dise la vérité sur l'art 2 », il ne s'agissait pas tant d'une volonté hégélienne de vérité que d'une position critique par rapport à la compromission politique de l'art avec les classes dominantes successives au cours de son histoire jusqu'à nos jours. Le recours aux sciences humaines, à la sociologie et à la psychanalyse notamment, n'avait pas pour but d'utiliser l'art comme illustration de ces sciences, mais d'en appeler à ces sciences critiques pour démystifier l'art et, à travers son analyse et sa pratique, interroger plus lucidement les fonctionnements idéologiques et institutionnels de notre société. Vouloir comprendre, c'est peut-être vouloir se protéger contre une angoisse obscure, ou maîtriser, voire posséder. Mais la sociologie interrogative et critique se situe bien loin de la religion philosophique de Hegel. Nous ne considérons la raison critique que comme un outil parmi d'autres moyens d'exploration. Hegel se voulait prophète et prosélyte de l'Absolu.
2. Le déclin de l'art occidental selon Spengler
Retour à la table des matières Avec Spengler, nous sautons un siècle. Il écrit au moment de la Première Guerre mondiale et il rejette l'idée d'histoire universelle et linéaire de l'humanité. Il pense comme le jardinier devant un parterre de fleurs dont il reconnaît les espèces principales. Chaque société connaît un développement organique : préculture (printemps), culture (été), civilisation (automne). Et nous arrivons à l'hiver occidental pour le jardinier : notre civilisation a connu son apogée et va mourir. Le déclin de l'Occident 3 se manifeste dans tous les domaines, social, politique, scientifique, artistique. La sociologie et l'histoire qu'Auguste Comte et Marx successivement avaient promues au rang de sciences des sciences, font place à une morphologie de l'histoire. Cette histoire perd toute orientation vers une finalité divine ou prométhéenne. De même que la transformation d'une chenille en papillon ou la mort d'un vieux chêne ne signifient pas plus qu'un cycle saisonnier. « Chaque culture, écrit Spengler, a ses possibilités d'expressions nouvelles qui germent, mûrissent, se fanent et disparaissent sans retour. » Il pense reconnaître dans le stade actuel de la civilisation occidentale la répétition morphologique de la civilisation grecque au moment où elle dut céder devant l'impérialisme romain : « Nous n'avons, écrit-il, qu'à nous transporter en Alexandrie de l'an 200 av. J.-C. pour connaître le tapage artistique avec lequel une civilisation cosmopolite sait s'illusionner sur la mort de son art. Là, comme dans nos grandes villes de l'Europe actuelle, c'est la quête aux illusions de la continuité dans l'art, de l'originalité personnelle, du « style nouveau », des « possibilités insoupçonnées » ; c'est le bavardage théorique, la prise d'attitudes magistrales par ceux qui donnent le ton, comme des acrobates au manège maniant des poids de 50 kg en carton 1... » Spengler poursuit la diatribe et s'en prend aux « faiseurs d'art », dénonce l'impressionnisme, l'expressionnisme, l'industrialisation de la pensée, le marché de l'art, bref la fameuse décadence. Sous Alexandrie déjà la nouveauté, affirme-t-il, avait pris le devant de la scène culturelle, après avoir emprunté de tous côtés à l'Assyrie, à l'Égypte, comme autant, dirions-nous, d'exotismes, de larcins culturels et de kitsch. Il y a peut-être assez d'analogies troublantes dans une telle comparaison pour ceux qui s'attendent à ce que le pragmatisme nord-américain par exemple l'emporte bientôt sur le vieil humanisme usé de l'Europe occidentale, à la manière des Romains colonisant la Grèce antique. N'est-il pas vrai aussi que l'Empire romain, très doué dans les domaines techniques, juridiques, bureaucratiques, n'a pas apporté beaucoup du point de vue culturel, ni philosophique, ni artistique ? L'autre aspect de la position de Spengler, c'est évidemment une attitude réactionnaire vis-à-vis de l'avant-garde qui a su pourtant sortir de l'impasse néo-classique et qui constitue sans doute un des moments les plus riches de notre histoire artistique. Une attitude réactionnaire qui rejoint les détracteurs de l'art abstrait, de Picasso, de Dada, nouvelles théories du style absolument erronées, selon Spengler, et qui n'est guère tenable quand bien même elle rejoint le sens commun. Il faut dénoncer chez Spengler la triste justification qu'y trouva un peintre nommé Hitler pour condamner l'avant-garde comme « art dégénéré » et imposer le réalisme nazi. Et en effet à lire Spengler on se rend vite compte qu'il n'a pas eu la curiosité de s'informer sur l'évolution artistique moderne, dont il ignore presque tout et qu'il rejeta sans doute parce qu'elle ne répondait plus à ses propres références de valeur, strictement classiques ou provinciales. Son influence n'en fut pas moins considérable non seulement en Allemagne, mais aussi en France, pour un Malraux par exemple qui y a rencontré beaucoup de ses idées fondamentales. Ce grand pessimisme affirmant le déclin occidental n'a pas peu contribué à l'idée d'une mort de l'art.
3. L'anti-art
Retour à la table des matières Parmi ceux qui innovèrent dans l'histoire de l'art en associant étroitement l'art à l'évolution sociale, les Futuristes et les Constructivistes tentèrent un renouvellement parallèle et positif. Seuls les Dadaïstes condamnèrent simultanément et la société bourgeoise - effondrée, il est vrai, au terme absurde de sa logique humaniste dans la boucherie de 14-18, - et l'art qu'avait nourri cette société. Les Dadaïstes cependant n'étaient pas tout à fait les premiers à lancer la condamnation. Les anarchistes du XIXe siècle, Proudhon, Bakounine, Kropotkine et d'autres, avaient mis rudement en question l'art bourgeois, classique (de classe). Georges Sorel en 1901 dans un texte intitulé La valeur sociale de l'art 1 condamnait d'un même élan société et art bourgeois, y dénonçant une décadence où l'art touchait à sa fin. Parmi les Dadaïstes, les tendances furent variées, voire divergentes. Pour ne s'en tenir qu'aux plus nihilistes, il semble qu'ils eurent conscience de renouveler l'an en le détruisant. L'anti-art est encore de l'art : tous les anti-artistes se sont déclarés artistes. Tristan Tzara, dans ses manifestes, est radical : « L'art s'endort. Art-mot perroquet, remplacé par Dada. » « L'art a besoin d'une opération. L'art est une prétention chauffée à la timidité du bassin urinaire... » Et Hans Richter 2 commente : « Ces délimitations négatives de Dada sont nées du refus de refuser. Mais le refus jaillissait du désir de liberté spirituelle et psychique. Aussi différentes qu'aient pu être les interpellations individuelles de cette liberté (et elles ont été très différentes, allant de l'idéalisme presque religieux de Ball au nihilisme ambivalent de Sterner et de Tzara), c'était toujours un même et puissant élan qui nous stimulait. Il nous poussait vers la dissolution, la destruction de toutes les formes d'art existantes, à la rébellion pour la rébellion, à la négation anarchiste de toutes les valeurs établies... Une bulle d'air qui se perçait d'elle-même, un anti, anti, anti enragé, lié étroitement à un pour, pour, pour tout aussi passionné. » En fait de nihilisme, le dadaïsme a nourri l'histoire de l'art en poursuivant certaines découvertes du futurisme (typographie, bruitisme, poésie visuelle, théâtre de provocation), en inventant le collage, le montage, véritable style, en préparant - malgré lui - le surréalisme qui en a retenu notamment la technique du hasard.
4. Marcel Duchamp, l'inceste et le meurtre
Retour à la table des matières On classe toujours Marcel Duchamp à part des dadaïstes. Il a fait de son indifférence affichée vis-à-vis de l'art une nouvelle forme d'art : un jeu d'échec et mat de l'art. Mais cette indifférence, qui lui donne un visage d'employé des pompes funèbres, cache quelque chose. Le cas de Duchamp voque cette pensée d'Adorno : « L'art lui-même cherche refuge auprès de sa propre négation et veut survivre par sa mort 1. » On a assisté depuis quelques années, de la part des amateurs nostalgiques de la peinture que la postérité de cet anartiste gênait sans doute, à une curieuse tentative de récupération de Marcel Duchamp comme peintre-peintre de la quatrième dimension, notamment avec le Grand Verre, et Étant donné, au prix de quoi les ready made, les jeux de mots, les calembours, tout cet humour flegmatique ne serait que de seconde importance. Il me semble plutôt que l'ensemble de l'œuvre de Duchamp pourrait s'appeler le Grand piège. Après avoir démontré que n'importe quoi, même le plus banal, peut être art (ready made), Duchamp a tenté exactement à l'opposé d'inventer l'œuvre indéchiffrable : Étant donné. Il a signé le scénario, la mise en scène, le mystère ; il a habilement monté l'énigme d'une œuvre dont l'importance équivaudrait à ses yeux celle de la Joconde de Léonard de Vinci, tant elle semblerait sibylline et fascinante. Et cela n'a pas manqué, depuis qu'abondamment s'écrivent tant de pages contradictoires de critique d'art consacrées à Duchamp. Le piège a fonctionné. Entrons-y à notre tour! Selon nous, Étant donné a exactement le même statut artistique que l'Urinoir/Fontaine. L'un atteint l'extrême limite de la démystification, l'autre le point nec plus ultra de la mystification. Les dates confirment qu'il n'y a pas coupure entre deux périodes de la vie de Duchamp, l'une de démystification, l'autre de création ; les ready made ont été réalisés, au rythme calme d'un par an de 1913 à 1917 et le Grand Verre, première version d'Étant donné, a été préparé et réalisé entre 1912 et 1923. Sinon, comment l'intellectuel Duchamp aurait-il pu renier à ce point, par sa dernière oeuvre, les ready made qu'au contraire il assuma toute sa vie ? Regardons-y de plus près : il conçoit et réalise Étant donné en secret - mais un secret qu'il laisse soigneusement filtrer - déjà en présentant à la Tate Gallery un petit relief peint portant le même nom, en déclarant à plusieurs reprises qu'un artiste doit travailler dans la clandestinité, en rédigeant un document expliquant le montage à la fois secret et pourtant purement factuel, en fermant par une porte l'accès à cet environnement (porte percée de deux petits trous pour regarder), en compliquant à souhait - aux limites de l'inextricable - les indications énigmatiques qui pourront faussement orienter une vaine interprétation. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Duchamp, le champion des petites énergies et de la paresse, n'a rien négligé pour créer les conditions de l'énigme. Mieux que le Sphinx. Cela c'est le! stratégie apparente. Nous n'en resterons pas là. Je penserais volontiers que son admiration pour l'esprit de Léonard de Vinci (ses machines, son goût de la géométrie et de la perspective, etc.) et l'exemple de la postérité grandiose de la Joconde ont inspiré Duchamp. Il en avait sans doute trop conscience pour ne pas s'efforcer de dissimuler cette admiration, sauf à mettre des moustaches à la Joconde. Que les peintures de Léonard de Vinci aient servi de source d'inspiration à Étant donné, cela apparaît nettement dans la mise en scène de l'environnement : analogie avec les fonds de paysage léonardesques : nature d'arbres, d'eau et de rochers ; analogie entre les premiers plans de grottes de la Vierge aux Rochers et le mur démantelé dans le trou duquel s'encadre la scène de Duchamp ; analogie érotique entre la Joconde dont Duchamp écrivait qu'elle a chaud au cul (L.H.O.O.Q.) et le sexe offert -mais imberbe comme s'il en avait mis le poil à la Joconde du mannequin d'Étant donné ; importance égale de la main. La psychanalyse révèle que la Joconde a sans doute troublé les esprits de ses admirateurs par un visage énigmatique qui serait celui d'un jeune homme travesti en femme, ayant à la fois le sourire tendre de la mère et érotique de l'amante, activant par une telle ambiguïté au troisième degré l'homosexualité androgyne et le complexe d'Oedipe refoulés en chacun de nous. De même la psychanalyse - et elle est déjà en chemin 1 - est sans doute la seule approche capable de déchiffrer - malgré la stratégie de Duchamp pour amorcer et brouiller toutes les pistes - la cohérence inconsciente de ce simulacre. Et ce n'est assurément pas par hasard que Duchamp a repris -en l'explicitant beaucoup plus - le thème éternel de l'éros, énigmatiquement présent dans l'image de la Joconde. Une assurance de plus sur la postérité désirée par Duchamp pour son oeuvre. Démystification et remystification extrêmes de l'art, aussi consciente l'une que l'autre, dans une union mortelle bien digne de celle du Célibataire et de la Mariée, où l'on pourra peut-être même remarquer la sexualité phallique présente dans les ready-made en opposition avec la sexualité féminine offerte d’Étant donné. L'ensemble de la symbolique apparaît alors : Duchamp est le Célibataire, celui qui met l'art (la Mariée) à nu : La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Cette mariée mise à nu, à terre même (célibataire, même) «m'aime » (même) dit Duchamp. Et nous devinons, aussi intellectuelle et théorique qu'apparaisse la démarche de Duchamp, que son moteur réel est tout autre : un événement enfoui dans sa vie érotique personnelle et un récit de famille. Cette mariée pourrait bien être sa sœur Suzanne, qu'il aurait mise à nu, aimée incestueusement et qui, bien que mariée, l'aime encore. Freud affirmait que le complexe d'Oedipe est à l'origine de l'art, comme de la morale et de la religion 2. Ce qui nous fait croire - à la différence de Arturo Schwarz -que l'inceste a réellement eu lieu, c'est la force constante du thème dans l’œuvre de Duchamp et les complexes de culpabilité et de castration qui l'accompagnent, jusqu'au passage à l'acte symbolique. C'est aussi l'association de la mère punitive à la fille, ce qui semblerait suggérer que la mère de Duchamp le savait. En outre, Duchamp parle lui-même d'une infamie de famille (nymphe amie de famille). Cela suggère de reconstituer la scène suivante : Marcel Duchamp et sa sœur Suzanne furent surpris dans une situation érotique par leur mère, dans l'obscurité 3. La mère ouvrit la porte (celle conçue par Duchamp pour interdire la vue de Étant donné). Le thème de la porte revient souvent dans l’œuvre de Duchamp 1. Elle alluma la lumière (dans Étant donné, la lampe à gaz éclaire le corps nu et offert de la femme). Elle vit les vêtements étalés qui évoquent les deux Cimetières des uniformes et livrées, 1913 et 1914, les vêtements étant associés à la mort (preuve visible de la transgression de l'interdit). Cela a pu se passer en Normandie qu'évoque le paysage d'arrière-plan d’Étant donné, non seulement dans une chambre de la maison, mais aussi en plein air, à terre, dans les buissons : Le Buisson 2, 1910-1911, et Jeune homme et jeune fille dans le printemps 3. 1911, peintures à l'huile qui peuvent dater ces événements à 1910. Duchamp a vingt-quatre ans, sa sœur Suzanne, vingt-deux ans. La mère, ayant découvert l'inceste, y est associée dans l'inconscient de Duchamp, sous la forme d'un fort complexe de castration et d'une culpabilité profonde virant souvent dans une attitude de défense, au scepticisme ou à l'ironie qui traversent la vie et l’œuvre de Duchamp. Duchamp en a gardé aussi un goût du secret, très marquant dans son attitude et sa production artistique, qu'il aura pourtant besoin de transgresser pour se libérer et se venger de l'interdit social. La présence de sa mère apparaît aussi dans son oeuvre. Outre Sonate de 1911, où elle est peinte comme la Loi régnant sur ses trois filles (dans l'axe du tableau, le visage auréolé de volutes comme sur une icône religieuse, avec deux grands yeux fixes et des traits durement dessinés au pinceau brun), nous la rencontrons dans des contextes révélateurs. Ainsi |