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VIdées morales et socialesTable des matière-2 I. - Pour apprécier, par l'exemple d'un grand poète, l'influence morale et sociale que peut exercer la poésie, il nous reste à marquer en quelques traits la façon dont Hugo lui-même comprit sa « mission ». Et d'abord, on peut dire du cœur du poète ce que Mlle Baptistine disait de la maison de Mgr Myriel, ouverte à tous : « Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l'habite. » On serait un peu surpris de voir appliquer à l'auteur d'Othello et de Macbeth l'épithète de bon; de même on ne peut dire que Gœthe, avec son intelligence scientifique et sereine, soit bon, ni Balzac, avec sa psychologie un peu sombre et prévenue : ce sont des observateurs, des artistes qui représentent avec exactitude, quelquefois avec dégoût, la comédie humaine; ils savent exciter la pitié pour tel ou tel personnage donné, mais ce n'est point ce sentiment large et paternel, cette pitié profonde pour toute misère humaine qui finit par dominer l'œuvre de Victor Hugo. Cette bonté de cœur ne s’est point fait jour tout de suite; le tempérament premier de Victor Hugo était violent et passionné ; ses toutes premières œuvres ne peignent que lutte, coups d'épée, chocs de toutes sortes, y compris les chocs des rimes et des couleurs. Dans les Orientales, il se montre généreux, - la poésie ne va pas sans la générosité du cœur; - mais c'est une générosité batailleuse et un peu farouche; la violence reste le caractère dominant du poète, puisqu'il aura assez de colère pour remplir l'interminable livre des Châtiments. Ce n'est que dans l'exil, la solitude, le malheur (il perdit sa fille) que se dégagent cette bonté qui s'étend à toute chose, cette douceur où tout s'éteint : C'est une bienveillance universelle et douce, Qui dore comme une aube et d'avance attendrit Le vers qu'à moitié fait j’emporte en mon esprit, Pour l'achever aux champs avec l'odeur des plaines, Et l'ombre du nuage et le bruit des fontaines 1! On peut appliquer à Hugo ce qu'il dit d'un de ses personnages : « La mansuétude universelle était moins chez lui un instinct de nature que le résultat d'une grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui pensée à pensée. » - « Il est de ces âmes, a-t-il dit encore, où la pensée est si grande qu'elle ne peut plus être que douce 2. » Il est « de ces êtres bienveillants qui progressent en sens inverse de l'humanité vulgaire, que l'illusion fait sages et que l'expérience fait enthousiastes 3. » C'est ainsi, et dans son progrès, qu'il faut voir V. Hugo pour le juger. Cette bienveillance finale est le fond de sa morale même, de sa morale sociale, qui pourrait se résumer en cette formule : identité de la fraternité et de la justice. Et la fraternité, c'est la grande justice 4. Béni soit qui me hait, et béni soit qui m'aime, … Être absous, pardonné, plaint, aimé, c'est mon droit... Tu me crois la Pitié: fils, je suis la Justice. Oh ! plaindre, c'est déjà comprendre… La grande vérité sort de la grande excuse... Dès que, s'examinant soi-même, on se résout A chercher le côté pardonnable de tout, ... Le réel se dévoile, on sent dans sa poitrine Un cœur nouveau qui s'ouvre et qui s'épanouit. Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas, Sur ce qu'il est et sur ce que nous sommes; Une loi sort des choses d'ici-bas, Et des hommes; Cette loi sainte, il faut s'y conformer, Et la voici, toute âme y peut atteindre; Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer, Ou tout plaindre 1! La pitié suprême, qui est en même temps la suprême justice, c'est le pardon universel, c'est l'amour s'étendant à tous les misérables, malheureux ou méchants. Cette pitié, l'homme n'a pu la mettre ni dans ses lois, ni dans ses institutions sociales : c'est ce qui fait l'injustice fondamentale de notre justice. Ce juge. - ce marchand, - fâché de perdre une heure. – Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure, L'envoie au bagne et part pour sa maison des champs. Tous s'en vont en disant : « C'est bien ! » bons et méchants; Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle. Levant les bras au ciel dans le fond de la salle. Humanité, selon Hugo, c'est identité. « Tous les hommes sont la même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination 2. » Hugo revient plus d'une fois sur cette identité profonde des hommes, qui, pour lui comme pour Schopenhauer, est l'origine métaphysique de la pitié et de la fraternité. « Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinée est une... Hélas ! quand je parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi 3 ! » - Si les. hommes sont semblables dans leur humaine essence, « d'où vient donc le deuil, d'où sort le vice ? » - « De l'ignorance, » répond Hugo. C'est a l'exiguïté d'intelligence » qui rend mauvais, car … la bonté n'étant rien que grandeur, Toute méchanceté s'explique en petitesse 4. Il y a un point « où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables 5... » Il faut toujours « voir le chemin par où la faute a passé ». D'ailleurs, « toute chute est une chute sur les genoux, qui peut s'achever en prière 6. » Ne maudissons donc personne : « La malédiction » n'est qu'une forme de la « haine ». C'est la haine qui « punit », et qui « damne », qui emploie à maudire la bouche même des poètes et des sages, et qui, si elle pouvait Prendre à Saturne en feu son cercle sidéral, n'en ferait que l'arceau d'une chaîne. Mais la haine, à son tour, se résout en souffrance : « Je souffre, je juge. » « Le grand sanglot tragique de l'histoire », qui aboutit à l'indignation, devrait plus logiquement aboutir à la pitié, à la pitié non seulement pour le mal, mais pour le méchant, à la « pitié suprême. » Hugo dit quelque part : Je sauverais Judas si j'étais Jésus-Christ. et ce sera en effet le dernier résultat de la bonté triomphante dans l'univers, de la bonté embrassant à la fin les méchants eux-mêmes : On leur tendra les bras de la haute demeure, Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure, Lui dira : « C'est donc toi ! » … Les douleurs finiront dans toute l’ombre : un ange Criera : « Commencement 1! » Les Contemplations se terminent dans l'hymne de pardon et d'apaisement le plus sublime que notre poésie ait jamais chanté : Paix à l'ombre ! dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée ! Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu. Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! O générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez : dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande. La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent des paradis 2. II. - Hugo n'a rien du scepticisme politique de Beyle, pas plus que de son indépendance a l’égard de toute foi religieuse. Il n'a pas non plus le sentiment aristocratique et un peu dédaigneux de Balzac. En politique comme en métaphysigne, c'est un croyant, un enthousiaste, ainsi que les Lamennais, les Michelet, les Carlyle, les Parker, les Emerson. Il est à remarquer que les écrivains sceptiques, comme Voltaire, Stendhal, Mérimée, au style froid, clair, sarcastique, vieillissent moins que les autres. Celui qui affirme un peu trop est sûr que sa foi sera trouvée naïve par ceux qui viendront après lui; sur certains points, inévitablement, il les choquera ou les fera sourire. Celui qui raille, au contraire, sera compris de tous; en revanche, il sera peu aimé, car il n'aura fait naître aucune émotion profonde : s'il plaît à l'esprit, il le paiera en devenant incapable de prendre les cœurs. Hugo eut une foi profonde dans la réalité du progrès social : Quoi ! ce n'est pas réel parce que c'est lointain ! … Nous l'aurons. Nous l’avons car c'est déjà l’avoir C'est déjà le tenir presque, que de le voir 2. On se rappelle encore les vers d'Ibo : Déjà l'amour, dans l'ère obscure Qui va finir Dessine la vague figure De l'avenir. Le symbole devenu classique du « senseur », s'agrandissant, finit par embrasser l'humanité et le monde : Il marche dans la plaine immense, Va, vient, lance la graine au loin, Rouvre sa main et recommence;. Et je médite, obscur témoin, Pendant que, déployant ses voiles, L’ombre, où se mêle une rumeur, Semble élargir jusqu'aux étoiles Le geste auguste du semeur. Hugo eut une confiance excessive et enfantine dans la force du peuple pour réaliser le progrès social; il eut pour le peuple, comme Michelet, une pitié immense, et la pitié, de même que l'amour dont elle est faite, aveugle parfois. Pour comprendre certaines de ces naïvetés généreuses, il faut pouvoir comprendre l'étrange baiser mystique posé sur les pieds d'une prostituée par tel personnage d'un grand romancier russe contemporain. S'il est des naïvetés qui font sourire, il en est qui peuvent aussi faire pleurer. L'enthousiasme est une chose sans prix, et si, dans tout enthousiasme humain, il y a toujours une part destinée à se flétrir, il y a aussi, plus qu'en tout le reste, une part de force vive impérissable : ce qui est chaud reste toujours jeune, et, quoique la flamme vacille, nul objet au monde ne vaut une flamme. Hugo affirme avec Spencer que « l'éclosion future du bien être universel est un phénomène divinement fatal », et il s'imagine, en poète, que « cette éclosion est prochaine 1» ! « Je suis de ceux qui pensent et espèrent qu'on peut supprimer la misère, » disait-il à l'Assemblée législative, « Amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la pauvreté sans limiter la richesse,... en un mot, faire dégager à l'appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de clarté et plus de bien-être, c'est là la première des obligations fraternelles, c'est là la première des nécessités politiques 2. » Il faut pour cela, selon lui, « 1° démocratiser la propriété, non en l'abolissant, mais en l'universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire; 2° mêler l'enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l'enfance et faire de la science la base de la virilité, développer les intelligences tout en occupant les bras 3 ». Mais, pour réaliser cet idéal, Hugo n'a foi ni dans le communisme, ni dans le nihilisme contemporain, dont il avait mis dès 1862, une formule frappante dans la bouche du bandit Thénardier : « L'on devrait prendre la société par les quatre coins de la nappe et tout jeter en l'air ! tout se casserait, c'est possible, mais au moins personne n'aurait rien, ce serait cela de gagné 4. » Le communisme et la loi agraire croient résoudre le problème de la distribution des richesses : - « Ils se trompent, dit Hugo, leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l'émulation, et par conséquent le travail. C'est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu'il partage 5. » Hugo admet d'ailleurs une sorte de droit moral au travail : « Le travail ne peut être une loi sans être un droit 6. » C'est-à-dire que la loi sociale, « restreignant l'activité de chacun par le respect du droit d'autrui et lui permettant de se développer non dans le sens de la déprédation, mais uniquement dans le sens du travail personnel, admet implicitement l'universelle possibilité de ce travail; le devoir de justice suppose ainsi le pouvoir de travailler ». Mais, tout en s'imaginant que la société future reconnaîtra, sous une forme ou sous une autre, le droit au travail, Hugo avoue que cette réforme est une des « dernières et des plus délicates à entreprendre. » - Ajoutons que le manque de travail, loin d'être le facteur essentiel de la misère, n'y entre que comme un élément minime, un dixième environ; parmi les assistés de tous pays, dix pour cent seulement le sont pour cause de chômage. Il est probable que le meilleur moyen de rendre le travail possible pour tous, c'est « de le rendre partout libre » ; l'initiative individuelle et la charité privée feront le reste 7. Les œuvres inédites de Victor Hugo contiennent des pages dignes de Montesquieu sur les effets sociaux du luxe et sur le peuple : « Le luxe est un besoin des grands États et des grandes civilisations; cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voie... Quand on montre le luxe au peuple dans des jours de disette et de détresse, son esprit, qui est un esprit d'enfant, franchit tout de suite une foule de degrés; il ne se dit pas que ce luxe le fait vivre, que ce luxe lui est utile, que ce luge lui est nécessaire; il se dit qu'il souffre et que voilà des gens qui jouissent; il se demande pourquoi tout cela n'est pas à lui, il examine toutes ces choses, non avec sa pauvreté qui a besoin de travail et par conséquent besoin des riches, mais avec son envie. Ne croyez pas qu'il conclura de là : - Eh bien ! cela va me donner des semaines de salaires et de bonnes journées. - Non, il veut, lui aussi, non le travail, non le salaire, mais du loisir, du plaisir, des voitures, des chevaux, des laquais, des duchesses. Ce n'est pas du pain qu'il veut, c'est du luxe. Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s'il y touchait. Le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n'y a plus rien, rien pour personne. Ceci est plein de péril. Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu'il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements. » Victor Hugo, ici, a le courage de regarder le péril en face : « Les riches, écrit-il, sont en question dans ce siècle comme les nobles au siècle dernier. » Et il a aussi le courage de montrer la vanité des revendications dont il parle : ce n'est pas la pauvreté, c'est « l'envie » qui les dicte, et c'est à la richesse que la pauvreté s'en prend, sans se douter que, la richesse supprimée, « il n'y a plus rien pour personne 1. » En 1830, il avait eu une idée fort juste sur la nécessité d'instruire le peuple avant de lui donnez le droit de suffrage. « Les droits politiques doivent, évidemment aussi, sommeiller dans l'individu, jusqu'à ce que l'individu sache clairement ce que c'est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce que l'on en fait. Pour exercer, il faut comprendre. En bonne logique, l'intelligence de la chose doit toujours précéder l’action sur la chose. » Et il ajoutait : - « Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point (en 1830), éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c'est un devoir sacré pour les gouvernements de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l'émancipation de son pupille... La Chambre... doit être le dernier échelon d'une échelle dont le premier échelon est une école. » Il s'imagine que toute brutalité « se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes. » Humaniores litteræ. « Il faut faire faire au peuple ses humanités. Ne demandez pas de droits pour le peuple tant que le peuple demandera des têtes 2. » Après les événements de l'année terrible, il exprime de nouveau éloquemment le droit de l'individu devant les masses : Le droit est au-dessus de tout; …Tous ne peuvent rien distraire Ni rien aliéner de l'avenir commun… Le peuple souverain de lui-même, et chacun Son propre roi !... … Quoi ! l'homme que voilà qui passe, aurait mon âme ! Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété, Prendre, prostituer, vendre ma liberté ! Jamais… … Qui donc s'est figuré que le premier venu Avait droit sur mon droit ! qu'il fallait que je prisse Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice ! … Que je fusse forcé de me faire chaînon Parce qu'il plait à tous de se changer en chaîne ! … Car la science en l'homme arrive la première, Puis vient la liberté 1… D'ailleurs, tout en protestant ainsi au nom du droit, il n'en pardonne pas moins toujours au nom de la pitié : Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s'écroule L'onde, et ses millions de têtes à la foule ? Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin, Ses retours en arrière, à ce nuage humain, A ce grand tourbillon des vivants, incapable, Hélas ! d'être innocent comme d'être coupable ? A quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d'appui, Il est utile; … … tout germe et rien ne meurt. Dans les chutes du droit rien n'est désespéré 2. Après avoir montré comment Le peuple parfois devient impopulaire, il ajoute ce vers admirable : Personne n'est méchant, et que de mal on fait ! Pour lui, le remède aux révolutions n'est pas la sévérité de la répression, mais la fraternité en haut et l'instruction en bas. …Sans compter que toutes ces vengeances, C'est l'avenir qu'on rend d'avance furieux ! … Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs. Les opprimés refont plus tard des oppresseurs 3. Malheureusement, « il y a toujours plus de misère en bas que de fraternité en haut 1. » Que leur font nos pitiés tardives ? Oh ! quelle ombre ! Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ? Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ? L'un sait-il travailler et l'autre sait-il lire ? L'ignorance finit par être le délire, Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin, Et n'ont-ils pas eu froid ? et n'ont-ils pas eu faim 2? Pex urbis, s'écrie Cicéron en parlant du peuple; mob, ajoute Burke indigné ! Hugo leur répond : - « Tourbe, multitude, populace; ces mots-là sont vite dits. Mais soit. Qu'importe ? qu'est-ce que cela me fait qu'ils aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire; les abandonnerez-vous pour cela ? leur ferez-vous de leur détresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrer ces masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! Lumière ! lumière... Ces pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres peuvent être employés à la conquête de l'idéal... Ce vil sable que vous foulez aux pieds, qu'on le jette dans la fournaise, qu'il y fonde et qu'il y bouillonne, il deviendra cristal splendide; et c'est grâce à lui que Galilée et Newton découvriront les astres. » Hugo conclut que « les deux premiers fonctionnaires de l'État, c'est la nourrice et le maître d'école 3. » Il se persuade que « L'éducation sociale bien faite peut toujours tirer d'une âme, quelle qu'elle soit, l'utilité qu'elle contient 4 ». Un jour, dit-il en parlant d'un de ses héros, « il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties; il regarda ce tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit : - C'est mort. Cela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. Quand l'ortie est jeune, la feuille est un légume excellent; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d'ortie vaut la toile de chanvre... C'est du reste un excellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que faut-il à l'ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture... Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes ressemblent à l'ortie ! - Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs 5. » Malgré son esprit chimérique, Hugo a sur l'histoire quelques vues justes : « Les historiens qui n'écrivent que pour briller, dit-il, veulent voir partout des crimes et du génie; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En général, c'est une occupation amusante de rechercher les véritables causes des événements; on est tout étonné en voyant la source du fleuve; je me souviens encore de la joie que j'éprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhône... - Ce qui me dégoûte, disait une femme, c'est que ce que je vois sera un jour de l'histoire. – Eh ! bien, ce qui dégoûtait cette femme est aujourd'hui de l'histoire, et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu'en conclure ? Que les objets grandissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu'ils s'éloignent 1. » Napoléon d'une part, la Révolution de l'autre, étaient deux types épiques, l'un individuel, l'autre collectif, qui devaient s'imposer naturellement à l'imagination d'un poète, mais ces deux types grandirent dans son cerveau, à mesure que son génie même grandissait; et cette sorte de croissance invincible a fini par produire des images gigantesques et déformées, en dehors de toute réalité. Voyez, par exemple, le cri de Vive l'Empereur poussé dans les Misérables à la face du ciel étoilé, et certaines pages de Quatre-vingt-treize sur la Révolution. - « Il y a, disait Hippocrate, l'inconnu, le mystérieux, le divin des maladies, quid divinum. » Ce qu'il disait des maladies, Hugo le dit des révolutions 2. Il eut le tort de partager ce que la critique anglaise a appelé la vue mystique et surnaturelle de la Révolution française. Comme Michelet, il était porté à adorer le peuple; mais adorer n'est pas flatter, et on ne peut confondre un rêveur avec un courtisan vulgaire 3. Hugo dit d'un de ses héros, M. Mabeuf, que ses habitudes d'esprit avaient le va-et-vient d'une pendule. Une fois monté par une illusion, il allait très longtemps, même quand l'illusion avait disparu. « Une horloge ne s'arrête pas court au moment précis où on en perd la clef. » Le peuple est tout à fait comparable à M. Mabeuf, et Hugo lui-même au peuple : ni les uns ni les autres n'ont su arrêter à temps leurs illusions. Pourtant, chose remarquable, ce partisan idolâtre de la Révolution n'a jamais été en fait un révolutionnaire. « Supprimer est mauvais, dit-il. Il faut réformer et transformer 4. » « N'apportons point la flamme là où la lumière suffit. » « Il faut que le bien soit innocent 5. » Une minute peut blesser un siècle, hélas 6! Selon Hugo, dans notre société, c'est la femme et l'enfant qui souffrent le plus. - « Qui n'a vu que la misère de l'homme n'a rien vu, il faut voir la misère de la femme; qui n'a vu que la misère de la femme n'a rien vu, il faut voir la misère de l'enfant. » On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation européenne; c'est une erreur, répond Hugo : il existe toujours; « mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution. » Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la lèvre inférieure des vierges sages regardant les vierges folles. « Cet antique mépris des vestales pour les ambubaïes, dit Hugo, est un des plus profonds instincts de la dignité féminine 1... » Quand il parle de la hardie fille des rues, Eponine : « Sous cette hardiesse, dit-il, perçait je ne sais quoi de contraint, d'inquiet et d'humilié. L'effronterie est une honte 2 ». A peu d'exceptions près, toutes les héroïnes de V. Hugo sont peintes dans ces quelques lignes : « Elle avait dans toute sa personne la bonté et la douceur..., pour travail de se laisser vivre, pour talent quelques chansons, pour science la beauté, pour esprit l'innocence, pour cœur l'ignorance... Il l'avait élevée plutôt à être fleur qu'à être femme 3. » Hugo a d'ailleurs compris et admirablement exprimé une des fonctions de la femme : « Ici-bas, le joli, c'est le nécessaire. Il y a sur la terre peu de fonctions aussi importantes que celle-ci : être charmant... Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous dise, c'est divin. » Il a aussi des peintures admirables du dévouement féminin, du dévouement de chaque jour : « Être aveugle et être aimé, c'est en effet, sur cette terre, où rien n'est complet, une des formes les plus étrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu'elle nous donne, et se dire : - puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son cœur, - voir, la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d'un être dans l'éclipse du monde, percevoir le frôlement d'une robe comme un bruit d'ailes, l’entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant; manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d'autant plus puissant qu'on est plus infirme... peu de félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aimé malgré soi-même; cette conviction, l'aveugle l'a... Ce n'est point perdre la lumière qu'avoir l'amour. Et quel amour ! un amour entièrement fait de vertu. Il n'y a point de cécité où il y a certitude. L'âme à tâtons cherche l'âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne; une bouche effleure votre front, c'est sa bouche; vous entendez une respiration tout près de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son culte jusqu'à sa pitié, n'être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la Providence et pouvoir la prendre dans ses bras : Dieu palpable, quel ravissement !... Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l'univers évanoui. On est caressé avec de l'âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré 4... Plus d'une observation fine se mêle à tant de divagations qu'on lui a mainte fois reprochées : « Le premier symptôme de l'amour vrai chez un jeune homme, c'est la timidité; chez une jeune fille, c'est la hardiesse. » Une vieille fille, selon lui, peut bien réaliser l'idéal de ce qu'exprime le mot respectable; « mais il semble qu'il soit nécessaire qu'une femme soit mère pour être vénérable 1. » V. Hugo a été un des premiers à attirer l'attention sur les vices de notre régime pénitentiaire actuel et à montrer que les prisons, telles qu'elles sont actuellement organisées, constituent de vraies écoles de crime. « Quel nom les malfaiteurs donnent-ils à la prison ? le collège. Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot 2. » C'est un homme à la mer ! Le navire ne s'arrête pas, ce navire-là a une route qu'il est forcé de continuer; il passe. L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface; sa misérable tête n'est plus qu'un point dans l'énormité des vagues. Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. « Quel spectre que cette voile qui s'en va ! Il la regarde... Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres... Maintenant, que s'est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c'est fini... O marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi !... O mort morale !... » Victor Hugo ne veut point consentir à cette mort, à cette sorte de damnation sociale. Il ne concède pas à la loi humaine « je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on veut, de constater des démons ». On a comparé Hugo à une force de la nature, en raison de sa puissance d'imagination; mais c'était plutôt encore une force de l'humanité. S'il avait pu avoir, sans préjudice pour son imagination même, une plus complète éducation scientifique et plus de raison politique, il eût réalisé le type de la plus haute poésie : celle où toutes les idées métaphysiques, religieuses, morales et sociales, prennent vie et se meuvent sous les yeux, parlent tout ensemble à l'oreille et au cœur. La mission sociale de la poésie est à ce prix. Les qualités et les défauts de Victor Hugo en sont, selon nous, une démonstration éclatante. Sans chercher un but extérieur à elle, sans prétendre à l'utilité proprement dite, la grande poésie ne saurait pourtant être indifférente au fond des idées et des sentiments, elle ne saurait être une forme pure : elle doit être l'indivisible union du fond et de la forme dans une beauté qui est en même temps vérité. Quand elle y atteint, elle a atteint par cela même sa mission morale et sociale : elle est devenue une des plus hautes manifestations de la sociabilité dans le monde spirituel et une des principales forces qui assurent le progrès humain. Le vrai poète, a dit Ronsard, doit être « épris d'avenir ». Il est des génies qui nous arrêtent au passage, parce qu'ils résument les temps, parce qu'ils ont même des paroles d'éternité : Ad quem ibimus ? disait Jean à Jésus, verba vitæ æternæ habes. Deuxième partie: Les applications. Évolution sociologique de l’art contemporain. CHAPITRE QUATRIÈME L'introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie contemporaine (suite). LES SUCCESSEURS D'HUGO I. Sully-Prudhomme. II. Leconte de Lisle. III. Coppée. IV. Mme Ackermann. V. Une parodie de la poésie philosophique. les Blasphèmes. Table des matière-2 Deuxième partie: chapitre IV: “L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie contemporaine (suite). Les successeurs d’Hugo.” |
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