V
Une parodie de la poésie philosophique; les Blasphèmes
Table des matière-2 Un autre poète, ayant pensé que ni Leconte de Lisle ni Mme Ackermann n'avaient épuisé la veine, a écrit un volume entier d'anathèmes et a prétendu mettre le matérialisme en vers. Nous ne parlerions pas des Blasphèmes si on n'avait point représenté ce livre comme un « poème philosophique », et si, à l'étranger, on n'avait pas pris au sérieux les Blasphèmes comme un « signe des temps 1 ». Dans son « sonnet liminaire », M. Richepin s'érige lui-même en profond philosophe et, s’adressant avec dédain au « bourgeois » : Ici tes bons gros sous seraient mal dépensés,
Ici tu trouveras de sévères pensers
Qui doivent être lus ainsi qu'un théorème.
L'âpre vin que j'ai fait aux monts d'où je descends
N'est pas pour des palais d'enfants lécheurs de crème,
Mais veut des estomacs et des certsaux puissants. Le poète présente modestement son œuvre comme la « Bible de l'Athéisme 2! » Les apologistes de la foi sous toutes ses formes, - foi morale à la façon de Kant ou foi proprement religieuse, - les criticistes comme les adeptes des religions protestante ou catholique, ont été heureux du renfort que semblait leur apporter cette « bible », si propre à produire le dégoût pour le nouveau Credo de la science. L'affectation, souvent assez inutile, d'une certaine dose d'incrédulité constitue universellement aujourd'hui une marque de distinction qu'on recherche, de même qu'on recherchait autrefois pour la même raison une affectation de foi religieuse. Cela tient à ce que l'aristocratie vraie, qui est un objet d'imitation servile de la part des foules, est aujourd'hui composée des savants ou des artistes, nécessairement incrédules; autrefois l’aristocratie était composée d'hommes qui partageaient les préjugés religieux, qui leur empruntaient d'ailleurs une partie de leur autorité et qui avaient intérêt à s'appuyer sur eux. Après tout, l'incrédulité est devenue chose assez banale; mais ce qui est un moyen toujours ancien et toujours nouveau de succès, c'est le scandale. Le livre des Blasphèmes s'ouvre par un premier sonnet intitulé : Tes père et mère. C'est en effet pour ses père et mère que le poète a réservé ses premiers outrages. Il nous décrit, à sa façon, la méditation du génie de l'espèce dont sa propre vie est sortie. Nous ne citons que les vers à peu près lisibles : Tes père et mère...
Voici la chose ! C'est un couple de lourdauds,
Paysans, ouvriers, au cuir épais, que gerce
la noir travail; ou bien des gens dans le commerce,
Le monsieur à faux-col et la vierge à bandeaux.
Mais quels qu'ils soient, voici la chose. Les rideaux
sont tirés …
…
Et c'est ça que le prêtre a béni ! Ça.,qu'on nomme
Un saint mystère ! Et c'est de ça que sort un homme !
Et vous voulez me voir à genoux devant ça !
Des père et mère, ça ! C'est ça que l'on révère !
Allons donc ! On est fils du hasard qui lança
Un spermatozoïde aveugle dans l'ovaire. Telles sont les révélations scientifiques de ce nouveau Lucrèce sur la paternité du « Hasard » et sur le mépris qu'un fils doit à ses parents. Les apologistes des religions ont naturellement tiré parti de ces doctes théories : « La jouissance, dit M. Edmond Clay, si elle n'est sanctifiée par la sagesse, est en effet chose vile; et, si les parents n'avaient d'autre titre que celui-là au respect de leurs enfants, c'est au mépris de leurs enfants qu’ils auraient logiquement droit. » - Mais, répondrons-nous, les autres titres au respect et à l'affection ne manquent pas, sans qu'on ait besoin de les demander à « la sagesse » ; il n'y a rien de méprisable dans l'amour même qui unit deux êtres, et qui a en vue de perpétuer dans un autre être toutes les qualités supérieures de la race humaine. En vérité, M. Richepin a trouvé moyen de calomnier le matérialisme et l'athéisme; les prétendues conclusions qu'il tire de ces systèmes sont aussi burlesques au point de vue de la science qu'elles sont odieuses au point de vue moral et social. On devine maintenant de quelle façon le « Père » céleste sera traité par le «fils du Hasard. » Quoique M. Richepin se vante ici de prophétiser et de détruire d'avance même les dieux futurs, on peut dire de lui ce qu'il a dit lui-même d'un autre poète : il est Un écho qui croit être un prophète. Il n'en est pas moins intéressant de retrouver dans ses vers des formules matérialistes qu'il croit neuves et qui sont bien vieilles. Pour lui, c'est le hasard qui est le véritable auteur du monde; du hasard naissent des combinaisons plus ou moins passagères, qui sont des habitudes; ces habitudes, nous les prenons pour des lois; mais il n'y a point de lois véritables, et, de même qu'il n'y a point de fins ou de buts, il n'y a point de causes : Nature, tu n'es rien qu'un mélange sans art :
Car celui qui te crée a pour nom le hasard.
Lui seul se trouve au fond de l'être et de la chose.
Ses caprices n'ont point de but et point de cause.
…
Que m'importent ton ordre apparent et tes lois,
Ces lois que l'on croyait divines autrefois,
Et qui sont simplement une habitude prise ?
…
Les causes et les lois te tiennent prisonnier,
Les causes et les lois, c'est ce qu'il faut nier,
Si tu ne veux pas croire en Dieu,....
Descends au fond de la négation. Cherche, ose
Formuler ta pensée et prendre le hasard
Pour unique raison de ce monde sans art 1. M. Richepin s'est ici borné à traduire en vers un livre qu’il a lu, sans doute, ou parcouru quand il était à l’École normale, -- l'étude de Taine sur le Positivisme anglais et sur Stuart Mill. « En menant l'idée de Stuart Mill jusqu'au bout, dit Taine, on arriverait certainement à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison, ni leur existence. Ils seraient de pures données, c'est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n'en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n'en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions par exemple, qui, selon le hasard de deux facteurs primitifs, tantôt s'étaient, tantôt ne s'étalent pas en périodes régulières 1. » Les formules de Taine sont bien supérieures à celles de M. Richepin. Il y a toutefois erreur, - disons-le en passant, - à croire que Démocrite admettait le hasard. C'est la Nécessité, l'Ανάγχη qu'il érigeait en principe universel; Épicure, au contraire, introduisit le hasard pour pouvoir introduire la liberté 2. De nos jours, les partisans de la contingence dans le monde, M. Renouvier, M. Boutroux, applaudissent à tous les arguments dirigés contre la nécessité ou, de son nom moderne, le déterminisme; eux aussi voient volontiers dans les lois de simples habitudes, et c'est ce que M. Boutroux a lui-même soutenu. Il est donc juste de dire que M. Richepin, en croyant « aller plus loin que ses devanciers dans le matérialisme », ouvre au contraire la porte à l'idéalisme; car, si c'est l'habitude qui a tout fait, et si l'habitude n'est pas un résultat de lois mécaniques, elle ne peut plus être qu'un fait vital, une réaction de l'appétit, et il ne sera pas difficile de montrer dans l'appétit le fond même de la vie psychique. Quoi qu'il en soit, si M. Richepin a parfois trouvé quelques formules heureuses de la doctrine du hasard, - comme quand il compare l'appareil des causes et des lois à des Babels colossales de nuages, dont l'architecture n'est pas dans le ciel, mais dans nos pensées 3, - il n'a introduit dans le matérialisme, malgré ses prétentions à l'originalité, aucune idée nouvelle. Au reste, nous n'exigeons pas du poète l'originalité des idées philosophiques, mais nous lui demandons l'originalité du sentiment philosophique. Par malheur, chez M. Richepin, il n'y a de personnel et d'original que le degré de grossièreté auquel il a poussé le sentiment matérialiste 4.
Si quelque Veuillot eût voulu faire la satire du matérialisme et de l'athéisme, et, pour cela, en faire la parodie, il n’eût eu qu'à écrire les Blasphèmes, qui, d'ailleurs, rappellent par beaucoup de traits le style de Louis Veuillot. Au lieu de scandaliser, le livre fût du même coup devenu édifiant; il n'eût pas été pour cela plus démonstratif qu'il ne l'est. Il importe aux philosophes de ne pas laisser certains littérateurs duper le public en lui faisant croire que la science actuelle, ou même que la philosophie naturaliste à laquelle elle semble tendre, ait les conséquences immorales et antisociales que les Veuillot ou les Richepin veulent en tirer. L'idéal ne perd pas sa vérité et sa beauté parce qu'on cesse de lui accorder une existence en dehors du cœur de l'homme et de le personnifier dans un homme agrandi. La nature ne cesse pas d'être belle parce qu'elle n'a point été créée en six jours. La raison ne cesse pas d'avoir raison parce qu'elle a attendu l'homme pour prendre conscience d'elle-même. La famille et la société humaine ne cessent pas d'être saintes parce qu'on a montré dans l'amour paternel, dans l'amour filial, dans les sympathies de l'homme pour l'homme le produit d'une longue évolution qui, de l’égoïsme bestial, a fait sortir un altruisme déjà en germe jusque chez la bête. Aux yeux mêmes de la science, il y a de la vérité, et non pas seulement de l'illusion, dans l'amour de la mère pour son enfant ou de l'enfant pour sa mère : toutes les découvertes sur les spermatozoaires n'y feront rien. Quelle que soient l'origine de la conscience et de la sensibilité, la souffrance est toujours la souffrance, la joie est toujours la joie, l'amour est toujours l'amour. On a mis en parallèle la rhétorique de M. Richepin et la rhétorique du baron d’Holbach. Certes, l'invocation qui termine le Système de la nature a vieilli et nous fait sourire, mais elle est en somme moins fausse philosophiquement que tous ces blasphèmes qui vieilliront plus vite encore et feront bientôt hausser les épaules à nos descendants. « Vertu, raison, vérité, disait d'Holbach, soyez à jamais nos seules divinités... Écartez pour toujours et ces fantômes hideux et ces chimères séduisantes qui ne servent qu'à nous égarer. Inspirez du courage à l'être intelligent, donnez-lui de l'énergie; qu'il ose enfin s'aimer, s'estimer, sentir sa dignité; qu'il ose s'affranchir, qu'il soit heureux et libre; qu'il ne soit jamais l'esclave que de vos lois; qu'il perfectionne son sort; qu'il chérisse ses semblables... Qu'il apprenne à se soumettre à la nécessité; conduisez-le sans alarmes au terme de tous les êtres ; apprenez-lui qu’il n'est fait ni pour l'éviter ni pour le craindre. » Telle était la « prière de l'athée » au dix-huitième siècle. M. Richepin nous a donné la sienne, qui est un des meilleurs morceaux de son livre : J'ai fermé la porte au doute,
Bouché mon cœur et mes yeux,
Je suis triste et n'y vois goutte.
Tout est pour le mieux. A mes désirs de poète
J'ai dit d'éternels adieux,
J'ai du ventre et je suis bête.
Tout est pour le mieux. J'ai saisi mon dernier rêve,
Entre mes poings furieux,
Voilà le pauvret qui crève.
Tout est pour le mieux. J'ai coupé l'aile et la patte
Aux amours. Mes oiseaux bleus
Sont manchots et culs-de jatte.
Tout est pour le mieux. Dans le trou, pensée altière,
Maintenant je suis joyeux,
Joyeux comme un cimetière.
Tout est pour le mieux. Dans le temps et dans l'espace
Je ne suis, insoucieux,
Qu'un paquet de chair qui passe.
Tout est pour le mieux. Que m'importe le mystère
De l'être épars dans les cieux ?
J'ai le cerveau plein de terre.
Tout est pour le mieux. Non, tout n'est pas pour le mieux dans ce monde, mais tout n'y est pas non plus pour le pis, tout n'y est pas méprisable, et le « paquet de chair qui passe » n'en a pas moins pensé, senti, aimé. En tant que phénomène « sociologique », le succès de ces vers funambulesques, présentés comme une « philosophie par ceux qui trouvent que Victor Hugo n'a pas d’idées, serait inquiétant pour l'avenir de notre pays, si les Français n'étaient aussi prompts à oublier ce qu'ils ont applaudi que les enfants à oublier la parade de la foire devant laquelle ils ont battu des mains. La poésie, à notre époque, cherche sa voie, et, d'instinct, elle la cherche dans la direction des idées philosophiques, scientifiques, sociales. Elle trouvera sans doute ce qu'elle cherche quand elle se sera délivrée de tout ce que le romantisme eut de faux : l'affectation et la déclamation, l'amplification, la recherche de l'effet et du succès, la subordination des idées aux mots et aux rimes, du fond à la forme, bref, le manque fréquent de sincérité. Le réalisme pessimiste d'aujourd'hui, chez beaucoup d'écrivains, n'est ni plus vrai en soi, ni plus sincère chez ses apôtres que le pseudo-idéalisme de certains romantiques. La période de transition que nous traversons a été appelée un « interrègne de l'idéal » ; cet interrègne ne saurait durer toujours. Musset a dit : « Tout ce qui était n'est plus; tout ce qui sera n'est pas encore. Ne cherchez point ailleurs le secret de nos maux. »
Deuxième partie: Les applications. Évolution sociologique de l’art contemporain.
CHAPITRE CINQUIÈME
Le style, comme moyen d'expression et instrument de sympathie. Évolution de la prose contemporaine.
I. Le style et ses diverses espèces. Le principe de l'économe de la force et le principe de la suggestion poétique.
II. L’image.
III. Le rythme. - Évolution poétique de la prose contemporaine. Raisons littéraires et sociales de cette évolution.
Table des matière-2
Deuxième partie: chapitre V: “Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. Évolution de la prose contemporaine.”
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