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I




Le style et ses diverses espèces.



Table des matière-2
Dans la théorie du style on peut prendre pour principe le caractère éminemment social du langage, qui est le moyen de communiquer à autrui ses idées et ses sentiments. Mais, de ce principe, faut-il conclure que la loi suprême du style soit le maximum de facilité et d' « efficacité » dans la com­munication des pensées et émotions 1. La ligne droite idéale est le plus court chemin d'un point à un autre; le style idéal est-il aussi le plus court chemin d'un esprit à un autre ? Partant de cette conception mathématique et mécanique, Spencer appelle le langage une machinery pour la commu­nication mutuelle, et il ne voit plus dans les lois du style que les applications de la loi qui veut qu'on produise le maximum d'effet avec la moindre dépense de force. La grande force à ménager, ici, c'est l' « attention » de l'auditeur : la perfec­tion du style, c'est de faire comprendre et sentir avec le mini­mum d'attention. La conception mécanique du style se change ainsi, comme on pouvait s'y attendre chez un Anglais, en une conception utilitaire; le comfort du lecteur ou de l'auditeur, pour ne pas dire sa paresse, devient le régulateur de l'écrivain : faire tout saisir en peu de temps, voilà le but, time is money. C'est le calcul arithmétique de Bentham transporté de la mo­rale dans l'esthétique. Spencer va jusqu'à dire que « le grand secret, sinon le seul, de l'art de composer, c'est de réduire les frottements du véhicule au minimum possible ». Pour vé­rifier cette théorie, Spencer cite, entre autres exemples, la place de l'adjectif en anglais, qui précède toujours le sub­stantif. Il trouve conforme à sa règle de dire « un noir che­val » et non pas un cheval noir. La raison qu'il en donne est curieuse. Si je dis un cheval noir, pendant que je prononce le mot cheval, vous vous êtes déjà figuré un cheval, et, comme la plupart des chevaux sont bais bruns, il est probable que vous vous serez représenté un cheval bai brun; or, pas du tout, l'adjectif vous apprend qu'il est noir ; vous voilà donc obligé de corriger votre représentation, et vous avez ainsi dépensé de la peine inutile entre le mot cheval et le mot noir ! Au contraire, dans cette infaillible langue anglaise, on vous fait d'abord concevoir quelque chose de noir en général, puis ce noir prend la forme d'un cheval; vous n'avez donc point dé­pensé d'attention en vain. Quod erat demonstrandum. - Par malheur, même en acceptant ce principe, la démonstration est insuffisante; la personne pressée de se représenter quelque chose derrière chaque mot, si vous lui parlez de noir, aura le temps de voir un nègre, un morceau de charbon, la nuit, etc. ; et pas du tout, c'est d'un cheval qu'il s'agit : elle sera donc aussi bien attrapée. La vérité est, selon nous, qu'il est excellent de pouvoir dire, comme en français, tantôt un che­val noir, tantôt un noir cheval, ou, pour prendre un autre exemple de Spencer, tantôt : la Diane d’Éphèse est grande, ou Grande est la Diane d’Éphèse. A propos de ce second exemple, Spencer est plus heureux : il remarque que le mot grande, placé au début, éveille les associations d'idées vagues et émouvantes attachées à tout ce qui est grand et majestueux : « L'imagination est donc préparée à revêtir d'attributs nobles ce qui suivra. » A la bonne heure; mais ce qu'il en faut conclure, c'est que la place du mot dépend de l'effet qu'on veut produire et de l'idée sur laquelle on veut insister. Il ne s'agit pas là d'écono­miser l'attention, mais d'attirer et de di­riger l'attention, ainsi que l'association des idées, en vue de l'intuition et de la perception.
On ne peut véritablement voir dans l'économie de l'attention qu'une règle aussi peu absolue que l'est, en général, celle de l'économie de la force. Au premier abord, ne semblerait-il pas logique, toutes les fois qu'on accomplit un travail, de n'avoir en vue que le moyen de le faire vite et bien, en dépensant le minimum de force ? Pourtant, une telle façon de procéder, qui nous assimilerait au rôle de machine, rendrait prodigieu­sement lourd tout fardeau à soulever. Si une fillette, sa cruche pleine sur la tête, s'arrête à babiller, non seulement elle oublie la cruche dans le moment présent, mais de plus, lorsqu'elle reprend sa marche dans la rue longue et tortueuse, c'est à peine si elle la sent peser, tout occupée qu'elle est encore de la distraction rencontrée au bas du che­min. Tant il est vrai que la force et le temps dépensés en vain, pour l'agrément, pour l'art, font accomplir les plus réels travaux et empêchent la fatigue de se produire trop tôt. Économiser l'attention n'est donc pas le but dernier d'un auteur, mais bien plutôt obtenir et retenir l'attention. Or, le style est précisément l'art d'intéresser, l'art de placer la pen­sée, comme on ferait d'un tableau, sous le jour qui l'éclaire le mieux, c'est l'art enfin de la rendre frappante, de la faire saillir en relief, et passer, pour tout dire, de l'auteur à autrui dans sa plénitude. En outre, un style qui, au lieu d'être simplement clair et impersonnel comme serait bien un filet d'eau, reflète une physionomie, nous fait comprendre et fina­lement partager (en une certaine mesure tout au moins) la façon de voir et d'interpréter les choses propre à un auteur; un tel style nous rapproche de l'auteur par cela même, nous amène à vivre de sa vie pendant quelques instants, et remplit de la sorte, au plus haut point, le rôle social attribué au langage.
Spencer applique aussi sa théorie aux figures de style, et d'abord à la « synecdoche ». Il vaut mieux dire, selon lui, une flotte de dix voiles qu'une flotte de dix navires, parce que le mot navire éveillerait probablement la vision des vaisseaux au bassin; le mot voile vous les montre en mer. - Soit, mais c'est encore là une bonne direction de l'attention et de l'associa­tion des idées, non pas seulement une économie d'attention. De même la métaphore est, selon lui, supé­rieure à la comparaison. Le roi Lear s'écrie :
Ingratitude, démon au cœur de marbre,
ce qui économise plus de temps et d'attention que de dire : « Ingratitude, démon dont le cœur est semblable au marbre. » Sans doute, il y a là plus de rapidité, mais il y a aussi autre chose : le mot semblable à vous empêcherait de prendre au sérieux l'image, il l'empêcherait même d'être visible et, par conséquent, vivante. Il faut, pour que cette métaphore soit poétique, que vous aviez devant les yeux un démon ayant un cœur de marbre, et non que, par une série de raisonnements, vous aboutissiez à conclure : 1° que l'ingratitude ressemble à un démon, parce qu'elle est méchante; 2° que son cœur res­semble à du marbre parce qu'il est froid et insensible. La poésie réalise des mythes, voilà la vraie raison qui rend d'ordinaire la méta­phore supérieure à la comparaison pour le poète : la métaphore est une vision, la comparaison est un syllogisme.
Une des meilleures applications esthétiques du principe de l'économie de la force, c'est la règle qu'on en peut déduire de ne pas dépenser la sensibilité du lecteur, de permettre au système nerveux et cérébral la réparation nécessaire après chaque dépense d'énergie et d'attention. Respirez longtemps une fleur, vous finissez par être insensible à son parfum. Après un certain nombre de verres de gin, le goût est émoussé. Tout exercice d'une fonction ou d'un sens l'épuise : « la prostration qui suit est en raison de la violence de l'ac­tion. » C'est pourquoi il est nécessaire d'introduire dans l'œuvre d'art gradation et variété. Nos poètes et romanciers contemporains oublient trop cette loi : leur style est perpé­tuellement tendu, leurs rimes perpétuellement riches, leurs images perpétuellement éclatantes et même violentes. Résul­tat : on est blasé au bout de deux pages. C'est l'effet de la musique continuellement bruyante : quand le maximum du forte a été atteint du premier coup, tout le reste a beau faire tapage, le seul moyen de frapper l'attention serait de faire un pianissimo.
En somme, le point de vue mécanique et le principe de « l'économie de la force » ont assurément leur importance en littérature. Le beau a ses conditions mathématiques et dynamiques, et la principale de ces conditions est la par­faite adaptation de la force dépensée par l'auteur au résul­tat obtenu : une bonne machine est celle qui a le moins de heurts ou de frottements; il y a longtemps qu'on a dit que la nature agit par les voies les plus simples, selon la loi de « la moindre action », qui devient, chez les êtres vivants et sentants, la loi de la moindre peine. Mais, si la fonction du langage est primitivement la simple communica­tion intellectuelle entre les hommes, le langage des arts, de la littérature, de la poésie, est autre chose qu'une machine à transmission d'idées, qu'une sorte de télégraphe à signaux rapides et clairs. Le caractère vraiment social du style littéraire et poétique consiste, selon nous, à stimuler les émotions selon les lois de l'induction sympathique, et à établir ainsi une com­munion sociale ayant pour but le sentiment commun du beau. Nous avons donc ici au moins trois termes en présence : l'idéal conçu et aimé par l'artiste, la langue dont l'artiste dispose, et enfin toute .la société d'hommes à laquelle l'artiste veut faire partager son amour du beau. Le style, c'est la parole, organe de la sociabilité, devenue de plus en plus expressive, acquérant un pouvoir à la fois significa­tif et suggestif qui en fait l'instrument d'une sympathie universelle. Le style est significatif par ce qu'il fait voir im­médiatement; suggestif par ce qu'il fait penser et sentir en vertu de l'association des idées. Tout sentiment se traduit par des accents et des gestes appropriés. L'accent est presque identique chez toutes les espèces : accent de la surprise, de la terreur, de la joie, etc. ; il en est de même du geste, et c'est ce qui rend immédiate l'interprétation des signes visibles; l'art doit reproduire ces accents et ces gestes pour faire pénétrer dans l'âme, par suggestion, le sentiment qu'ils expriment. Il n'est donc pas vrai que le style consiste seulement, comme dit Buffon, « dans l'ordre et le mouve­ment des pensées; » il faut ajouter à l'ordre et au mouvement le sentiment, seul moyen d'éveiller la sympathie. Nous ne sympathisons qu'avec l'homme : les choses ne nous arrivent et ne nous touchent que comme vision et émotion, comme interprétation de l'esprit et du cœur humains; et c'est pour cela que « le style est l'homme. » Le vrai style naîtra donc de la pensée et du sentiment mêmes; il en sera la parfaite et dernière expression, à la fois personnelle et sociale, comme l'accent de la voix donne leur sens propre aux paroles communes à tous. Les écrits qui man­quent de ce vrai style ressemblent à ces pianos mécaniques qui nous laissent froids, même lorsqu'ils répètent de beaux airs, parce que nous ne sentons point venir jusqu'à nous l'émotion et la vie d'une main humaine vibrant sur leurs cordes et les faisant vibrer elles-mêmes.
Le goût, nécessaire au style, est le sentiment immédiat de lois plus ou moins profondes, les unes créatrices, les autres régulatrices de la vie. L'inspiration du génie n'est pas seulement réglée, mais aussi constituée en grande partie par le goût même, qui, parmi les associations innom­brables que suscite le hasard, juge du premier coup, choisit. Écrire, peindre, sculpter, c'est savoir choisir. L'écri­vain, comme le musicien, reconnaît du premier coup dans la confusion de ses pensées ce qui est mélodieux, ce qui sonne juste et bien : le poète saisit tout, d'abord dans une phrase un bout de vers, un hémistiche harmonieux.
L'interprétation et l'application de ces lois générales du style varient d'ailleurs suivant les artistes et les œuvres. Ainsi, en musique, telles dissonances qui, isolées, seraient une cacophonie, trouvent leur justification dans une suite d'accords qui les résolvent. Si certaines règles sont im­muables, on n'aura jamais achevé d'en tirer toutes les con­séquences. Paraître déroger à une règle, c'est parfois l'étendre, la féconder par des applications nouvelles. Celui qui connaît le plus à fond les règles subtiles de son art est souvent celui qui a l'air de les observer le moins. C'est ainsi que Victor Hugo a perfectionné notablement notre mé­trique française, l'a coordonnée et systématisée au mo­ment où on l'accusait de la détruire.
Les vieux traités de rhétorique distinguaient le style simple du style sublime; ils oppo­saient le style simple au style figuré. Pourtant le style sublime n'est souvent qu'une forme du style simple : rien de plus simple que le « qu'il mourût » ; rien de plus simple que la plupart des traits sublimes de la Bible et de l’Évangile. D'autre part, le style simple est fort sou­vent figuré, par la raison qu'il n'est pas abstrait; plus une langue est populaire, plus elle est con­crète et riche en images; seulement ce ne sont pas des images cherchées, mais em­pruntées au réel. La métaphore et même le mythe sont essen­tiels à la formation du langage; ils sont la démarche la plus primitive de l'imagination. Faire des métaphores naturelles, empruntées au milieu où nous vivons habituellement (milieu qui va s'élargissant tous les jours pour l'homme des sociétés modernes), ce n'est pas sortir du simple. Le langage ordi­naire, dans son évolution, transforme les mots en vue de l'usage le plus commode; la poésie les transforme dans le sens de la représentation la plus vive et la plus sympa­thique; l'une a pour but la métaphore utile qui « économise l'attention » et rend plus facile l'exercice de l'intelligence; l'autre la métaphore proprement esthétique, qui multiplie la faculté de sentir et la puissance de sociabilité. Autre chose est donc le style purement scientifique et logique, autre chose le style esthétique. Le bon écrivain scientifique doit surtout employer ce procédé de Darwin qui., se sentant perdu dans des phrases tortueuses, s'arrêtait brusquement d'écrire pour se parler ainsi à lui-même : « Enfin, que veux-­tu dire ? » Alors sortait de son esprit une formule plus nette, où l'idée mère apparaissait débarrassée de toutes les incidentes qui la surchar­geaient et l'étouffaient. Le même procédé est applicable à tous les styles, maïs seulement comme moyen d'obtenir la première de ce qu'on peut. appeler les qualités sociales du lan­gage, qui est de faire sai­sir nos idées à tous. « La règle du bon style scientifique, dit Renan, c'est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l'abnégation absolue. Mais c'est là aussi la règle pour bien écrire en quelque ma­tière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s'oublie lui-même pour laisser parler le sujet. » Et plus loin : « Écrivain, certes, il l'était, et écrivain excellent, car il ne pensa jamais à l'être. Il eut la première qualité de l'écrivain, qui est de ne pas songer à écrire. Son style, c'est sa pensée elle-même, et, comme cette pensée est toujours grande et forte, son style aussi est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excellente que celle du savant, car elle repose sur la justesse du style vrai, sobre, proportionné à ce qu'il s'agit d'exprimer, ou plutôt sur la logique, base unique, base éternelle du bon style. » La logique est en effet la base, et, dans les ouvra­ges purement scientifiques; elle est presque tout; mais, dans l'œuvre d'art, elle est insuffi­sante.
Si le style n'avait pour but que l'expression logique et « économique » des idées, l'idéal du style serait la langue uni­verselle et impersonnelle rêvée par quelques savants. Or, une vraie langue est une langue dans laquelle on pense avant même de parler, et on ne pense que dans une langue qu'on s'est assimilée dès l'enfance, qui a une littérature, un style propre, quelque chose de national dont vous vous êtes péné­tré. Une langue, comme on l'a dit, ne se constitue que d'idio­tismes : idiotismes de mots, idiotismes de locutions, idiotismes de tournures. Si on traduisait mot à mot ces idiotismes dans une langue universelle, on cesserait d'être compris; il faudrait donc modifier non plus son langage, mais sa manière même de penser, écarter de soi tout ce qu'il y a d'individuel, géné­raliser ses impressions mêmes et leur enlever leur préci­sion. C'est là tout un travail, qui n'aboutirait en somme qu'à défigurer la pensée en lui ôtant à la fois sa vivacité et sa vie. Les partisans d'une langue universelle ressem­blent à des mathématiciens voulant substituer l'algèbre à l'arithmétique pour les opérations les plus simples, et poser en équation, deux et deux font quatre et six font dix.
Le style purement logique ne s'efforce que d'introduire la suite dans les idées; le style poétique ou littéraire s'ef­force d'y introduire l'organisation, l'équilibre et la pro­portion des êtres vivants. L'un pourrait représenter son idéal sous la figure d'une chaîne linéaire, l'autre d'une fleur qui s'épanouit en courbes de toutes sortes. Pour éveiller la sympathie chez le lecteur au gré de l'écrivain la phrase doit être vivante; or, un être vivant n'est pas une suite d'éléments juxtaposés, c'est un ensemble fait de parties dis­semblables et unies par une mutuelle dépendance; la phrase est donc un organisme. Tout membre de phrase se dif­férencie du précédent ou du suivant, soit qu'il s'y oppose et le restreigne, soit qu'il le complète ou le confirme en le répétant sous une forme plus vive; chaque membre de phrase a son individualité propre, à plus forte raison chaque phrase. Il y a même d'ordinaire certains rapports de proportion entre la longueur de la phrase et la puissance de l'idée ou du sentiment. Un membre de phrase plus long contient souvent une idée ou une image plus forte ou plus importante. Un membre de phrase court peut contenir, soit une idée de moindre valeur, soit une idée frappante qui prendra un relief d'au­tant plus grand qu'elle sera rendue en moins de mots. Balzac dit, dans une simple parenthèse : - « Car on hait de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. »
Veut-on des exemples de la phrase inorganisée, amorphe, qu'on lise Auguste Comte. Veut-on des exemples d'une organisation déséquilibrée par trop de recherche et de préten­tion : on en trouvera dans les mauvaises pages d'Alphonse Daudet, qui a su pourtant, en maint en­droit, animer la phrase d'une vie sympathique. Il y a aussi une certaine manière d'écrire qu'on peut ap­peler le style abandonné; elle laisse les idées et les images se succéder au hasard des événements ou des associations habituelles : c'est le style du récit; c'est la vraie prose, celle de M. Jourdain. Le style abandonné, courant au hasard des événements, peut d'ailleurs devenir lui-même grandiose par contraste, lorsque les événements qu'il suit sont eux-mêmes très grands, et que de plus ils s'enchaînent de manière à produire la suprême logique, celle de la réalité, et la suprême proportion, la proportion mouvante de la vie.
Le style oratoire est proche du style poétique, avec cette différence que l'orateur compte sur la distraction des audi­teurs, et le poète sur la concentration de leur attention. La phrase d'un discours est faite pour qu'on n'en pèse pas tous les mots dans la rapidité du débit, pour que les idées essentielles soient seules mises en relief par des mots sail­lants. L'éloquence nous donne, par l'improvisation, le plaisir particulier d'assister sympathiquement au travail même de la pensée, à l'élaboration parfois plus ou moins pénible de la phrase, à la naissance de l'idée pétrie dans les mots : c'est ce plaisir royal qu'éprouva Louis XIV à voir sortir du marbre sa propre figure taillée par Coysevox sans ébauche préalable. Le style oratoire est complété par le geste et la diction, qui y introduisent déjà les articulations et le rythme, deux carac­tères essentiels de la vie organisée. L'éloquence est rythmée par le débit même, de façon à produire ainsi la vibration sympathique et à faire partager tous les sentiments de l'ora­teur.

Quant au style poétique et proprement esthétique, qui mérite une étude particulière, il est d'abord une éloquence réduite au cœur et à la moelle, débarrassée de toutes les conventions que réclame le milieu oratoire, ramenée à l’image, au rythme et à l'accent, choses relative­ment intem­porelles et qui varient le moins dans les milieux les plus divers. Mais le poétique du style n'est pas seulement dans les images, le rythme et l'accent : il est aussi, il est surtout dans le caractère expressif et suggestif des paroles. En général, le poétique n'est pas la même chose que le beau; la beauté réside surtout dans la forme, dans ses proportions et son harmonie, le poétique réside surtout dans ce que la forme exprime ou suggère, plutôt qu'elle ne le montre. Le beau est dans ce qui se voit, le poétique dans ce qui ne se laisse qu'entrevoir. La demi-ombre des bois, la clarté adoucie du crépuscule, la lumière pâle de la lune sont poétiques, précisément parce qu'elles éveillent une multitude d'idées ou de sentiments qui enveloppent les objets comme d'une auréole. En d'autres termes, les lois de l'association des idées jouent le rôle prin­cipal dans la production de l'effet poétique, tandis que les lois de la sensation et de la représentation directe prédominent dans la production du beau proprement dit. On ne peut donc pas juger le style uniquement sur ce qu'il dit et montre, mais encore et surtout sur ce qu'il ne dit pas, fait penser et sentir. Dans les harmonies morales du style, ce n'est pas seu­lement le son principal et dominant qu'il faut considérer; ce sont encore et surtout les harmoniques qui ajoutent au son principal leur accompagnement et ainsi lui donnent ce carac­tère expressif par excellence, mais indéfinissable : le timbre. Il y a des timbres de voix qui charment, et d'autres qui déplaisent, qui irritent même : il en est ainsi dans le style. Quand un écrivain a dit clairement ce qu'il voulait, et s'est fait comprendre du lecteur avec le minimum d'attention et de dépense intellectuelle, il reste encore à savoir, outre ce qu'il a dit, ce qu'il a fait éprouver; il reste à apprécier le timbre de son style, qui peut émouvoir et qui peut aussi laisser froid, qui peut même irriter comme certaines espèces de voix ou cer­taines espèces de rires. La poésie dépend des retentissements de la parole dans l'esprit de l'auditeur, de la multitude et de la profondeur des échos éveillés : dans la nature, les échos qui vont résonnant et mourant sont poétiques par excellence; il en est de même dans la pensée et dans le cœur.
On a donc eu raison de dire que ce qui fait le charme poé­tique de la beauté même, c'est ce qui en dépasse la forme finie et éveille plus ou moins vaguement le sentiment de l'infini, par cela même celui de la vie, qui enveloppe toujours pour nous quelque chose d'insondable comme une infinité 1. Dans une machine, « le nombre des rouages est déterminé, connu de nous; et leurs relations sont pareillement déterminées, réduites à des théorèmes de mécanique dont la solution est trouvée. Tout y est à jour pour l'entendement; tout y est décomposé en un nombre fini de parties élémentaires et de rapports entre ces parties. Dans l'être vivant, au contraire, chaque organe est formé d'autres organes qui, comme dit Leibniz, s'enveloppent les uns les autres et vont à l'infini. » Chaque être vivant est une société de vivants. D'où il suit que la vie est pour nous un infini numérique où se perd la pensée. « D'autre part, les associa­tions et relations d'idées sans nombre que l'objet vivant éveille en nous, ou qu'il nous fait entrevoir confusément sous l'idée actuellement dominante, sont comme l'image intellectuelle de sa propre infinité. Comparez un œil de verre et un œil vivant : derrière le premier, il n'y a rien; le second est pour la pensée une ouverture sur l'abîme sans fond d'une âme humaine... Toute vraie beauté est, soit par elle-même, soit par ce que nous mettons de nous en elle, une infinitude sentie ou pressentie 2. »
Cette théorie de l'infinité évoquée par les formes mêmes du beau nous semble un correctif nécessaire de la théorie méca­nique de Spencer, car, au lieu de voir surtout dans le style une économie à réaliser, elle y voit une prodigalité à intro­duire. Le style est poétique quand il est évocateur d'idées et de sentiments; la poésie est une magie qui, en un instant, et derrière un seul mot, peut faire apparaître un monde. On ne doit donc économiser l'attention de l'audi­teur que pour lui faire dépenser le plus possible sa sensi­bilité en faisant vibrer son âme entière. Ainsi, dans la ren­contre d’Énée et de Didon aux enfers,
... Agnovitque per umbram

Obscuram, qualem primo qui surgere mense

Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam,
cette vision incertaine de la lune cachée à travers les nuages, comparée à la vision de l'amante dans l'ombre épaisse des enfers, est poétique par tout ce qu'elle évoque et de souvenirs nocturnes et de souvenirs d'amours passées. Dans l'enfer de Dante, quand l'amant de Françoise montre le livre échappant à leurs mains et ajoute : Ce jour-là nous ne lûmes pas davan­tage, - ces mots voilés, par tout ce qu'ils laissent entrevoir d'amour dans le lointain du passé, ont plus de poésie qu'une description éclatante et enflammée. Pour peindre Marathon, Byron se contente de dire :
Les montagnes regardent vers Marathon,

Et Marathon regarde vers la mer.
The mountains look on Marathon,

And Marathon looks on the see.
Vous voyez aussitôt surgir, dans ses grandes lignes simples, tout le paysage; et en même temps surgissent tous les sou­venirs héroïques qui ont la même simplicité dans la même grandeur.
Le symbolisme est un caractère essentiel de la vraie poésie ce qui ne signifie et ne représente pas autre chose que soi­-même n'est pas vraiment poétique. S'il y a une sorte d’égoïsme des formes qui fait qu'elles vous disent seulement moi, sans vous faire rien penser au delà d'elles-mêmes, il y a aussi une sorte de désintéressement et de libéralité des formes qui fait qu'elles vous parlent d'autre chose qu'elles-mêmes et, par delà leurs contours, vous ouvrent des horizons sans limites. C'est alors seulement qu'elles sont poétiques. Alors aussi elles ne sont plus purement matérielles: elles prennent un sens intellec­tuel, moral et même social; en un mot, elles deviennent des symboles. Pour leur donner ce caractère, il n'est besoin d'in­troduire dans le style ni l'allégorie précise des anciens, ni le vague de certains modernes qui croient qu'il suffit de tout obscurcir pour tout poétiser, ou de supprimer les idées pour avoir des symboles. C'est par la profondeur de la pensée même et de l'émotion qu'on donne au style l'expression sym­bolique, c'est-à-dire qu'on lui fait suggérer plus qu'il ne dit et qu'il ne peut dire, plus que vous ne pouvez dire vous­-même.
Pourquoi la poésie du dix-septième siècle, en somme, est­-elle si peu poétique ? - C'est qu'elle est trop logique et trop géométrique; la « raison » y domine tellement, y répand une clarté si uniforme, si extérieure, si superficielle, qu'il n'y a plus d'arrière-plans, plus de pers­pectives fuyantes, plus le moindre mystère. Ce sont bien vraiment les jardins de Versailles : tout est régulier, correct, souvent beau, presque jamais poétique, d'autant plus que le sentiment de la nature, c'est-à-dire de la vie universelle débordant chaque être, est à peu près absent. Il n'y a guère de poétique au dix-septième siècle, en dehors des beaux vers de La Fontaine, que la prose de Pascal, parfois de Bossuet et de Fénelon. C'est par grande exception que Corneille, - si souvent beau et sublime, - est poétique. Théophile Gautier dit que, dans tout Corneille, il y a un seul vers « pittoresque » qui ouvre un horizon sur la nature :
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles;
et Gautier ajoute, pour la plus grande gloire de la rime et même de la cheville, que ce vers, intercalé pour amener la rime de « voiles » dont le poète avait besoin, est, en réalité, « une cheville magnifique taillée par des mains souve­raines dans le cèdre des parvis célestes ». Dans Molière, quand Orgon revient de voyage et se chauffe les mains au feu, il finit par dire :
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.
Il y a donc encore, derrière le théâtre où s'enchevêtre l'in­trigue, quelque chose de vert, une campagne où restent quelques fleurs, une nature qui enveloppe l'homme ! Chez Racine, les effets poétiques sont plus nombreux, parce que Racine a été obligé de traduire un peu d'Euripide :
Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts !



Ariane, ma sœur, de quel amour blessée

Vous mourûtes, aux bords où vous fûtes laissée !
L'harmonie de ces deux derniers vers évoque la vision du ri­vage où Ariane se meurt lentement d'amour. Mais, tout bien compté, si notre poésie classique a une foule de qualités, elle n'est pas poétique; et si la prose classique l'est davantage, elle l'est encore trop peu : tantôt démonstrative et philoso­phique, tantôt oratoire et éloquente, tantôt spirituelle, elle est rarement poétique, - surtout quand elle devient « fleurie », car les fleurs de rhétorique sont ce qu'il y a de plus étranger à la poésie.
On voit que, dans le style, les lois logiques énoncées par Boileau et Buffon, et les lois dynamiques énoncées par Spen­cer ne sont pas tout; ne sont même pas les principales : les lois biologiques, psychologiques et sociologiques, - presque entièrement négligées par les critiques littéraires, - ont au­trement d'importance. Pour appliquer les premières sortes de lois, qui aboutissent au style rationnel, exact et correct, le talent suffit; pour appliquer les autres, qui aboutissent au style vivant, sympathique et poétique, il faut le génie créateur.


Deuxième partie: chapitre V:
“Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie.
Évolution de la prose contemporaine.”

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