D. C. - Il est vrai que beaucoup d’œuvres signées John Cage ont donné lieu à des réalisations qui diffèrent du tout au tout, selon les interprètes. Avec vous l'interprète devient compositeur. J. C. - Oui et le public peut devenir interprète. D. C. - Que devient le compositeur ? J. C. - Il devient auditeur. Il se met à l'écoute. Ce n'est pas seulement renverser les rôles et renoncer complètement au rôle de créateur ; c'est souligner que tous écoutent la « vie des sons », préexistante à tous, y compris au compositeur. Nous sommes dans une pensée confucéenne. L'« esthétique ouverte » de John Cage, c'est, pour le citer lui-même : « la possibilité de voir n'importe quoi survenir ». Nous sommes confrontés à un rejet de l'art comme volonté esthétique codée, à un rejet de la volonté d'imposer un style, une école, une sensibilité, fussent-ils nouveaux. La nouveauté n'est plus historique, elle est aléatoire. Dans la distinction qu'il établit avec Kaprow ou Higgins, John Cage marque bien en quoi il renonce à une attitude fondamentale de l'art : dans leur cas, dit-il, « il y a présence d'intention. Si quelque chose survient d'imprévu, cela ne peut signifier à leurs yeux qu'une interruption. Ils font de leurs happenings de véritables objets. Je m'attache au contraire à ce que tout puisse arriver, à ce que tout soit acceptable ». Est-ce encore se vouloir artiste, que d'accepter d'avance tout ce que l'artiste n'a pas voulu ? Sans doute le dispositif est-il le fait de l'artiste. Mais il est clair qu'on atteint là une position limite. L'artiste, à la limite, doit-il encore vouloir un dispositif ? Ou ne peut-il pas décider que tout ce qui se produira autour de lui, sans son intervention, sera de l'art ? Être présent, être là, n'est peut-être pas une condition suffisante de la catégorie art. Oui, pourtant, aux yeux de Cage, si le dispositif mis en place est capable de dérégler les règles (le temps, les relations logiques, l'espace, les comportements). À tout le moins, le dispositif de dérèglement ou de production du hasard serait voulu. Il s'agit là d'une méthode heuristique de l'inconnu. Elle rompt délibérément avec les règles de l'art, c'est-à-dire avec l'art lui-même selon son idéologie occidentale liée à des canons, des modèles, des académies, une responsabilité de l'artiste par rapport à sa création ; elle est à la limite d'une perte de l'art, selon le principe du tout est dans tout. L'art comme avènement de l'être naturel, social, comme écoute ne nécessite plus le recours à un concept particulier d'art. L'inutilité de cette catégorie art n'en marque peut-être pas la mort, mais au moins la fin de son histoire. Cela n'a pas été sans critique, ni résistance ; la tentative de « non-vouloir » « écologique » de John Cage est parfois considérée comme réactionnaire ou comme un « gigantesque processus de dégradation ». -Celui qui a affirmé le plus systématiquement ce postulat : l'art = tout = n'importe quoi = rien, c'est l'artiste niçois Ben. Avec Ben la boucle est bouclée, puisque « l'absence d'art = art (art total) » ou « faites comme d'habitude » est de « l'art total ». « La musique = tout = bruit = son = quelque chose = absence de musique = intention = moi (prétention, intention) = pas de moi (intention) = doute (je ne sais pas) = copier (pourquoi pas) = le reste = autre chose = même = où allez-vous après avoir lu ce texte ? (1963) » Ben signe l'absence d'œuvre d'art comme art. Dans une telle indifférence entre art et absence d'art, la signature de l'artiste approprie toujours - et souvent elle seule - l'idée ou l'objet. C'est simplement la reprise de la démarche de Duchamp signant un ready-made. Cette fois, les ready-made peuvent être son propre corps, celui d'un autre (cette démarche a aussi intéressé Yves Klein), un concept abstrait, tel que la liberté, l'ignorance, le temps, Dieu, une personne (« j'expose et je signe le pape Jean XXIII en tous ses instants et tous ses gestes, sculpture vivante et mobile », Ben, 1961), une eau sale, la baie de Nice, la ville de Nice (« oeuvre d'art ouverte »), « la mort de l'art, libre expression comme art total », le choix entre deux points, sa vie quotidienne, ses intentions, sa propre mort. Bref, l'art est n'importe quoi qui est signé par Ben. Et le principal souci de Ben est de ne rien oublier d'important dans ce n'importe quoi. Après Henry Flynt proposant au Musée d'art moderne de New York Demolish serious Art, Ben, entre autres affirmations, déclare indifféremment que « l'art est inutile, pas d'art, à bas l'art ». Dans un texte qu'il date de 1967-1968, il déclare « abandonner l'art », ce qu'il considère encore comme art. On aurait tort de rire seulement. La caricature de la situation artistique issue de Duchamp et de John Cage, que nous propose Ben en allant jusqu'au bout de la contradiction, a le mérite de la démystification radicale. La séparation du sacré et du profane est tombée et l'on a le choix entre l'athéisme provocateur, profanateur de Ben et la religiosité (peut-être mystificatrice) d'un John Cage « célébrant » la Nature. Sauf qu'un athée aussi agité et agressif que l'artiste Ben se montre encore trop préoccupé par ce qu'il profane à tour de bras pour l'avoir vraiment quitté. Il signe encore rituellement, comme Manzoni, ses boîtes de « merde d'artiste ». Le geste demeure, artistique et religieux, comme celui d'un mécréant qui a plaisir à jurer avec le nom de Dieu. Épiphénomène caractéristique de la crise idéologique et formelle de l'art. Obsession, crispation réactionnelle à la fin de l'histoire de l'art.
6. La négativité dans la peinture
Retour à la table des matières L'histoire de la peinture contemporaine a développé une critique interne qui l'a conduite à sa fin. Certes Malevitch, dès 1913, à partir du carré noir, réduction ultime de la forme, degré zéro de l'écriture picturale, veut mettre fin à l'histoire de la peinture comme représentation d'autre chose qu'elle-même. Mais les explications qu'il en donne bientôt sont métaphysiques. Cette réduction négativiste se poursuit inéluctablement au XXe siècle sous des formes très diverses selon les contextes sociaux et les artistes. Parmi tant d'autres, Fontana, en mutilant la toile, commente : « Bien au-delà des perforations nous attend une liberté nouvellement gagnée mais nous attend aussi, et avec autant d'évidence, la fin de l'art. » Le planisme de Barnett Newman allant jusqu'à la suppression même du plan en réduisant la surface peinte à un montant de châssis, les monochromes multiples, blancs ou noirs ou gris, voire bleus, la dématérialisation de l'art, sa réduction conceptuelle à sa seule idée non effectuée, tel apparaît le courant de négativité. La démarche d'Ad Reinhardt, le « moine noir », apparaît comme l'une des plus conséquentes. Les six non qu'il a revendiqués 1 rejettent tout réalisme ou existentialisme, impressionnisme ou expressionnisme, fauvisme ou constructivisme, surréalisme ou trompe l'œil, matière ou graphisme, subjectivité ou naturalisme. Que reste-t-il ? Un dogme selon lequel art in art is art, the end of art is art as art (1965). Ce peintre, pendant douze ans, à partir des années 50, n'a peint que des monochromes noirs, grand format à partir de 1960, toujours le même recommencé et uniquement le même, de cinq pieds de côté 1 jusqu'à sa mort en 1967. Il attachait la plus grande importance au passage rectiligne et répétitif de sa touche (all over) à main levée, selon un geste vidé de sens, si ce n'est celui de la négativité radicale exprimée picturalement de façon minimale. Ce moins ne serait plus rien, au-delà de cette ultimate painting se on sa propre expression. On pourra écrire sur Ad Reinhardt tous les propos positifs que l'on voudra, voir dans le noir un extrême intérêt pour la couleur, pour le travail du peintre qui répète consciencieusement la touche et la fait ainsi vibrer 2 ou autres contresens manifestes : cela, on l'a déjà écrit pour défendre la peinture et surtout son marché. Nous sommes de fait en face d'un rituel de mort, solennel et religieux comme un service funèbre. Sinon l'obsession répétitive pendant plus de dix ans du même geste quotidien aurait fait place à plus d'expérimentation, au lieu de ce respect sacré pour le néant purifié de toute vie et de toute illusion. Tel un rite de passage du peintre fasciné par le non-sensible et le non-mental, vers sa propre mort « hors du temps ». Après, nous pouvons évoquer les panneaux gris de Marden (le gris est moins présent que le noir d'Ad Reinhardt), les toiles au crayon gris d'Edda Renouf ou les monochromes gris de Charlton, etc., les toiles blanches de Ryman (qu'on ne distingue plus du mur), les carrelages orthogonaux de Carl André, etc., nous sommes déjà si près de la fin que les toiles blanches évidées de couleur de Sam Francis, ou la déconstruction artisanale - et si décorative - des éléments du support et de la surface (toile, maille, châssis, clous, mortaises, touche du pinceau, imprégnation, verticalité murale, aplat sur le sol, endroit, envers) dans les exercices d'écoles d'art en France, perdent, avec le recul, de leur importance. Ces démarches réintroduisent de la couleur, de l'anecdote et du plaisir esthétique (du goût) dans la négativité picturale et favorisent sa récupération marchande et idéologique. Dans le minimal art sans doute faut-il souligner que la négativité picturale n'est pas si nette, du fait de l'hymne à la géométrie euclidienne, qui domine l'environnement urbain de notre siècle et évoque, par un dernier éclat, l'ultime moment de l'histoire linéaire - celle de l'art et peut-être celle de la galaxie Gutenberg. Le groupe B.M.P.T. (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) fondé en 1967 a accentué la critique interne à la peinture par une pratique assez radicale, Buren et Parmentier réduisant leur travail à des bandes alternées parallèles, l'un verticalement, l'autre horizontalement, Mosset proposant des toiles vides marquées d'un cercle noir en leur centre, Toroni travaillant sur le processus de couverture de la surface, par exemple avec de grandes toiles blanches portant « des empreintes de pinceau no 50 répétées à intervalles réguliers (30 cm) » et se refusant à toute autre explication : « Aucun texte ne sera distribué pour être accolé comme étiquette - justification - faire valoir au travail-peinture présenté. » Olivier Mosset a, par la suite, copié les toiles de Buren pour réaffirmer la cessation anonyme que Buren avait de fait annulée en identifiant sa signature personnelle à cette image de marque : les bandes verticales. Buren de son côté, a outrepassé la rupture en poursuivant son travail critique par rapport au contexte social (lieu) d'exposition de ces bandes, démarche où l'ambiguïté, le non-sens contextuel, les effets décoratifs des bandes de couleur l'emportent le plus souvent sur la critique. Mais Buren a sans doute réorienté sa démarche critique pour opérer sur les rites de passage entre l'art et la vie sociale banale, au risque, peut-être accepté, d'une perte totale de sens, voire même d'attention sociale à la présence très discrète de l'intervention théorique / artistique dans le lieu. Ce qui serait peut-être l'interprétation la plus intéressante de cette démarche : l'annulation effective de la séparation entre art et vie sociale, pour la population qui passe sur le lieu ; à l'extérieur, mais non pas dans le micro-milieu artistique où des publications de Buren attirent l'attention sur ce travail en le documentant dans sa spécificité artistique. La dématérialisation conceptuelle de l'art procède par un autre chemin. La réduction de l'image à un concept, l'ineffectivité même de ce concept dans une démarche comme celle de Lawrence Weiner : 1. L'artiste peut réaliser la pièce.
2. La pièce doit être réalisée par quelqu'un d'autre.
3. La pièce ne doit pas nécessairement être réalisée. Pire peut-être que l'indifférence à la réalisation ou non-réalisation de la pièce, l'indifférence à sa forme et à sa valeur : l'indétermination du contenu de certaines oeuvres conceptuelles. En cela héritières de John Cage et de Fluxus, comme aussi ce tampon de Robert Filliou, avec mentions à cocher dans le « principe d'équivalence de la création permanente » : « Bien fait -
« Mal fait -
« Pas fait -
7. Une scolastique artistique
Retour à la table des matières Cette négativité, celle de l'art en situation auto-critique, fait souvent penser à une scolastique artistique : l'art comme commentaire de lui-même. Certes le développement des textes théoriques d'artistes a favorisé cette attitude. Il semble curieusement que depuis l'art minimal et l'art conceptuel, avec ses conséquences de définition, ses art as art as art asidea, etc. l'art ait tendu à survaloriser le commentaire sur l'œuvre. L'art en est arrivé à se produire comme commentaire. Cela apparaît aussi bien dans les variations sur la Joconde, dans les copies, à la manière des bandes dessinées, de l'art consacré par un Roy Lichtenstein, ou dans la série à la manière des grands peintres du groupe espagnol « Equipo Cronica » (parmi beaucoup d'autres qu'il faudrait citer), que dans les démarches du groupe français « Support/Surface ». La recherche artistique contemporaine est tombée dans un cul-de-sac très comparable à celui où s'est enfermée l'avant-garde philosophique : commentaires de commentaires, exégèses du langage, une sorte de philosophie pour la philosophie, ne parlant que d'elle-même, coupée de toute pratique, ne cherchant même plus à interpréter la société contemporaine. Les philosophes contemporains sont malades de schizophrénie livresque et s'enferment dans leurs textes et leurs cabinets de travail plutôt que de s'aventurer là où « ça » se passe : drugstores, métro, bureaux, paysage, autoroutes, etc. Philosophie pour la philosophie - art pour l'art : l'avant-garde artistique a donc connu parallèlement sa tendance scolastique, ne parlant plus que de l'art lui-même, de la façon de faire une peinture, par-devant ou par-derrière, tendue ou détendue... S'il n'y avait pas eu un peu de pulsion freudienne dans ces exercices d'école, l'ennui aurait été total. Conséquemment, par mode et nécessité commerciale, beaucoup de ces artistes ont voulu justifier cette scolastique picturale en identifiant la matière (toile, clous, pigment, etc.) et le matérialisme dialectique, d'autres en jouant sur la « logique du sens » entre le signifié et le signifiant, avec des naïvetés d'autodidactes essoufflés à suivre dans leurs méandres rhétoriques des précieuses ridicules soi-disant révolutionnaires qui leur servaient de critiques d'art. Ce fut là une des conséquences de la situation de ghetto idéologique, où se sont enfermés beaucoup de philosophes et d'artistes contemporains. Attitude typique de « fin d'époque » pour une culture qui se tourne narcissiquement vers elle-même, dans la conscience de son incapacité à se confronter aux nouvelles données sensibles, scientifiques et idéologiques. Cette scolastique qui tenait le pouvoir à Paris et en province n'a pas été l'une des moindres causes de la rupture de l'art sociologique, pour se dégager de cette coquetterie - en fait un véritable terrorisme culturel - et se plonger jusqu'au cou dans la réalité sociale urbaine qui nous lançait des défis autrement agressifs et d'une nécessité plus réelle.
8. La critique situationniste
Retour à la table des matières Si n'importe quoi en art est devenu possible, c'est, sans doute, parce que l'art est devenu attitude spectaculaire, sans racine profonde dans le temps et le vécu social. Dans la « société du spectacle » que décrivent les situationnistes, tout devient image, représentation. « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant. » C'est le dépérissement de l'art, que constate Guy Debord. Si une culture n'est plus l'expression de la vie d'une société, en relation directe avec son vécu, avec son rythme, son espace, son temps, ses valeurs, ses comportements, elle perd son sens, son lien social d'expression, en quelque sorte son public créateur, elle s'autonomise en devenant spectacle artificiel. Où artificiel signifie : perte de la nécessité sociale. Cette séparation signifie sa mort. Évidemment la critique situationniste lie la question de l'art au problème politique, le spectacle étant une marchandise : « Le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image. » La critique situationniste renoue avec Proudhon. Du principe de l'art et de sa destination sociale, publié en 1865, condamnait le chef-d'œuvre, le génie, l'artiste unique, le musée, la salle de concert et revendiquait un « art en situation, populaire et spontané, proche de la vie, qui serait engagé politiquement, sans préoccupation ou référence a l'histoire de l'art ». Proudhon critiquait même la séparation de l'art et de la vie sociale, en des termes qui au moralisme près, pourraient être situationnistes : « La société se sépare de l'art ; elle le met hors de la vie réelle ; elle s'en fait un moyen de plaisir et d'amusement, un passe-temps, mais auquel elle ne tient pas : c'est du superflu, du luxe, de la vanité, de la débauche, de l'illusion ; c'est tout ce qu'on voudra. Ce n'est plus une faculté ni une fonction, une forme de la vie, une partie intégrante et constituante de l'existence. » À force d'occulter Proudhon, même en France, on a ignoré, dans les analyses de mai 1968, cette évidence : la tradition proudhonienne du situationnisme. Mai 1968, c'était une révolution proudhonienne, très étrangère à l'esprit du marxisme et que le Parti communiste ne pouvait pas récupérer. Proudhon a été le premier théoricien du gauchisme contemporain. Et si Proudhon est si soigneusement occulté - difficilement disponible même aujourd'hui dans l'édition - ce n'est pas seulement à cause de Marx et du pouvoir des partis communistes dans de vastes parties du monde. C'est, sans nul doute, parce qu'il menacerait bien plus dangereusement l'idéologie de l'État que le communisme qui l'a renforcée. La critique situationniste du capital et de sa culture est radicale. Dans une société du spectacle, pense Debord, le musée et les reproductions d'œuvres d'art nous permettent une consommation complète et mélangée de la totalité du passe historique. L'art n'ayant plus de relation nécessaire à notre vécu social, n'importe quel art de n'importe quelle époque de n'importe quelle société équivaut tout autre et peut lui être juxtaposé, dans une sorte de bazar culturel qui est notre mémoire historique - et dont j'ajouterai que le Musée imaginaire d'André Malraux est l'institution par excellence. Là se côtoient un tableau de Greuze, une sculpture inca, une image du Bouddha, un masque nègre, avec le même statut culturel, dans un même système de valeur universaliste, qui marque, selon Debord, « la fin du monde de l'art 1 ». L'équivalence de ces images signifie leur perte de valeur ou indifférence par rapport à la société particulière où nous vivons. Cette sorte d'art mondial devient pacotille kitsch. Il ne nous apporte plus aucune communication avec la société où nous vivons aujourd'hui. Il est mort et les musées sont ses cimetières. Cette critique situationniste suppose que l'art nègre ou inca, s'ils avaient un sens nécessaire dans les sociétés qui les ont célébrés, n'en ont plus dans la nôtre. La preuve en serait que nous négligeons leurs différences radicales pour les accrocher indifféremment au même clou. Voire. Même critiquée comme mystifiante, l'idéologie universaliste d'un Malraux a eu un tel impact sur notre société bourgeoise qu'il nous faudra l'analyser. Une autre critique situationniste s'en prend à « la dissolution moderne de tous les moyens artistiques ». De ce point de vue, « la libération des formes artistiques a pourtant signifié leur réduction à rien 2 ». C'est dénoncer cette fois non pas le mélange des arts du passé dans notre conscience contemporaine mais la liberté des «n'importe quoi » avant-gardiste. La démarche de Ben par exemple ne serait plus que l'autopsie du cadavre artistique. On peut s'étonner de cette critique qui prend une allure réactionnaire. Ce n'est pas le moindre des paradoxes situationnistes, en condamnant l'avant-gardisme bourgeois considéré comme un « dépérissement de l'art » et une « pseudo-communication », de s'être implicitement tourné vers le mythe d'un art qui retrouverait la vraie dimension vécue, spontanée et collective. (A cet égard, la peinture du mouvement Cobra, qui a joué un rôle actif dans la naissance du situationnisme, n'est pas toujours très convaincante ... ) En dernière analyse, c'est bien au nom du mythe de l'unité perdue (art-vie-société) que procède l'internationalosituationniste, y compris dans sa critique politique : « La question de la culture, c'est-à-dire en dernière analyse, de son intégration à la vie quotidienne, est suspendue à la nécessité du renversement de la société actuelle 1. » Pour l'i.s., après la fin de l'avant-garde - la fin de la société actuelle - nous pourrons espérer dans l'Unité retrouvée, la fête vécue spontanément par tous : ce sera « la construction des situations, la construction libre des événements de la vie ». Car selon eux, « la prochaine forme de société ne sera pas fondée sur la production industrielle. Elle sera une société de l'art réalisé » ou autrement dit, une « société sans art » 2. C'est ce que Lucien Goldmann disait dans la perspective marxiste de l'avenir : « Comme le droit, l'économie ou la religion, l'art en tant que phénomène autonome, séparé des autres domaines de la vie sociale, sera amené à disparaître dans une société sans classes. Il n'y aura probablement plus d'art séparé de la vie parce que la vie elle-même aura un style, une forme dans laquelle elle trouvera son expression adéquate » (Recherches dialectiques) 3. L'I.S. s'en explique clairement : « Les temps de l'art sont révolus. Il s'agit maintenant de réaliser l'art, de construire, à tous les niveaux de la vie, ce qui auparavant n'a pu être qu'illusion ou souvenir artistique, rêvés et conservés unilatéralement. Il faut objecter à l'état présent de la société, qui supprime l'art en le remplaçant par l'automatisme d'un spectacle encore plus hiérarchisé et passif, que l'on ne pourra supprimer l'art qu'en le réalisant 4. » Freud analysait l'art comme un plaisir de substitution pour ceux qui évitent de se confronter au principe de réalité ou comme un rêve éveillé ; l'I.S. propose que la substitution devienne réalité. Dans ce cas, l'illusion artistique est supprimée. Reste à s'interroger sur la possibilité d'une telle transformation psychique et sociale. L'I.S. ne prend-elle pas son désir pour des réalités, c'est-à-dire ne revendique-t-elle pas elle-même l'exemple de ce changement avec quelque naïveté ? Ce mythe de l'unité retrouvée, dans une harmonie innocente et sans conflit avec la mère, Guy Debord en a, semble-t-il, conscience malgré lui, quand il écrit : « La culture est le lieu de la recherche de l'unité perdue. Dans cette recherche de l'unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même 5. » La perspective est parente du point de vue de John Cage et du mouvement écologique dans son anxiété de la séparation avec la Nature, Grande Mère qui donne la Vie. Ceux qui se réclament de cette trilogie : Art - Nature/Vie - Mère, qui craignent toutes les menaces technologiques contre la nature, souffrent - et peut-être ont-ils raison - de cette angoisse-là. Il faut donc aussi percevoir le mythe qui anime le militantisme politique des situationnistes et des écologistes. Cela ne saurait cependant rendre compte de l'ensemble de leur attitude politique, ni la juger. La critique de la société du spectacle apparaît, avec toute sa violence, ses excès de langage, comme l'angoisse de celui qui, ayant quitté l'utérus maternel, séparé désormais de la mère, est contraint d'en reconnaître l'image, le spectacle autonome à l'extérieur de lui, craint pour cette image et aspire à retrouver l'unité perdue avec elle. A l'intérieur de l'utérus, il n'y a plus une image de la mère, mais une vie intime, quotidienne, obscurément mêlée à elle, avec ses bruits, ses sensations kinesthésiques, comme dans les fêtes des quat-zarts qui réunissent joyeusement tous les sens. Guy Debord maudit ces « couleurs éclatantes » du spectacle extérieur devenu indépendant et qui signifie, selon lui, un vieillissement de la vie. La critique de la société du spectacle est, à bien des égards, une attitude régressive et ses valeurs politiques, une formation réactionnelle. Une fois séparé de sa mère, l'homme ne peut cependant espérer retrouver l'unité perdue avec elle que par le biais de l'inceste, acte interdit par le père. D'où peut-être la hargne situationniste ou écologiste contre la loi, l'État, la Technologie qui symbolisent le père. Pour les situationnistes, cet État, ce Père, c'est le capitalisme, qu'il faut tuer, contre lequel il faut faire la révolution. La culture, l'art sont la communication avec la société, avec la mère, qu'il faut sauver. Si donc l'art se compromet avec la marchandise capitaliste, si dans les recherches avant-gardistes, il perd sa vertu communicative, s'il devient autonome, les situationnistes le dénoncent, le condamnent, l'accusent de dépérissement, clament sa mort qu'ils considèrent comme leur mort, en tant qu'elle les sépare de la Mère.
9. Ceux qui cessent
Retour à la table des matières De ceux qui cessent, il est difficile de parler, parce qu'ils n'ont pas toujours abandonné l'art avec des explications fracassantes. Les uns ont cessé parce qu'ils ne sont pas parvenus à se faire une place dans le micro-milieu concurrentiel. D'autres ont consciemment rompu avec l'art pour des raisons politiques. Ils ont refusé le système apparemment inévitable de l'art-marchandise, du public élitaire, du musée ou de la galerie ; ils se sont cassé les dents avec l'art dans la rue (qui n'en voulait pas). Ayant pris conscience de la compromission historique de l'art avec les classes dominantes successives, ils n'ont pas trouvé d'alternative. Quelques-uns d'entre eux ont tenté diverses formes « d'art pour la masse », d'ouvriérisme et là où le kitsch, sous-produit de l'art bourgeois, domine, ils se sont heurtés à trop de difficultés infranchissables dans leurs tentatives de communication non élitaire pour ne pas renoncer à être artistes. Beaucoup sont alors devenus animateurs culturels et sociaux. Seule issue possible, malgré les inévitables ambiguïtés d'une animation payée et contrôlée par le pouvoir. C'est une exigence politique, au sens moral, qui en a conduit plusieurs à abandonner un milieu trop compromis. Les événements et les espoirs déçus de mai 1968 ont précipité leur décision. Peut-être un exemple typique serait celui de Piero Gilardi, italien, né en 1942, déjà bien installé dans la carrière internationale, qui cesse en 1968, par conviction politique, et devient brancardier. Un autre cas serait celui de Cadéré, qui pendant des années avant que la mort l'interrompe, a réduit son activité à promener, en tous lieux culturels, un bâton constitué de segments colorés dont la série était permutable 1. Michel Parmentier, du groupe B.M.P.T. 2, réduit, de 1965 à 1968, sa peinture à des bandes horizontales alternant avec des bandes égales et vierges de la toile (l'effet étant obtenu par pliage de la toile avant de peindre), travail strictement répété pendant ces trois années, sauf à changer chaque année de couleur pour n'en privilégier aucune. En 1968, il considère que cela ne suffit pas encore et décide de cesser définitivement de peindre. Considérant avoir atteint un point limite de la peinture, il déclare quelques années après : « La trace limite devait cesser d'être produite ; cessant, elle dénonçait et avouait ses limites en situation 3... » Parmentier cesse parce qu'il perçoit l'inefficience subversive de son travail pictural : « Pour mémoire, la cessation, elle, est subversive, irrécupérable. » Voire : irrécupérable par l'artiste sans doute, et c'est peut-être l'essentiel pour Parmentier. Mais quant aux institutions culturelles... il n'en est pas de même. L'histoire de l'art est elle-même institution culturelle, tout comme la rétrospective 72/72. La décision de Parmentier est-elle efficacement interrogative ? Ce serait une question stratégique très incertaine. Lech Mrozek, polonais, publie en 1978, sous le titre L'art existe-t-il encore ? une déclaration mettant en cause l'impact trop fort de la tradition, le fourre-tout de la notion d'art, la fiction du publie et conclut à l'abandon de l'art : « A mon avis, pour évoquer la situation authentique de la réalité actuelle où nous vivons, il faut considérer, phénomène démodé, parce qu'il n'évoque plus la conscience sociale qui, selon moi, est la finalité essentielle de l'art. Ainsi j'abandonne l'art. » « De nos jours, nous ne pouvons discuter ce problème qu'en termes d'axiologie sociale par rapport à l'activité d'un groupe social particulier. Mon abandon signifiera alors le rejet du cadre, illusion dans lequel l'art a fonctionné historiquement. » Lech Mrozek conclut à la mystification de l'art par le capitalisme et estime que celui qui veut démasquer cette mystification doit, en conséquence, rejeter la notion d'art. D'autres, par engagement politique, reprenant l'idée selon laquelle l'art a servi la classe dominante, tentent un passage de l'art à l'action politique où « le sens de l'art devient la réalité de la lutte des classes ». C'est ainsi que l'australien Mike Parr (Pensées à la carte, 1975), dans une sorte de manifeste, propose de dénoncer les « criminels » de l'art. « En tant qu'artistes radicaux, nous devons faire entendre le râle d'agonie de l'art dit moderne... Nous libérer de l'art, c'est libérer l'homme. » Certains membres new-yorkais du groupe Art and langage ont adopté la même attitude. Ce radicalisme politique critique l'art comme idéologie bourgeoise et pense qu'il faut en finir avec l'art en même temps qu'avec le capitalisme bourgeois. Et comme chacun sait, la révolution ne se fera pas avec l'art, mais avec la politique. Ainsi c'est devenu une pratique courante que de retirer ses oeuvres de telle ou telle exposition, pour protester politiquement. L'exposition 72/72 nous en a donné maint exemple, parmi d'autres. Un artiste yougoslave, Goran Dordevic, appliquant les méthodes anarcho-syndicalistes, propose aux artistes de faire grève. Dans une lettre circulaire de 1979, il écrit : « Accepteriez-vous de participer à une grève internationale d'artistes ? Pour protester contre la répression incessante du système de l'art vis-à-vis des artistes et contre l'aliénation de sa pratique, il importe de démontrer la possibilité de coordonner notre activité de façon indépendante visa-vis des institutions et d'organiser une grève internationale d'artistes. Il devrait s'agir d'un boycott du système artistique pendant plusieurs mois. La durée, la date de la grève et ses modalités seront décidées par l'ensemble des artistes qui se seront ralliés à l'idée. » On peut douter de la réalisation effective d'une telle grève ; on peut douter de ses effets, alors que la plupart des artistes dont le nom est assez connu pour donner du poids à cette initiative sont installés dans le système ; mais on ne peut pas douter de la signification d'une telle idée, comme révélateur de la crise internationale. Parmi ceux qui cessent, quelques-uns reviennent occasionnellement à l'activité artistique ; parmi ceux qui continuent, un doute persistant apparaît fréquemment. La plupart des artistes qui ont retenu la leçon de Duchamp - et c'est l'un des deux grands courants actuels - sont hantés par cette question obsédante de la crise de l'art et de sa fin éventuelle. Marcel Duchamp avait fait semblant à plusieurs reprises de cesser toute activité artistique, notamment en 1925, laissant même inachevée La mariée mise à nu... Avant lui, Arthur Cravan, personnage incroyable du début du siècle, éditeur en 1912 à Paris de la revue Maintenant, qui s'était fait une célébrité de pratiquer l'insulte dans le Tout-Paris avec la même ardeur que la boxe, fascina par sa violence contre la société bourgeoise et son art. Il évita lui-même de produire autre chose que son personnage à scandales et disparut dans la mer des Caraïbes en 1916. Hans Richter a écrit de lui : « La thèse selon laquelle tout art était superflu, mort, et rien d'autre que l'expression d'une société pourrie, et que l'intervention de la personne devait remplacer l'art, fait de Cravan l'exemple admiré de la jeunesse. » On a vu ainsi en lui un précurseur du Dadaïsme poussant l'acte à la limite : le suicide probable. L'énigmatique Jacques Vaché est peut-être le premier à avoir délibérément cessé, avec plus d'indifférence que de nihilisme, et sans provocation. André Breton, dans l'Anthologie de l'Humour noir, rappelle que Jacques Vaché n'avait pas jugé digne de mourir dans la guerre de 14-18 où il fut soldat quelconque, mais dont il haïssait la stupidité ; il se suicida en 1919 seulement en déclarant : « Je mourrai quand je voudrai mourir... mais alors je mourrai avec quelqu'un! Mourir seul, c'est trop ennuyeux... » Ce qu'il fit. À vingt-trois ans. Nihilisme ? Peut-être. Mais rien à voir avec le rejet politique de ceux qui veulent transformer la société, ni avec des démarches de simple référence interne à l'art comme celle de Keith Arnatt décidant que sa participation à une exposition serait l'idée de « ne rien exposer », ou celle de Robert Barry proposant que son exposition consisterait à fermer la galerie pendant le temps prévu pour l'accueillir. Nihilisme ? Rien à voir non plus avec la décréation (1973) de Jacques Jeannet. Né dans le quartier pouilleux du Panier à Bruxelles en 1931, mort en 1977, interrompu dans une étonnante vie de bourlingueur qu'il a racontée sous le titre « Archimède, chien de poubelle » 1. Matelot, coureur de bordels, devenu par hasard tenancier de la galerie lolas à Genève, il se découvre artiste et se révolte contre l'art. Avec la décréation, Jeannet s'en prend à l'idéologie avant-gardiste qui contraint chaque artiste à créer par rapport à l'histoire de l'art : « Par des actes répétés sur les oeuvres d'art, la décréation met fin au processus traditionnel d'une histoire de l'art appliqué... Lorsqu'il n'y aura plus d'artistes, encore moins de public, l'art appartiendra à tous. » Jacques Jeannet est intervenu sur les œuvres qu'un certain nombre d'artistes contemporains lui ont données pour en supprimer (avec leur accord) les éléments poétiques ou de style et en quelque sorte, réduire ces objets à rien. Et il note (texte daté 1973-1976) : « En ce qui me concerne, l'achèvement par un geste radical d'une histoire de l'art comme développement continu est capital. Car je suis conscient que c'est la première fois qu'un acte immédiat (la décréation) peut englober la totalité de l'histoire de l'art pour l'engloutir 1. » Jeannet s'est ainsi cabré, intuitivement, contre la conception avant-gardiste de l'histoire de l'art et y a ainsi mis fin symboliquement à sa manière. A leur manière aussi, John Latham et Barry Flanagan s'étaient livrés à l'acte iconoclaste, en août 1966, lorsque, professeurs d'école d'art, ils avaient mâché les pages du livre célèbre de Clément Greenberg Art and Culture, puis attaqué à l'acide sulfurique le reste pâteux. Une grande affiche, envoyée par la poste, est parvenue dans le courant de l'année 1978 chez de nombreux artistes et critiques d'art à Paris, avec la déclaration anonyme suivante : « L'art ne sera vivant que le jour où le dernier artiste sera mort. » Cet anonymat a eu le courage de le rester. Reste à élever un monument aux artistes inconnus qui ont cessé!
10. La mort
Retour à la table des matières Cette situation générale de crise idéologique et de fin de l'histoire de l'art où quelques-uns même croient reconnaître ou espérer une mort de l'art, a créé un climat de morbidité artistique, bien en rapport avec l'atmosphère générale de crise de société et de catastrophisme nucléaire ou autre annonçant la fin d'un millénaire. La mort est si présente dans l'art contemporain qu'on ne saurait songer à en citer toutes les manifestations. Elle a suscité une très large production culturelle, tant sociologique que littéraire au-delà du micro-milieu artistique français. Christian Boltanski nous a sensibilisé à cette atmosphère morbide, thème central de son œuvre. Comme pour échapper à la mort, il s'efforce de reconstituer tout son passé : « L'arrivée de mes grands-parents en France en 1894 » ; « La recherche et présentation de tout ce qui reste de mon existence de 1944 à 1950 », « La reconstitution des gestes effectués par C. B. entre 1948 et 1954 », « Le récit de six souvenirs de jeunesse de C. B. », « Tout ce dont je me souviens » ; mais aussi une « Reconstitution d'un accident qui ne m'est pas encore arrivé et où j'ai trouvé la mort » (1969). L'exposition Pour mémoire qui s'est tenue à Bordeaux et à Paris en 1974 témoigne partiellement de ce thème. On nous permettra une accumulation sans nuance, mais dont l'effet quantitatif ne laisse pas de doute. La photo de Jean Le Gac, allongé sur les rads de chemin de fer, les télégrammes d'On Kawara annonçant continuellement à ses amis : I am still alive, comme si la survie immédiate était hypothétique, la mort de l'animal que Sonfist compare à celle de son propre corps, la tombe de Timm Ulrichs (Denken sie immer daran, mich zu vergessen), les cercueils de Jean-Pierre Reynaud, l'action posthume de Gina Pane (son visage se couvre de vers), les petits oiseaux morts alignés par Annette Messager, les cimetières de Hucleux, les objets d'Alexandre Bonnier, les images du vieillissement d'Urs Lüthi, les meurtres de Monory, les jeux à la roulette russe, les actions (y compris le tir au pistolet dans le bras) de Chris Burden et de tant d'autres représentants de l'art corporel. On ne peut manquer de ressentir, quand bien même la plupart s'en défendent avec violence, le caractère sado-masochiste aigu de beaucoup d'actions d'art corporel dont l'odeur de mort nous atteint. Je pense à Herman Nitsch, à Günther Brus, à Otto Mühl, à Rudolf Schwarzkogler qui s'est suicidé en se castrant, mais aussi au boudin de sang humain et aux contrats pour squelettes de Michel Journiac ou de Curt Stenvert qui « lègue (en 1964) en tant que manager défunt, son propre squelette doré à sa ravissante veuve » ou titre « Être forcé de respirer la mort ». Les actions de Jürgen Klauke (action avec une corde de pendu), des artistes qui s'ouvrent les veines dans une performance, les anesthésies (avec risque de mort) proposées à la Dokumenta par Günter Saree qui peignit aussi son drap funéraire, le portrait photographique d'Erik Dietmann dont la vitre cassée et la tache rouge sont un simulacre de meurtre, les balafres sur son propre visage d'Arnulf Rainer, le service pour les morts d'Allan Kaprow (1962), les multiples rituels funèbres, lan Schwind faisant annoncer sa mort, Ben anticipant la mort pour la signer comme art (mourir est une œuvre d'art)... Je n'évoque ici que ce qui a été cité ou montré en France. Très partiellement sans doute ; et d'autres exemples étrangers ne manqueraient pas d'allonger la liste. Le thème est souvent présent de façon moins centrale. Depuis le dernier meurtre de Duchamp, dans un siècle traversé de guerres si meurtrières, le misérabilisme et la morbidité témoignent certes de l'époque, comme jadis les massacres de Callot ou les horreurs de la guerre de Goya. Mais l'insistance de ce thème aujourd'hui, comme peut-être aussi tant de violence présente dans le monde de l'art actuel, font écho à une angoisse de fin d'histoire et évoquent la mutilation du corps comme punition divine de Prométhée.
11. L'obsession muséographique
Retour à la table des matières Au-delà de la mémoire obsessionnelle mais individuelle du passé qui a inspiré beaucoup de ces artistes, les institutions culturelles ont fait une large place à des démarches artistiques évoquant le passé de l'humanité. Duchamp - toujours lui - avait déjà dans un « élevage de poussière » de 1920, dont la vue évoque un site archéologique antique, éveillé cette sensibilité. Christian Boltanski, pour participer à une Biennale de, Paris, choisit de remonter des sous-sols une maquette, couverte de poussière, des bâtiments de l'exposition. Beaucoup d'artistes, comme lui, comme Anne Oppermann, exposent d'anciennes cartes postales, de vieux albums de photos, la collection des objets quotidiens ayant appartenu à un défunt. Un critique d'art, Harald Szeemann, a orchestré ce thème comme responsable de la Documenta 5. Cette mémoire prend de l'envergure avec les reconstitutions archéologiques de l'antique Ostie, de la Domus Aurea par Anne et Patrick Poirier qui déclarent leur fascination pour les ruines et se livrent à un travail minutieux et géant qu'ils présentent volontiers dans une demi-obscurité. Charles Simonds aime aussi ces reconstitutions en terre cuite, dans le creux de son corps ou d'un mur démantelé. Dorothee von Windheim nous propose des restaurations de vieux murs, de balcons, de traces architecturales. Gordon Matta-Clark perçait de vastes trous en perspective dans les immeubles des chantiers de démolition, sciait des façades de maisons... Ce « ruinisme » rappelle celui dHorace Vernet au XVIIIe siècle et caractérise l'une des sensibilités de l'art actuel. Jean-Jacques Levêque lui a consacré depuis 1972 une série d'articles, puis en 1977, un essai intitulé le Complexe de Pompéi 1. Cette démarche spectaculaire prend un aspect plus géologique avec les travaux de Nikolaus Lang qui étiquette et expose des terres de différentes couleurs, ou des dalles de pierre pigmentée par l'âge. L'ethnographie domine avec les reconstitutions primitives, préhistoriques ou antiques de Paul Thek dont les expositions rivalisent avec celles du musée de l'Homme à Paris. Beaucoup d'artistes présentent des photos du milieu primitif ou du folklore rural (visages de paysans, leurs outils, leurs maisons, etc.). L'anthropologie préhistorique fascine Claudio Costa qui nous montre, dans des boîtes et des vitrines étiquetées, l'évolution du crâne humain depuis l'Australopithecus jusqu'à l'Homo sapiens, les différentes colonisations des races humaines, les différents types ethniques, ainsi que des reconstitutions d'outils préhistoriques (pierres, os, dents) ou de découvertes ossuaires dans des fouilles. Cette tendance trouve aussi son écho dans le formalisme contemporain de ceux qui sculptent ou dressent des totems, des objets de style primitif, des bâtons imités des expositions ethnographiques, si possible ramassés au bord des rivières ou des mers qui les ont usés et arrondis, éventuellement emmanchés de plumes ou inscrits au couteau par l'artiste. Beaucoup d'autres comme Jean-Marie Bertholin qui fabriquent des collections de petits objets d'allure primitive ; d'autres encore qui peignent sur des galets ; sans compter les nombreux sculpteurs, tels Robert Morris, ou Richard Long qui construisent, quelquefois dans la nature sauvage, loin des publics culturels (informés par photos) des cercles de pierres, des dolmens, des amas de gros cailloux bruts ou de vieux bois évoquant des rites et des lieux préhistoriques, que certains se contentent de photographier pour leurs futures expositions. Quelques artistes, notamment ceux qui ont voulu « déconstruire » les matériaux de la peinture, montrent au public les petits objets de l'artisanat pictural (ficelles nouées, cailloux peints, outils de travail) dans des vitrines traditionnelles, voire, comme Christian Jaccard, peignent avec des moyens choisis comme « primitifs », par exemple sur des peaux de bêtes. Cette muséographie, où se complaît une avant-garde qui met en scène sa production immédiate comme si elle appartenait déjà à un lointain passé de l'humanité, trouve son apogée dans une curieuse activité : les « musées d'artistes » dont plusieurs furent présentés à la Documenta 5 par Harald Szeemann. Le premier en date (1941) est celui de Marcel Duchamp réunissant une collection de reproductions de ses propres oeuvres dans une petite valise astucieusement combinée. Marcel Broodthaers avec son Musée d'art moderne, Département des Aigles, Herbert Distel avec son Musée des Musées (meuble à tiroir), Claes Oldenburg avec son Musée de la souris (qui contient des objets de récupération, plus ou moins abîmés, de son atelier et de l'extérieur, ainsi que des décors de scénographie pour des opéras qu'il n'a pas encore composés - dimension 2,80 m x 2,40 m), Ben Vautier avec l'Armoire contenant tout ce qu'il a signé, et quelques autres ont institué ainsi symboliquement la mort muséographique de l'art. Sachant que l'œuvre est destinée au musée, l'artiste lui donne directement la forme convenable à la mise en scène muséographique (par exemple le grand format de la peinture américaine), puis identifie l'œuvre au musée. Car le musée apparaît comme le but de l'activité artistique, le but de l'histoire de l'art, quand bien même c'est là une aliénation de l'art comparable à celle de dire que le but de notre vie, c'est le cimetière. Inversement des directeurs de musées considèrent les expositions thématiques qu'ils organisent comme des oeuvres d'art où les particularismes des différents artistes invités sont annulés au profit de l'image globale de l'exposition. Tel est le cas d'Harald Szeemann. C'est aussi un abus de pouvoir de l'organisateur-artiste employant les œuvres des artistes comme des matériaux pour sa propre création, que Daniel Buren a dénoncé dans son travail sur le thème du musée.
L’histoire de l’art est terminée (1981) Chapitre II Hygiène de l'art
Retour à la table des matières L'hygiène de l'art était dans l'air, en 1971, quand je m'y suis attelé 1. Il y a une sorte de tradition d'hygiène culturelle. C'est un paradoxe curieux. Peut-être est-ce naïvement l'idée que la culture pèse trop lourdement sur l'invention culturelle et la freine, comme si l'on pouvait penser mieux - ou même simplement penser hors culture. « Brûle les livres », disait un décret impérial de la Chine ancienne. « Pour avoir les livres qui ne sont pas encore écrits, interdis la lecture de ceux qui sont aux rayons 2. » En 1936 Antonin Artaud part au Mexique avec l'intention d'expérimenter les effets hallucinogènes du peyotl. « J'allais donc vers le peyotl pour me laver 3. » A l'inverse l'hygiène de l'art à laquelle je pensais procédait par un effort de lucidité culturelle ; l'information, la réflexion critique devant permettre de se désillusionner, à la façon dont Sorel a pu dire dans ses Réflexions sur la violence : « Pendant vingt ans, j'ai travaillé à me délivrer de ce que j'avais retenu de mon éducation ; j'ai promené ma curiosité à travers les livres, moins pour apprendre que pour nettoyer ma mémoire des idées qu'on lui avait imposées. » Cette hygiène de l'art, basée sur l'analyse sociologique de la fonction politique de l'art, de ses symboles et de ses institutions sociales, prit un caractère pédagogique et polémique, mettant en cause l'idéologie artistique dominante, ses effets mystificateurs, dans une pratique spécifique au micro-milieu artistique. C'est celle-ci que je vais évoquer, en citant quelques-uns des textes qui accompagnèrent ces actions.
1. Hygiène de la peinture
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