la beauté à la raison et la justice à l'amour. » Ainsi vous demandez au poète des définitions philosophiques, une dissertation en vers, et vous ne voyez pas que Victor Hugo a réellement défini comme il le devait, « d'une indication rapide », chacune des vérités du monde moral : - la beauté est sainte, parce qu'elle est, comme il l'a dit ailleurs, la « forme que Dieu donne à l'absolu » ; l'idéal qui germe chez les souffrants, parce que c'est la douleur même qui nous fait concevoir et entrevoir à travers nos larmes, par delà ce monde visible, un monde invisible et meilleur ; et non seulement elle nous le fat concevoir, mais elle le fait germer en nous et éclore. L'idéal rend « les esprits fermes », parce qu'il leur montre un but et leur donne une loi; il rend « les cœurs grands » parce qu'il leur communique la force de l'espérance. Nous doutons qu'une définition métaphysique valût cette condensation poétique d'idées et de sentiments ? De ce monde où l'un souffre le poète relève nos yeux vers le ciel, et il nous y montre la Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles. Puis, c'est le Droit, défini philosophiquement en trois mots : « bien de tous; » enfin la dernière divinité, celle qui se voile, celle qui est si loin de régner parmi les hommes, surtout à l'époque où le poète écrivait ses Contemplations, - c'est la Liberté. Mais en vain l'étoile se dérobe derrière le nuage, le poète ira vers elle : Vous avez beau, sans fin, sans borne, Lueurs de Dieu, Habiter la profondeur morne Du gouffre bleu, Âme à l'abîme habituée Dès le berceau, Je n'ai pas peur de la nuée, Je suis oiseau. Je suis oiseau comme cet être Qu'Amos rêvait, Que saint Marc voyait apparaître A son chevet, Qui mêlait sur sa tête fière Dans les rayons, L'aile de l’aigle à la crinière Des grands lions. Cet oiseau symbolique ne désigne plus seulement la pensée individuelle du poète; il représente la pensée humaine, ou plutôt l'esprit, qui fait de tout homme un voyant capable de deviner l'énigme et de dire : la vraie loi, la vraie clarté du monde, c'est la justice. Les lois de nos destins sur terre, Dieu les écrit ; Et si ces lois sont le mystère, Je suis l'esprit J'ai des ailes, j'aspire au faite, Mon vol est sûr; J'ai des ailes pour la tempête Et pour l'azur; Je gravis les marches sans nombre, Je veux savoir; Quand la science serait sombre Comme le soir ! La pure science en effet, alors qu'elle paraissait éclairer les choses, n'a fait que les assombrir pour les yeux de l'âme ; et cependant elle est le premier et nécessaire degré de toute ascension vers l'infini : Vous savez bien que I'âme affronte Ce noir degré, Et que, si haut qu'il faut qu'on monte, Je monterai. Vous savez bien que l'âme est forte Et ne craint rien Quand le souffle de Dieu l'emporte ! Vous savez bien Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres; Et que mon pas, Sur l'échelle qui monte aux astres, Ne tremble pas ! On se sent entraîné comme malgré soi dans les espaces par l'oiseau d'Amos et de saint Marc. C'est à la fois l’emportement et la sûreté du vol. La forme même de la strophe exprime les deux choses : quand un premier vers vous a soulevé comme dans un enlèvement aérien, le second, plus court, vous donne le sentiment d'un but touché. Puis le vol reprend, reprend sans cesse, et il semble qu'il ne s'arrêtera jamais : chaque vers a la rapidité d'un coup d'aile, l'éblouissement d'une vision. Les préjugés et la réaction contre Hugo sont aujourd'hui une mode si tyrannique pour les littérateurs, que des esprits à portée philosophique et au courant des systèmes, comme MM. Brunetière et Scherer, ou M. Faguet, ou M. Hennequin, prévenus contre le poète, persuadés d'avance qu'il doit divaguer dès qu'il ouvre la bouche, ne veulent plus même essayer de comprendre ce qu'il dit de profond 1. Toute idée d'Hugo doit être un lieu commun, c'est chose arrêtée d'avance. En revanche, quand le lieu commun vient de Lamartine, on ne lui fait plus aucun reproche, et même on s'efforce d'y voir des profondeurs. Un homme d'esprit s'est amusé à résumer comme il suit les pièces d'Hugo : - « On s'amuse et la mort arrive (Noces et festins); Nous allons tous à la tombe (Soirée en mer) ; Il faut être charitable pour gagner le ciel (Pour les pauvres) ; Le bonheur pour les jeunes filles est dans la vertu (Regard jeté dans une mansarde) ; L'amour n'a qu'un temps, mais on s'en souvient toujours avec plaisir (Tristesse d'Olympio), etc. 2. » On pourrait ainsi parodier et ramener à de pures banalités bien des pages célèbres non seulement de Bossuet, qui a en effet la sublime éloquence du lieu commun, mais de Pascal et de maint philosophe. - L'infiniment petit n'est pas moins insondable que l'infiniment grand (le Double Infini); L'homme est faible par le corps; mais puissant par la pensée (le Roseau pensant); Si la pensée est plus grande que la matière, l'amour est plus grand encore que la pensée (les Trois Ordres), etc. Même pour Descartes : - Il est difficile de douter de sa propre existence (cogito, ergo sum); Où aurions-nous pu prendre l'idée d'un être parfait s'il n'y avait en nous qu'imperfection ? - Spinoza : Dieu est partout, Dieu est en tout, - et ainsi de suite. Si la Tristesse d'Olympio se résume en cette vérité de la Palisse : « L'amour n'a qu'un temps, mais on s'en souvient toujours avec plaisir; » on peut résumer de même le Lac de Lamartine : « Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, chagrin d'amour dure toute la vie. » - Même le Moïse de Vigny : « Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » Le Mont des Oliviers de Vigny, comme le Désespoir de Lamartine : Le mal et la douleur ne sont pas faciles à concilier avec la divine Providence. Et Byron : « Tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. » - Même les poèmes des philosophes conscients et raisonnés, comme Sully-Prudhomme : - L'homme ne peut se résoudre à ne pas espérer (les Danaïdes) ; Les âmes délicates sont faciles à froisser (le Vase brisé) ; On serait heureux de retrouver dans une autre vie ceux qu'on a perdus (les Yeux) ; Les hommes travaillent l'un pour l'autre : il se faut entr’aider, c'est la loi de nature (le Rêve) ; Les aéronautes sont des hommes courageux, qui se munissent de baromètres et qui font à leurs dépens des expériences de physique (le Zénith) 1. - C'est un lieu commun aussi que de vivre, d'être homme : tous nous faisons tour à tour les mêmes réflexions; cependant, pour chacun de nous, elles sont neuves, imprévues. Nos souffrances ne sont point émoussées par ce fait qu'elles ont été les souffrances de ceux qui ont vécu avant nous; par contre, pas une de nos joies ne sera déflorée par les joies toutes pareilles de nos pères endormis. Que la vie soit une, se répète indéfiniment, voilà un lieu commun aussi vieux que la vie même. Seulement, à cette vie immuable, à ses bonheurs et à ses tristesses nous apportons, pour les faire nôtres, cette nuance indéfinissable qui est la personnalité. Le poète est celui en qui s'accuse cette façon toute particulière de sentir, et qui se trouve prêter ainsi aux lieux communs, à l'éternelle vie, la fraîcheur et la nouveauté de ce qui passe. Tout, dans la poésie, est donc lieu commun ou tout. est original selon la façon dont on l'interprète. Les grandes idées morales et philosophiques ont beau se transformer sans cesse, après chacune de leurs métamorphoses on les retrouve toujours les mêmes en leur fond, mais avec quelque charme subtil de plus : elles sont comme cette belle de la légende métamorphosée en jasmin, qui, reprenant sa forme première, conserva pourtant le parfum de la fleur. Les descriptions mêmes de la nature, dans Hugo, ont été accusées de lieu commun. A en croire M. Brunetière, Victor Hugo, fils d'un soldat, Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole, traîné de ville en ville dans les bagages de son père, a pu chanter indifféremment ses « Espagnes », ou plus tard la maison de la rue des Feuillantines; il n'a pas eu de « patrie locale, et à peine un foyer domestique. » Hugo n'a vu la nature « qu'avec les yeux du corps, en touriste ou en passant ; l'on peut même douter s’il l'a comprise et aimée, autrement qu'en artiste. » Lamartine, au contraire, « l'a vue avec les yeux de l'âme, l'a aimée jusqu'à s'y confondre, quelquefois même jusqu'à s'y perdre, et l'a aimée tout entière. » Lamartine est donc chez nous « le poète de la nature, le seul peut-être que nous ayons, en tout cas le plus grand, et il l'est pour n'avoir pas appris à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. » - Ainsi Hugo, n'ayant pas été élevé dans une maison de campagne, n'a pas dû sentir la nature ! A Jersey, par exemple, où ce touriste est resté dix-sept ans il n'a pas senti la sublimité de l'océan; et il ne l'a pas rendue, ni dans les Contemplations, ni dans les Travailleurs de la mer. Enfin, lui qui a tout représenté de la nature, il n'a pas été un « poète de la nature ». Même partialité quand il s'agit d'apprécier la vérité des sentiments affectueux chez Lamartine et chez Hugo. « Car, dit encore M. Brunetière, il y a de la rhétorique dans la Tristesse d'Olymmpio : il y a de la littérature jusque dans le Souvenir de Musset : - deux vers de Dante, quatre lignes de Diderot, une invocation à Shakespeare ; - mais il n'y a pas trace de littérature dans le Lac, pas ombre seulement de rhétorique, et c'est ce qui en fait la suprême beauté. » Pas trace de littérature ni ombre de rhétorique dans : Et la voix qui m’est chère Laissa tomber ces mots : O temps, suspends ton vol, et vous, heures rapides, Suspendez votre cours ! Les apostrophes au lac : - « Regarde »,« t'en souvient-il ? », la prosopopée au Temps, - le « rivage charmé », le « flot attentif », « gardez, belle Nature; au moins le souvenir » ; - tout cela n'est pas de la littérature, et même de la littérature usée ? La pensée du Lac est la pensée épicurienne d'Horace sur la fuite des jours : « Hâtons-nous, jouissons », qui est assez mal fondue avec l'idée de l'océan des âges, et avec le sentiment moderne de l'amour. Quand un critique est si sévère pour l’un, comment est-il si indulgent pour l'autre ? Soyons plutôt sympatique à tous. « Jusque dans les belles pièces des Contemplatios que Victor Hugo a consacrées à la mémoire de sa fille, on sent, ajoute M. Brunetière, l'arrangement et l'apprêt : Maintenant que je puis, assis au bord des ondes, Ému par ce tranquille et profond horizon, Examiner en moi les vérités profondes, Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon. » Quel apprêt y a-t-il dans l'expression de cette vérité que, tout d'abord, une grande douleur ne peut rien voir en dehors d'elle, rien penser de ce qui n'est pas elle, rien regarder de la nature, de cette nature souriante qui lui semble une ironie ? Quand la douleur se calme, alors, et alors seulement un peut examiner en soi « les vérités profondes », on peut regarder hors de soi « les fleurs du gazon » ; - et cela, sans songer à la tombe, elle aussi recouverte de fleurs, sans détourner avec horreur ses yeux de ce printemps lumineux du dehors qui fait contraste avec l'hiver du dedans. La diversité de jugements portés sur Hugo tient en grande partie à la diversité et à la complexité de l'œuvre du poète. Pour comprendre Musset, il suffit presque d'avoir aimé; pour comprendre Lamartine, il suffit, bien souvent, d'avoir rêvé au clair de lune, tantôt avec douceur, tantôt avec tristesse. C'est une chose autrement complexe que de pénétrer le génie d'Hugo. Pour saisir sa richesse de coloris, il faudra pouvoir sentir Chateaubriand, Flaubert; pour comprendre la sonorité de son langage, il faudra apprécier les artistes de mots comme ce même Flaubert, Théophile Gautier, nos Parnassiens; seulement, sous les mots, il y a très souvent des idées élevées et profondes, « tandis que sous les vers ciselés des Parnassiens, il n'y a rien. Pour saisir enfin toute la force de certaines formules, ce n'est pas trop d'être quelque peu philosophe. Il y a sans doute bien des artifices de composition dans ses romans et ses drames; pourtant, dans les scènes particulières, dans les épisodes détachés de l’ensemble factice, il possède un sens du réel et arrive à une puissance lyrique dans la reproduction exacte de la vie que Zola, dans ses bonnes pages, a seul atteinte. Les admirateurs de Zola pourraient même, dans ces moments-là, comprendre Victor Hugo; si, à côté du réaliste, il n'y avait en lui un idéaliste aussi ailé que l'Ariel de Renan. D'autre part, il faudrait des écrivains accoutumés à l'analyse des Stendhal et des Balzac, pour saisir la finesse ou la profondeur de certaines observations psychologiques répandues en masse dans l'œuvre de V. Hugo et telles que celle-ci : « Comme le souvenir est voisin du remords 1 ! » Jusque dans celles de leurs œuvres où ils paraissent le plus abstraits d'eux-mêmes, les auteurs restent tout enveloppés de leur personnalité, dont la force a précisément fait leur génie. Cette personnalité peut ne s'affirmer nulle part, elle s'échappe de partout; subtile comme une atmosphère, elle se dégage des moindres pensées, de l'arrangement et du choix même des mots. De là, chez le lecteur, ces antipathies ou ces sympathies qui ne se formulent pas toujours, mais qui n'en sont pour cela que plus fortes; de là, parfois, ce mauvais vouloir apparent de toute une génération pour un poète, quelque grand qu'il soit d'ailleurs, au moment où il cesse de représenter exactement l'état intellectuel et moral d'une époque. Nous sommes trop près des romantiques pour ne pas nous répandre en protestations contre leurs défauts, d'autant plus grands à nos yeux que nous craignons presque d'y tomber encore; notre esprit est en réaction trop directe avec le leur pour que nous puissions clairement démêler le vrai du factice dans l'art romantique, pas plus d'ailleurs que nous ne saurions apprécier dans une exacte mesure les exagérations de l'art contemporain. Ce qu'on pourrait appeler le dogmatisme optimiste de Victor Hugo est en opposition trop marquée avec le dogmatisme pessimiste de nos poètes pour qu'une conciliation puisse s'opérer dans la plupart des esprits : on ne veut ni comprendre, ni jeter de pont entre l'une et l'autre rive d'un même courant, entre deux conceptions différentes de l'esprit humain au sujet du monde. Cette sérénité de Victor Hugo reparaissant toujours après tous les orages, comme la cime d'un mont se dégage sans cesse des nuages amoncelés, nous étonne un peu, nous glace presque : pour les générations, comme pour les hommes, il est des heures où le calme de l'immuable nature n'apaise pas, où la pensée assez maîtresse d'elle-même pour monter toujours vers les régions immobiles du grand ciel semble aussi loin de nous que la Nature, que le ciel lui-même, et nous restons indifférents, hostiles quelquefois. Ces impressions ne durent pas; un beau vers aussi bien qu'un beau paysage ne reste pas longtemps incompris. Deuxième partie: chapitre III: “L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie contemporaine (suite). Victor Hugo” |
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