Le Paradis, une peinture de 1910, montre un Adam, jeune homme nu cachant son sexe devant une Ève d'âge plus mûr et maternelle, détournant le regard et qui évoque l'association de la mère à la scène incestueuse. Un dessin de 1925 Nous nous cajolions (nounou, cage aux lions) montre une mère éloignant l'enfant de la cage aux lions. Dans ces relations d'inceste, découvertes par la mère, la sœur a été déflorée (la Vierge est le thème de deux oeuvres de Duchamp en 1912) et le Passage de la Vierge à la mariée (huile sur toile) date de 1912. Quand Suzanne s'est mariée, elle avait déjà été mise à nu par ses célibataires, Duchamp étant le célibataire lui-même qui aimait Suzanne. il y a l'évocation d'une impossibilité dans le couple de mots mariée/célibataires qui évoque cette situation incestueuse. De même la Voie lactée désigne sans doute simultanément l'éjaculation et le fait que cela doit rester secret : un acte voilé. Cette voie lactée, qui évoque selon Duchamp le savon à barbe 1, l'incitera à raser, dans Étant donné, le poil pubien. Que la mariée soit déshabillée (mise à nu) par le célibataire, c'est la transgression de l'interdit ; le frère qui déshabille sa sœur. Mais aussi que la « mise à nu » soit décalquée de l'expression « mise à mort », c'est ce qui annonce le dernier acte : celui d'Étant donné où la mort liée à la transgression de l'interdit est accomplie. Rose Sélavy, selon le nom que Duchamp déguisé en femme se donne à lui-même, écrivait en 1922 : « Un incesticide doit coucher avec sa mère avant de la tuer ; les punaises sont de rigueur. 2 » Venons-en donc à Étant donné. Clairement dit : en tuant sa sœur et en se castrant lui-même par substitution, en dévoilant ce souvenir, Marcel Duchamp répète en la maîtrisant la scène d'inceste découverte par la mère. Il se libère en jouant tous les rôles : le célibataire qui a joui incestueusement de sa sœur, la mère qui découvre (lampe) la scène, l'autopunition libératrice (que la mère n'avait pas accomplie) consistant à castrer le jouisseur (par substitution, sur le corps féminin auquel il enlève la tête, un bras, les deux pieds 3 ) et à tuer la sœur, objet sexuel vaincu, dont le pubis a même pu être rasé et décidément dévoilé. Dans Étant donné, par substitution Duchamp peut revivre (répéter), au niveau de l'art, la scène traumatisante de la découverte de l'inceste par la mère, mais cette fois-ci en étant maître du jeu, en maîtrisant, par la forme artistique, les souvenirs angoissants et culpabilisants. Étant donné accomplissait complètement au niveau d'un simulacre et exposait publiquement l'inceste. Duchamp voulut que cette oeuvre ne soit connue qu'après sa mort. Malgré les circonstances atténuantes ou justificatives (selon l'expression Étant donné...) Duchamp se libère ainsi de cette « infamie de famille » : Étant donné l'attirance sexuelle, cela avait dû arriver ; mais étant donné l'interdit (l'incompatibilité de l'eau et du gaz ou des rapports sexuels entre frère et sœur) qui pèse sur une situation pourtant bien naturelle (il peut y avoir de l'eau dans le gaz) : Duchamp semble dire avec ce titre qu'il fallait bien qu'il en arrive à produire cette oeuvre. On comprend maintenant que Duchamp ait voulu réaliser Étant donné, c'est-à-dire exposer l'inceste avec sa sœur, en étant seul à connaître son aveu. D'où simultanément la peine qu'il s'est donnée pour brouiller les pistes des interprétations qui auraient pu faire apparaître l'inceste, avec l'énergie même de la culpabilité inconsciente. On comprend aussi pourquoi il a ce geste de respect pour le corps mutilé d'Étant donné : dans son carnet de notes « Approximation démontable » (carnet secret interdit à la publication qui explique comment monter cet environnement), Duchamp demande qu'on soit deux pour soulever délicatement le corps 1. La multitude de détails réunis dans le carnet de Duchamp expliquant le montage de Étant donné évoque l'obsession d'un crime rituel. Duchamp a d'ailleurs traité le thème d'Oedipe et le Sphinx à partir du tableau d'Ingres, avec cette différence qu'il caresse les seins (maternels) du Sphinx, opérant ainsi une condensation saisissante du mythe 2. Arturo Schwarz note à propos des calembours de Duchamp, auxquels le freudisme nous a appris à être attentif, que dans la plupart de ses jeux de mots l'amour est associé à la mort. Le masochisme de Duchamp vis-à-vis de la femme transparaît fréquemment 3. Deux indices parmi d'autres appuieraient cette thèse. D'une part notons le fait que les deux trous prévus dans la porte pour regarder cette scène d'assassinat après l'orgasme sont normalement obturés par deux clous 4 qui pourraient « symboliser ceux dont se servit Œdipe pour s'aveugler quand il eut découvert la véracité de sa vision ». D'autre part nous savons que Duchamp déclarait une répulsion à l'idée d'exposer. « Quant à moi, disait-il, en accord avec mes principes, je n'exposerai rien. » Et il ajoutait : « Le mot exposer ressemble à épouser 5. » Pourquoi cette ressemblance, si dans l'inconscient de Duchamp, exposer son art ne signifiait épouser sa sœur (en public) ? Mais pourquoi identifie-t-il l'art avec la femme (associant dans la conscience de l'infamie la sœur et la mère) ? Sans doute l'art est-il une histoire de famille (grand-père, frères, sa sœur Suzanne). La pulsion érotique qui l'a lié à sa sœur (et indirectement à sa mère) et la sublimation de cette pulsion dans l'activité artistique confirment la théorie freudienne de la sublimation. C'est la même pulsion forte qui le porte vers la femme et par substitution vers l'art. Se libérer de l'art, le mettre à nu, en jouir et l'assassiner, c'est par réciprocité de l'activité pulsionnelle, se libérer de la femme et de l'acte culpabilisant qui le lie à elle depuis l'accomplissement de l'inceste. Tel était déjà le thème de la Mariée mise à nu par ses célibataires. Duchamp n'a eu de cesse d'avoir mis à nu (démystifié) symboliquement le substitut de la femme : l'art. Duchamp avec sa triste figure de croque-mort est celui qui dévoile ce qu'est l'art, en démonte la machinerie, en démystifie l'illusion. Après en avoir joui, il tue l'art et y trouve un plaisir de lucidité immense (la lampe d'Étant donne). Cette lampe éclaire le corps nu de l'art et son sexe que Duchamp a su pénétrer phalliquement. Car cette femme, c'est l'art enfin vaincu par la connaissance sublimant la pulsion érotique. La force de cette pulsion, chacun reconnaîtra qu'elle est constamment présente dans l'art de Duchamp 1. C'est de fait le même thème incestueux que nous retrouvons dans Étant donné de Duchamp et la Joconde de Léonard de Vinci, son maître. Dans l'œuvre de la Renaissance, la femme trahit par son sourire le désir retenu ; dans l'œuvre de Duchamp l'inceste a été accompli et achevé par un assassinat où Duchamp s'est puni, castré et libéré tout à la fois. Une longue histoire est achevée 2. Notre interprétation ne signifie pas que Duchamp ait été conscient lui-même du sens psychanalytique de chaque détail. C'est même peu probable. Si nous avons eu la curiosité de percer le secret de Duchamp pour mieux comprendre son attitude générale vis-à-vis de l'art, si cela a exigé ce long commentaire, l'important demeure la stratégie de brouillage, par Duchamp lui-même, d'une oeuvre qu'il a voulue fascinante par son thème (conscient) mais aussi dont le mystère devait rester indéchiffrable aux autres (y compris partiellement pour lui-même). Ainsi démystifier l'art jusqu'à ses limites extrêmes, cela signifie-t-il une réduction mortelle de l'art ? Oui et non. Oui avec les ready-made ; mais non avec la poursuite de l'œuvre, même dans le chiffrage secret d’Étant donné qui a consolidé l'idéologie du mystère et de l'onirisme esthétique pour longtemps. De plus Marcel Duchamp a de fait cautionné l'idéologie avant-gardiste naissante en substituant le critère de nouveauté à celui de Beauté, puisque n'importe quoi peut être art. De ce point de vue, il a inauguré un rebondissement de l'histoire de l'art. Rebondissement dont l'accélération (la surenchère à la nouveauté) a sans doute conduit à l'épuisement actuel de l'avant-gardisme : une mort sûre mais à retardement !
5. Fluxus : l'art Selavy
Retour à la table des matières Duchamp avait réduit de plus en plus consciemment sa production artistique, suggérant par son comportement qu'il voulait faire de sa vie même une forme d'art. Duchamp fonde deux postulats : 1. N'importe quoi peut être de l'art (appropriation du ready made).
2. L'art = la vie.
L'influence de ces deux postulats, qui n'en font finalement qu'un, va accélérer le processus historique de l'art. L'étude du mouvement fluxus devrait nous permettre d'en mettre en scène les effets. Ce mouvement est apparu de fait au début des années 50, redécouvrant Dada et Marcel Duchamp. On fait souvent remonter son origine à 1951, lors d'un concert organisé au Black Mountain College (N.C.) par John Cage, David Tudor, Merce Cunningham, Rauschenberg, etc. : un premier happening, dont la pratique sera développée par Allan Kaprow à Partir de 1958 1. Les uns et les autres de ces artistes Fluxus, d'Amérique du Nord comme d'Europe, ont multiplié les déclarations selon lesquelles non seulement la vie peut être une forme d'art mais l'art peut devenir la vie elle-même, c'est-à-dire s'y perdre. Rauschenberg, par exemple, tout en n'ayant rien abandonné des privilèges du statut d'artiste, bien au contraire, survalorise la vie sur l'art dans un jeu de langage : « Je suis pour l'art, mais pour l'art qui n'a rien à voir avec l'art. L'art a tout à voir avec la vie. » De sorte que la distinction essentielle et ancestrale entre le sacré et le profane devenait caduque. Le banal, le quelconque pouvant être promus à la sacralisation artistique. Autrement dit, nous assistons à une profanation ou désacralisation de l'art, inaugurée certes par Marcel Duchamp, mais dont cette fois les conséquences sont systématisées par un large mouvement artistique. Cette transgression prend souvent la forme d'un jeu, à la limite du profane et du sacré, jeu consistant à désigner le profane comme sacre et inversement. C'est la mort de l'une des valeurs les plus fortes, les plus essentielles, les plus anciennes de l'art. L'art y risque son être. Deux modes de sauvegarde fonctionnent encore cependant : la fétichisation (souvent par le lieu ou par la signature) et la pseudo-sacralisation de la valeur marchande, capable de revaloriser l'œuvre profane - et chacun sait que l'argent est sacré de nos jours. Mais admettons que ce soit là une séquelle du passé non essentielle à l'intention de Fluxus. Nombreux sont les ethnologues qui ont insisté sur le rôle social des rites de séparation entre le profane et le sacré. Or l'art n'a pas encore perdu son statut sacré au début du XXe siècle. Le lieu cultuel, culturel (ou à tout le moins le cadre séparateur de la peinture) et l'idéologie idéaliste de l'ailleurs, de l'onirique, du mystère ont encore toute leur force, à peine entamée par Dada. « Ne pas toucher le tableau. » L'interdit tabou sépare le sacré d'avec tout ce qui est profane 1. Mircea Eliade 2, après tant d'autres, étudie les « rites de passage » qui nous intéressent par rapport à ce jeu du profane et du sacré, du non-art et de l'art où les artistes fluxus proposent aux profanes de devenir artiste et de s'initier à un nouveau regard sur les événements et les choses de la vie. Car c'est le plus souvent une valorisation de la vie qui résulte de l'intervention fluxus ; les attitudes négatives, pessimistes ou catastrophiques y sont présentées aussi mais moins nombreuses (Günter Bruss, Bazon Brock). Bien entendu la tradition religieuse du sacré est trop proche encore pour que Fluxus puisse basculer carrément dans la vie : son lieu d'action est la ligne de passage entre art et non-art, art et vie, sacré et profane, profane et sacré. Allan Kaprow précise que « la ligne de démarcation entre l'art et la vie doit être conservée aussi fluide que possible ». Ce n'est pas un hasard si le sacre joue un rôle si grand dans l'œuvre de beaucoup d'artistes fluxus, notamment avec les cérémonials de communion et les repas, les évocations religieuses de la sexualité dans de nombreux happenings, le concert Morski où le chef d'orchestre donne face à la mer la mesure et le rythme des vagues, les comportements de vieux chef sorcier d'un Joseph Beuys... Mais il faudrait ici faire une distinction plus nette entre les happenings, à forte tendance expressionniste et religieuse, parfois violente, et la plupart des performances fluxus. Certes certains artistes fluxus sont assez violents ou radicaux, comme si la désacralisation de l'art - profanation du tabou comme nous l'enseigne Freud - impliquait la destruction de l'art - cadavres et linceuls de A. Kaprow (Colling 1965), de H. Nitsch, d'Otto Mühl... Parmi eux, un Henry Flynt, qui revendique aussi d'avoir été le premier artiste conceptuel 1, attaque l'idéologie artistique par le biais d'une analyse marxiste et économique violente : Down with art (À bas l'art) a été rédigé à New York en 1968 (Flux press). En 1961, Gustav Metzger fait à South Bank (Londres) une action qu'il appelle « Auto-Destructive Art ». L'artiste diffuse de l'acide chlorhydrique sur une toile de nylon de 7' x 12' ; le matériau plastique étant immédiatement anéanti sous l'effet de l'acide. Le D.I.A.S. (Destruction in Art Symposium) de 1966 à Londres souligne que la force de destruction a augmenté dans le monde depuis 1945, dans une atmosphère de cataclysme qui trouve son écho aussi dans l'art moderne, tandis que se multiplient les programmes de recherche et les moyens d'agression et de destruction. D'autres sont plus attentifs au dérisoire, à l'aléatoire, au presque rien. George Brecht, dans une comparaison entre l'Art et l'amusement artistique (Fluxus Art Amusement) déclare que pour établir le statut de non professionnalisme de l'artiste dans la société, il faut démontrer que l'artiste n'est pas indispensable et qu'il est un individu comme les autres, que le public peut se suffire à lui-même sans intervention d'un artiste, enfin que n'importe quoi peut être de l'art et peut être fait par n'importe qui. Il en résulte selon lui que l'amusement artistique doit être simple, distrayant, sans prétention, ne mettre en scène que des choses insignifiantes, n'impliquant ni habileté, ni répétitions nombreuses, et n'avoir pas de valeur marchande ou institutionnelle. La valeur de l'artamusement doit être abaissée par la faculté de le répéter de façon illimitée, de le véhiculer dans les mass media ; de sorte que chacun puisse y accéder et éventuellement que tous puissent le faire. George Brecht conclut indifféremment que l'amusement artistique fluxus est d'arrière-garde, sans prétention, ou bien qu'il incite à entrer dans la compétition avant-gardiste des génies supérieurs ; il s'efforce d'atteindre les qualités non théâtrales d'un événement (évent) naturel, à structure simple, tels un jeu ou un gag. C'est un mélange du vaudeville, du gag, des jeux d'enfant et de Duchamp 2. L'influence orientale, notamment celle du zen, a été grande sur Fluxus, en particulier à travers Nam June Paik et John Cage. John Cage est sans doute l'un de ceux qui a le plus nourri et explicité sa réflexion théorique 3. « Par la musique, déclare-t-il, la vie prendra de plus en plus de sens. Mais vous voyez bien qu'il faut, d'une certaine manière, abandonner la musique pour qu'il en soit ainsi. Ou du moins ce que nous appelons musique. Pour la politique, c'est la même chose! Et je veux bien parler de "non-politique", comme on parle à mon propos de "non-musique". C'est le même problème. Si nous acceptions de laisser de côté tout ce qui s'intitule "musique", toute la vie deviendrait musique : un monde "pour les oiseaux"! » John Cage propose « l'art en tant que vie ». Et il précise que l'inverse conduirait à un esthétisme, voire à un dandysme. Il recherche un art sans but, un art où le rien, le non-mental, le non-vouloir adviennent. Il hésite entre le non-mental du zen et le non-agir taoïste. Son souhait serait : « Ne rien imposer, laisser être. » À la limite de la renonciation à une attitude de créateur artistique, Cage nous propose aussi de renoncer à l'intervention dirigée vers le public. Lorsque Daniel Charles remarque :
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