Jordaan à Amsterdam, nous pouvons parfois ressembler à des innovateurs sociaux et il ne serait pas impensable que nous obtenions un jour un budget d'expérience sous ce titre. C'est surtout le cas des artistes qui interviennent dans des équipes d'aménagement du territoire ou d'animation urbaine. Nous connaissons par exemple le cas d'artistes anglais chargés d'aider une population d'une ville satellite à peine sortie des champs de betteraves à se découvrir une identité collective, à participer aux décisions d'aménagement, à communiquer. Cela se traduit par l'organisation d'expositions de photos sur l'histoire toute fraîche de cette ville, par des initiatives utilisant la vidéo ou la télévision locale par câble quand il y en a une ou la création d'une gazette, ou des peintures murales ou de fêtes, etc. Comme pour les animateurs socio-culturels, le cas se présente souvent où un artiste, engagé ainsi par un organisme municipal ou régional, épouse les intérêts de la population dont il est chargé et se retrouve assez rapidement en conflit avec ceux qui croyaient le payer pour amortir ou éviter des problèmes sociaux liés au déracinement, au manque d'équipements collectifs, à l'absence de communication, à la laideur d'une architecture inhumaine de blocs d'habitation. L'Artist Placement Group anglais, fondé par John et Barbara Latham depuis 1966, réunit de nombreux artistes pour lesquels il recherche des placements dans des institutions où ils pourront jouer le rôle d'observateurs et d'innovateurs. Ces artistes, qui sont rémunérés par contrat, travaillent dans des entreprises aussi variées qu'un hôpital psychiatrique, British Steel, British Airways, British Rail, Esso, ICI, National Bus Company, Ocean Fleet, Hills International, des ministères tels celui de l'Environnement, de la Santé, le Scottish Office, des commissions d'aménagement du territoire, le Zoo de Londres, etc. L'idée est qu'avec une insertion n'impliquant pas de gestion mais un point de vue à long terme, fondé sur une observation plus libre ou objective que celle des permanents de l'entreprise ou de l'administration, ces artistes, qualifiés par l'A.P.G. d'incidental persons, auront une capacité d'innovation extrêmement bénéfique. Et John Latham s'efforce d'en démontrer la rentabilité économique. Lui-même a obtenu des contrats d'études pour des cas d'aménagement du territoire (poussiers de zones industrielles qu'il propose de traiter comme une sculpture, échauffement de l'eau d'une rivière utilisée par une centrale thermo-nucléaire, qu'il propose d'utiliser pour la pisciculture de poissons d'eau chaude, etc.). Ce type d'intégration de l'artiste dont la généralisation nous paraît possible, est lié à une utilisation économique ou politique de l'art dont la fonction de questionnement est parfois moins évidente que celle d'amélioration de la gestion. Pourtant, outre l'intérêt économique et humain très probable de ce type de pratique, elle nous semble rejoindre pleinement la fonction éthique de l'art liée au respect de la nature et de la vie, qui nous paraît essentielle. C'est donc une orientation de l'art contemporain à laquelle nous sommes très attachés et qui, si elle est plus en accord avec le pragmatisme anglo-saxon qu'avec nos crispations idéologiques sur le « continent », pourrait cependant remplacer avantageusement l'enseignement kitsch de la peinture à l'huile dans les écoles des Beaux-Arts. Cette orientation de l'art élargit considérablement la conscience d'artistes aujourd'hui aliénés dans une triste imitation académique, où s'illusionnent leur ego et leur fausse subjectivité. Un enseignement beaucoup plus large pourrait donc être organisé dans les écoles d'art dans les domaines de la communication sociale et de l'environnement. Cette évolution conduit aussi à reconsidérer le statut d'artistes qui du fait de cette insertion sociale, des budgets ou des technologies qu'impliquent leurs démarches, sont amenés à abandonner l'idée de travail subjectif et individualiste. De fait ces valeurs de subjectivité et d'individualisme fortement liées à l'idéologie bourgeoise du XIXe siècle et à l'essor de l'abstraction lyrique, n'existaient guère dans l'art avant la période romantique. La fantaisie individuelle et le vedettariat trouvent moins à s'épancher dans des projets collectifs tels que ceux menés avec la presse, la télévision, un organisme d'aménagement du territoire, ou financés par des institutions comme l'Office franco-allemand pour la jeunesse. Cette évolution sera renforcée sans doute par le fait que ces institutions constituent actuellement la seule alternative possible à la disparition des galeries d'art de recherche, du mécénat, et au refus de produire de l'art-marchandise pour collectionneurs. Le marché des collectionneurs d'art n'a pas toujours eu l'importance moderne. Les artistes ont depuis fort longtemps produit sur commande. Commande d'Église, de prélats, de rois et princes, puis après la fin de l'aristocratie, commande des bourgeois, des musées. Cette situation avait le terrible inconvénient de faire de l'artiste un courtisan au service d'une gloire et d'un pouvoir politiques. Le marché privé d'une production artistique indépendante de la commande, depuis les Impressionnistes, n'a parfois donné qu'une liberté illusoire. La commande actuelle, dans une société divisée par le conflit de classe, a favorisé l'apparition d'un art politiquement engagé, celui soutenu, par exemple, par le parti communiste. Le recours à un « second métier » et en particulier à l'enseignement a assuré l'indépendance matérielle et donc intellectuelle de beaucoup d'artistes contestataires. La situation prévisible où l'artiste devient contractuel d'une institution publique ou privée réassure de fait les conditions d'une pratique artistique sur commande, sans réduire peut-être autant que jadis l'artiste à la servilité. Tout dépend du libéralisme du régime car si la servilité est directement exigée dans les pays à dictature de droite ou de gauche, elle est moins évidente et immédiate dans les démocraties bourgeoises qui disposent d'autres processus de récupération. La fonction de l'artiste à laquelle je pense le plus n'est cependant pas du tout d'animateur ou d'innovateur sociaux mais de questionneur. La pratique de l'art sociologique ne peut être tolérée longtemps par une même institution : c'est ce que l'usage nous a appris. À moins que nous renoncions à notre vocation de questionnement. Quel peut être alors le statut de l'artiste qui se fixe comme but de créer les conditions sociales réelles du débat sur le sens de l'action humaine, non seulement dans le milieu artistique, mais tout autant et si possible davantage, dans le milieu social en général ? C'est le statut même du pédagogue et, disons-le, du philosophe qui est ainsi en jeu. Les insertions sont multiples. Il y a incontestablement dans l'institution scolaire et universitaire, dans les institutions de communication sociale (mass media) et de production culturelle (cinéma, édition, etc.) un statut pour l'intellectuel et une reconnaissance de sa nécessité, liée parfois à des privilèges (revenus élevés, temps libre, aides à la production) qui peuvent être analysés comme concessions à un rapport de force réel en faveur des intellectuels, mais aussi comme salaires payés par les classes sociales à leurs porte-parole idéologiques, et à leurs créateurs culturels. Il existe une conscience diffuse mais largement institutionnalisée de la nécessité pour une société d'avoir une identité culturelle, une représentation du monde et selon les cas, le pouvoir politique exige une orthodoxie (fixisme culturel) assortie de censure et de répression (pays de démocratie socialiste) ; ou bien le pouvoir politique manifeste une permissivité (exigée par les intellectuels) avec l'hypothèse que la représentation du monde doit évoluer et un système complexe et hypersensible de récupération (pays de démocratie bourgeoise). C'est là que se situe le problème du statut de l'artiste interrogatif, à l'opposé du statut d'artiste contractuel d'une municipalité ou d'une galerie d'art exigeant en contrepartie une marchandise commercialisable. De multiples exemples montrent que si on le veut, on peut se rendre indépendant de ce marché de l'art, condition indispensable pour la liberté de pensée et la pratique artistique interrogative. Ce marché de l'art qui s'est emparé de l'activité artistique et l'a soumise à ses lois économiques peut être sans doute le pire ennemi de l'artiste ; même si de nombreuses galeries de recherche ont eu un effet très positif (assurer la diffusion de démarches artistiques peu connues). Il est heureux que la diffusion, mais surtout et en fin de compte la production même de la pensée de Nietzsche ou de Hegel n'aient pas dépendu des humeurs de quelques marchands américains ou de quelques fonctionnaires de musée. Tel a été fréquemment le cas de la production artistique depuis un siècle, l'artiste étant invité, pour ne pas perdre le contrat qui assure sa subsistance, à produire en fonction de la demande. Ce n'était guère évitable dès lors que l'art acceptait de devenir une marchandise (pourquoi le marchand voudrait-il consacrer son travail à se ruiner ?). La question est de rappeler que l'art a été, et doit être autre chose et plus : non pas des objets mais des questions, non pas des symboles de standing social ni des éléments de décoration esthétique, mais des dispositifs sociaux réels, mettant en question les mythes et la représentation du monde qui fonde notre activité éthique, nos craintes et notre bonheur. De sorte que l'art sociologique est socialement subversif, comme la philosophie, ou n'est pas. Subversif, non pas du fait de l'artiste, par volonté délibérée ou par militantisme politique partisan, mais parce que les systèmes institutionnels et idéologiques en place tolèrent généralement mal le questionnement philosophique. Socrate l'a su à ses dépens.
L’histoire de l’art est terminée (1981) Chapitre VII Mythe art
« L'art est une prison »,
dit Horacio Zabala j'ajouterai : La vie est un mitard.
1. Limites de la sociologie
Retour à la table des matières Nous avons fondé l'art sociologique sur l'apport de la sociologie à la pratique artistique (un retournement de la sociologie de l'art contre l'art lui-même). La sociologie offrait incontestablement plus de pertinence que la linguistique structuraliste qui proposait de considérer l'art comme un langage hors contexte social. La sociologie de l'art permettait d'analyser - et de critiquer -l'art comme production idéologique. Nous y avons repéré les métamorphoses de l'idéalisme, les systèmes de valeurs de la classe dominante masqués en codes esthétiques. La sociologie de l'art permettait ainsi de dénoncer la fonction politique de l'art et de rendre compte de ses institutions : le musée, la galerie, le marché. La sociologie de l'art nous a aidé à dénoncer le statut de l'art comme marchandise, à critiquer l'enfermement de l'art dans le ghetto avant-gardiste. Ainsi l'art sociologique pouvait s'exercer comme critique de l’art (hygiène de l'art - et cela était de la plus grande importance à ce moment de crise extrême de l'art), et comme intervention dans le champ de la communication sociale large (expériences avec les mass media). Nul doute que cette élucidation critique de la situation sociologique de l'art ait constitué une première étape de déblocage de l'impasse avant-gardiste. La deuxième étape était l'exemple d'une pratique réelle hors du micro-milieu, à partir de supports quotidiens (panneaux de signalisation, essuie-mains, pilules, tampons-caoutchouc, cartes d'identité, enquêtes, événements, journaux, radio, télévision, vidéo, etc.), qui démontrait la possibilité de rétablir le lien (la communication) entre la pratique artistique et le grand public. Il était essentiel que cette pratique questionne non seulement l'idéologie artistique, mais aussi l'idéologie des mass media et, tout simplement, les problèmes spécifiques des différents milieux sociaux où nous intervenions. L'art sociologique s'engageait politiquement à travers cette pratique dans un questionnement critique des valeurs sociales. Cela a été fait. Les résistances, les censures, la stratégie organisée du micro-milieu contre les attaques de l'art sociologique ont été dures. Nous avons cependant pu réaliser quelques-uns de nos projets, mener à bout quelques expériences, diffuser nos idées. À nos yeux, ce qui est apparu au cours de ces démarches, comme une objection sérieuse, c'est l'insuffisance de la sociologie par rapport à notre pratique. Car si la sociologie permet de sortir du ghetto, d'orienter notre démarche, de construire les dispositifs interrogatifs, cependant elle ne rend pas compte du contenu symbolique de la communication que nous créons et ne permet pas de la déchiffrer ; elle est aveugle à la présence des mythes. C'est sans doute l'expérience limite « Jordaners, maak uw krant » qui a le plus nettement fait apparaître cette insuffisance. Certes le dispositif créé engendrait la communication individuelle ; mais en nous interdisant d'intervenir sur le contenu, nous renoncions du même coup à une part de notre volonté de questionnement. La société crée déjà en surabondance tous les jours des événements qui sont consommes passivement par les publics des mass media. Notre but ne peut se limiter à en créer quelques-uns de plus. Devenir manipulateurs neutres ou opérateurs de communication sociale, c'est avoir bien compris McLuhan, mais ce n'est pas assez. L'expérience de presse menée à Amsterdam interrogeait efficacement le milieu artistique, le milieu journalistique, et certainement le quartier Jordaan lui-même ; mais le risque existe sans cesse de tourner au simulacre de communication, plus apte à servir d'alibi au journal qu'à questionner efficacement les habitants. Cette pratique nous a ainsi réinterrogé et de plus en plus est apparue la nécessité, déjà pressentie il est vrai depuis le début, de recourir à la socio-psychanalyse pour mieux interroger les contenus, les images, les mythes véhiculés par la communication sociale. De même, en analysant le problème de l'histoire, nous avons pu déceler le rôle déterminant du mythe en amont de toutes les interprétations politiques. La sociologie ne peut rendre compte du concept d'histoire ; elle ne peut le démasquer. Il faut la socio-psychanalyse ou mythanalyse pour l'atteindre et dévoiler son rôle.
2. Mythanalyse
Retour à la table des matières La sociologie démasque l'idéologie politique et la mythanalyse les mythes qui la sous-tendent. Cela ne signifie aucunement que le mythe est plus réel ou plus vrai que l'idéologie. En sachant que les parents transmettent la vie, nous ne savons pas pour autant ce qu'est la vie. Le mythe est ainsi une fausse explication ou explication imagée et c'est à tort que le mythe est considéré comme explication des origines et donc comme principe actif ; il est poétique au sens fort du mot, représentation imaginaire. Mais toute notre connaissance, nos sciences mêmes manipulent cette pseudo-explication : force, énergie, matière, dont l'image tient lieu d'explication et de principe actif. Notre logique même dépend de nos mythes de référence. Nous voilà dès lors confrontés à la diversité des théories psychanalytiques de Freud, de Jung et de Lacan en particulier. La théorie freudienne demande à être déplacée, de l'analyse biographique individuelle au groupe social et à la culture de l'individu. Il s'agit peut-être là d'une opération intellectuelle dépassant la simple généralisation de l'individu au collectif. L'hypothèse freudienne d'un « matériel phylogénétique » de l'inconscient permettrait de passer à une socio-analyse : « Le rêve fait surgir un matériel qui n'appartient ni à la vie adulte ni à l'enfance du rêveur. Il faut donc considérer ce matériel-là comme faisant partie de l'héritage archaïque, résultat de l'expérience des dieux, que l'enfant apporte en naissant, avant même d'avoir commencé à vivre. Dans les légendes les plus anciennes de l'humanité ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique », écrit Freud dans |