a) Pédagogie de l'essuie-mains (1971-1974).
Retour à la table des matières Une peinture s'accroche au mur. Un support d'essuie-mains (rouleau de bois mobile) est donc très adéquat pour suspendre la toile. Et en fait de peinture, il est alors logique de peindre des mains. Tourner la toile, il est vrai, peut paraître décevant, car elle est toujours la même : il n'y a pas de mystère. En outre, il est contraire aux habitudes que chacun soit ainsi invité à manipuler la toile, au risque de la froisser et de la salir, risque par lequel chacun transgresse un interdit : « ne pas toucher » et rompt avec son comportement « normal » culpabilisé devant l'image sacralisée. D'autant plus qu'un essuie-mains, c'est un objet vulgaire, qu'on voit plus souvent à côté des lavabos des cafés que sur la cimaise d'un musée ou sur un mur de salon. J'ai aligné sur le mur quatre essuie-mains. D'abord celui qui vient directement du bazar et que je n'ai modifié en rien, si ce n'est par sa juxtaposition aux autres sur la cimaise. Puis le même exactement, sur lequel j'ai peint les contre-empreintes de main. Puis le même exactement, sauf que j'ai remplacé la toile du bazar par de la toile à peindre. Enfin le quatrième est le même que le troisième, mais exécuté sur du plastique transparent par un procédé sérigraphique.
 Essuie-mains, hygiène de la peinture.
Dans cette série, où commence la peinture ? La toile à peindre fait-elle la peinture ? Ou ce rôle revient-il à la contre-empreinte de main ? Le chlorure de vinyle fait-il l'esthétisme du quatrième essuie-mains ? Il faut bien admettre que le matériau joue un rôle important dans l'idéologie du beau. Mais à tout le moins, si je doute que l'essuie-mains du bazar est une peinture à lui seul, il le devient par la présence des trois autres et surtout par la connotation du lieu culturel, qui est le support idéologiquement le plus signifiant. L'urinoir de Marcel Duchamp, ready-made d'un goût plus vulgaire que l'essuie-mains, présenté au Musée d'art moderne de New York, avait déjà parfaitement démontré que le support réel de la peinture, ou ce que j'ai appelé la quatrième dimension de la peinture, c'est son lieu, son cadre social, qui la met en scène comme oeuvre d'art, la sépare du monde profane, et lui donne statut d'objet sacré. La dérision de la peinture, son hygiène surgit dans l'opposition entre la catégorie du sacré que confère le lieu muséographique et la vulgarité évidente de l'essuie-mains, qui ne peut fonctionner sous cette catégorie. L'interrogation qui en résulte sur le statut de la peinture et sur son fonctionnement idéologique est évidemment liée à la signification syntagmatique de l'ensemble des quatre essuie-mains. Mais l'analyse de la structure linguistique de la proposition, qui ferait apparaître les relations internes ou les seuils de rupture opératoire entre les quatre objets et qui déciderait de l'attribution du concept d'art dans le jeu des signifiants et des signifiés, serait très insuffisante et purement idéaliste. En effet, c'est l'ensemble de la proposition qui est artistique : elle est désignée comme telle par le lieu qui la met en scène et qui est non pas linguistique, mais social : la galerie ou le musée. La fonction interrogative propre à l'art sociologique s'appuie sur les ruptures internes de la proposition, d'une part entre les quatre objets exposés, d'autre part entre eux et leur lieu social. Ces ruptures opèrent par rapport à des codes, qui sont idéologiques (expression des systèmes de valeur) et non pas linguistiques. À la suite de ces quatre essuie-mains apparaissent des toiles suspendues au mur par des brides de torchon. Ces brides jouent exactement le même rôle, selon le même code largement répandu, que les supports de bois des essuie-mains : elles dénotent le caractère hygiénique paradoxal de l’œuvre d'art, elles mettent en scène la rupture du code de l’œuvre d'art, elles remettent en question son idéologie.
b) La contre-empreinte de main.
Retour à la table des matières La répétition de la contre-empreinte de main sur la toile annule sa signification émotionnelle possible et lui donne son caractère signalétique. Geste élémentaire du peintre sur le support sans profondeur qu'il désigne, la contre-empreinte de main réduit la peinture à sa seule signalisation, comme le confirme encore le recours à un panneau de tôle émaillée analogue à ceux que l'administration des Ponts et Chaussées place sur nos trottoirs ou sur les bords des routes. J'adopte volontairement pour cette signalisation artistique un niveau de langage et un mode d'expression graphique non discriminatoire, celui de la culture de masse dans les pays où règne l'automobile. Ce panneau de signalisation avec une contre-empreinte de main est équivalent au panneau ART ! AVEZ-VOUS QUELQUE CHOSE À DÉCLARER ? que je place préventivement au seuil des lieux culturels (musées ou galeries) et qui marquent leur discrimination sociale : ce sont des lieux réservés à l'élite, que la majorité des autres n'osent pas pénétrer. Panneau de douane culturelle, qui correspond à un clivage socio-culturel. L'entrée dans ce lieu social tabou, qui expose les signes de la légitimité du pouvoir culturel et donc politique de la classe dominante, implique un comportement de type religieux (recueillement, silence, défense de toucher, de gesticuler), qui s'accorde avec le respect dû à une appartenance de classe. 71% des Français déclarent n'avoir jamais visité une exposition d'art moderne (sondage SOFRES 1972). Ils n'ont rien à dire au sujet de ce qu'ils n'ont jamais vu. Il ne faut donc pas se dissimuler les clivages culturels et la discrimination sociale où s'inscrit le travail de l'artiste contemporain. Il faut même admettre que dans la plupart des cas, même quand il se réclame d'une théorie révolutionnaire, celui-ci renforce cette discrimination par son travail. Susciter ce type de prise de conscience, mettre en évidence la discrimination sociale qu'implique l'art contemporain, développer une analyse systématique de la nature réelle de l'art, et l'exprimer avec les moyens mêmes de l'art, c'est ce que j'appelle une pratique socio-pédagogique de l'art. Cette signalisation préventive rappelle celui qui se laisserait fasciner par l'art à une certaine distanciation qui doit lui permettre d'exercer un esprit plus critique. Cette distanciation paraît essentielle pour désamorcer les pièges de l'émotivité ou de l'imaginaire où l’œuvre d'art exerce son pouvoir aliénant - ce genre de « dialogue avec l'invisible » dont nous parle un René Huyghe parmi tant d'autres psychologues et religieux de l'art. La question ART! AVEZ-VOUS QUELQUE CHOSE À DÉCLARER ? inscrite sur le panneau de signalisation, implique une lecture intellectuelle, l'analyse de la pensée qu'exprime l’œuvre d'art. Cette distanciation fait appel chez le lecteur à ses facultés d'analyse lucide, à l'encontre de son psychisme mystificatoire. En outre, la contre-empreinte de main, que je répète sans mystère, et que chacun serait capable aisément de reproduire, est un geste non seulement élémentaire, mais archaïque et que nous retrouvons un peu partout tout au long de l'histoire de l'humanité. À l'opposé de toute surenchère à la création formelle, il situe mon travail en dehors de la concurrence et de l'idéologie avant-gardiste, caractéristique de la production artistique contemporaine dans une économie de marché impliquant l'innovation et un statut de marchandise pour l’œuvre d'art. Les objets ou les images que je fabrique pour les exposer, même si je recours à leur mise en scène artistique pour y faire surgir la dérision et la mise en question critique, ont statut de matériel pédagogique.
c) L'usage de la couleur.
Retour à la table des matières Ce ne sont pas davantage les harmonies subtiles, ou les effets de contraste de couleur, ou la fascination des espaces monochromatiques, ni la giclure pulsionnelle de la couleur, qui peuvent contribuer à une démarche sociologique de l'art. Le code tricolore bleu - blanc - rouge dont je me sers marque la relation idéologique de l'art à la société qui le produit. Toutes les autres pratiques chromatiques, fussent-elles justifiées par le principe de plaisir, occultent cette relation fondamentale de l'art à la classe dominante de la société, et me paraissent de ce fait suspectes. L'alternance ordonnée des séries verticales bleues et rouges sur fond blanc constitue le code idéologique le plus signifiant pour la société dans laquelle je travaille. Si le spectateur est sensible à ce signal tricolore, c'est à juste titre, parce que je fais apparaître la compromission entre l'art et la classe politique dominante. Déclarer que la couleur est « le fond pulsionnel sexuel » de la peinture, ou que la couleur « introduit dans le champ idéologique dominant une charge sexuelle que l'idéologie dominante refoule », croire, dans une optique picturale faussement matérialiste, que la couleur est « la base matérielle réelle » de la peinture, qu'il faut libérer dans la peinture, en opposition avec le dessin, considéré comme expression de l'ordre social refoulant et opprimant, c'est renouer en 1974 avec l'idéologie fauviste de la couleur. Mais ce qui était révolutionnaire au début du siècle (« un pot de couleurs a été jeté à la figure du public », écrivait Camille Mauclair pour protester contre le Salon fauviste de 1905), face à une classe bourgeoise puritaine et qui rejetait les couleurs « voyantes », cette pulsion libératoire et révolutionnaire de la couleur est devenue aujourd'hui, dans la société de consommation, simple argument de vente, couleur-marchandise. Aujourd'hui, la couleur est à la mode, la couleur se vend bien, elle euphorise notre milieu urbain technologique. Drôle de révolution picturale que de jouer le jeu de la couleur-marchandise ! Matérialisme ? Ou Marketing ? Les tenants de la couleur esthétique en seraient-ils totalement inconscients, alors que certains d'entre eux se réclament de Mao ? Ignorent-ils que la couleur est devenue l'arme privilégiée de la publicité concurrentielle ? La couleur a été recodée, depuis les Fauvistes. C'est à partir de sa fonction signalétique qu'il faut désormais travailler.
d) Mise en scène d'une proposition démonstrative.
Retour à la table des matières Entre un essuie-mains de bazar et un panneau de signalisation analogue à ceux du code de la route, se déroule une proposition ordonnée : toiles détendues accrochées à des brides d'essuie-mains, étroites, puis plus larges, et qui, lorsqu'elles prennent l'apparence de grandes peintures tendues sur la cimaise, sont réduites à quelques contre-empreintes de main indiquant virtuellement les séries répétitives verticales, et renforçant le caractère exclusivement signalétique de ces peintures. À la limite, quelques contre-empreintes de main en série ordonnée bleu et rouge suffisent à signaliser comme telle une grande toile de plusieurs mètres, ainsi réduite à sa seule fonction idéologique de signe culturel. La pédagogie de l'essuie-mains est ainsi complétée par la réduction sémantique que j'opère par rapport au message esthétique de l'art. Réapparaît alors sa fonction politique réelle. Elle peut se lire soit à partir du panneau de signalisation, soit à partir de l'essuie-mains, dans sa dérision. L'hygiène de l'art, c'est une campagne prophylactique, ironique, une mise à nu de la culture consacrée, un nettoyage, qui doit permettre de nouvelles prises de conscience, et la mise en situation de rupture avec le respect que suscite généralement le caractère sacro-saint de l'objet d'art. Chaque exposition est accompagnée d'un texte critique. L'œuvre est inséparable du texte et réciproquement. Ce travail théorique est fondamental, en ce sens qu'il fonde toute la pratique artistique, précise son sens et écarte assez largement les risques de polysémie de l'image. Cette pratique est à la fois illustrative, démonstrative de la théorie sociologique de la peinture, et exploratrice, expérimentale. La pratique nourrit dialectiquement la théorie qui la fonde. Ce travail est en cours. Il est sans doute utile de souligner ici quelques points fondamentaux et de répondre ainsi à diverses objections. L'hygiène de l'art ne signifie pas la volonté de renoncer a l'art dans là société actuelle. Elle ne tombe pas dans ce piège idéaliste de la mauvaise conscience bourgeoise qui serait, à l'instar de ce que Roland Barthes dit de la littérature, « le degré zéro de la peinture », ou une « peinture blanche », comme on dit une « écriture blanche ». Elle est au contraire un travail socio-critique productif, qui vise à être actif, politiquement efficace. Tel est bien le sens de ma campagne prophylactique. A la pulsion suicidaire que suscite le déchirement de la mauvaise conscience bourgeoise, je pense qu'il faut opposer, autant que de besoin, le principe de plaisir. L'hygiène de l'art critique évidemment tous les succédanés de l'ancienne nature religieuse de l'art : inspiration, subjectivité, génie, esthétique, imaginaire, surréalisme, etc., produits de l'idéologie idéaliste. L'hygiène de l'art aboutit à une pratique matérialiste de l'art, c'est-à-dire une pratique fondée sur le matérialisme historique et qui s'exerce sous une forme socio-pédagogique. Mystification depuis toujours, l'art doit ainsi devenir sociologique et didactique. L'analyse sémiologique et structuraliste serait elle-même mystifiante si elle ne s'articulait pas, en dernière instance, avec l'analyse sociologique. L'hygiène de l'art est une pratique politique, qui opère dans le champ spécifique de l'art, mais dont le but lui est extensif. L'hygiène de l'art est un travail critique portant sur la réalité objective de l'art, champ idéologique crucial, à l'opposé de tout positivisme ou scientisme, du fait de la reconnaissance d'une difficulté majeure, irréductible, qui est la nature mythique du langage, même le plus rationnel, et de la situation originellement irrationnelle des hommes dans le monde. Là se situe, sans doute définitivement, une limite de notre travail, qui recule devant nous... comme l'arc-en-ciel.
2. La déchirure des oeuvres d'art (1971)
Retour à la table des matières L'art jouant le rôle politique antérieurement dévolu à la religion, au service de la classe dominante, la crise était inévitable. L'ART ÉTAIT COMPROMIS. Avec l'essor des consciences bourgeoises déchirées, nous avons connu des artistes déchirés - pas tous - et tout un grand retournement de l'art contre lui-même. L'ART DÉCHIRÉ : je lève mon chapeau. Maintenant nous allons tête nue et je suggère la déchirure, ou l'art de déchirer sans art, qui sera l'une des attitudes fondamentales de l'hygiène de l'art. La déchirure, telle que l'exige une véritable hygiène de l'art, doit rejeter le formalisme des démarches antérieures, elle doit être inesthétique : son but est pédagogique. Plutôt que de jeter les oeuvres déchirées, ce qui se réduirait à une manie solitaire, sans efficacité, j'ai préféré organiser des expositions hygiéniques, où je montre les oeuvres reçues et déchirées, conditionnées sous sachet plastique hygiénique. Près de 300 oeuvres originales, reçues de tous les coins du monde industriel, sont ainsi rassemblées. L'ensemble témoigne de la prise de conscience du caractère mystificateur de l'art, reconnu par les artistes eux-mêmes. La déchirure n'est pas, comme je le pensais d'abord, un acte radical, définitif. Il s'inscrit dans la suite des techniques antérieures, qui furent le dripping de Pollock, toutes les formes de peinture gestuelle, le tir à la carabine sur une oeuvre ou les machines autodestructrices, les recherches par le feu ou la sublimation d'Yves Klein, le cisaillement esthétique de la toile par Fontana. Il s'agit selon nous d'une attitude réaliste, qui vise à dénoncer la sacralisation de l'art et la pauvreté d'un imaginaire factice. Je vous suggère, si vous en avez les moyens, de vous attaquer à un Vasarely, à un Mathieu, à un Carzou, à un Bernard Buffet, etc., pollution culturelle de la bourgeoisie. Ce genre d'« exposition hygiénique » a suscité chaque fois la polémique. C'était son but et le débat fut souvent très agressif. Je suis étonné que plus de 300 artistes aient finalement accepté de participer à ces expositions en me donnant une oeuvre à déchirer. Certes cela ne les a pas empêchés de continuer à produire, mais du moins leur propre doute sur leur démarche est-il apparu massivement à travers cette action. Ce doute n'a cessé d'augmenter depuis chez beaucoup d'entre eux, tant du point de vue esthétique (les limites d'un renouvellement possible) que politique.
3. Les pilules anticonceptuelles (1972)
Retour à la table des matières En polystyrène expansé, elles étaient distribuées généreusement aux artistes conceptuels, bricoleurs dignes du concours Lépine qui manque encore dans le domaine de l'art et qui pourrait récompenser les inventeurs de nouveautés avant-gardistes... Sous le signe de la « campagne prophylactique », elles rappelaient aux artistes imbus de jargon néologique et creux qu'il ne faut pas trop se prendre au sérieux, pour que ne soit pas oubliée l'ironie, qui est l'une des meilleures armes de l'hygiène de l'art.
4. L'hygiène du plastique (1972)
La matière plastique est un vecteur idéologique significatif de la modernité, de l'hygiène, du conditionnement, de l'ersatz universel. Différents travaux ont visé à mettre en évidence ou à utiliser ces significations, notamment les pilules anticonceptuelles, puis celles de la Pharmacie Fischer (ersatz universel), l'essuie-mains plastique, les sachets pour oeuvres déchirées, la tête d'artiste sous sachet plastique hygiénique à jeter, l'usage ultime du chlorure de vinyle pour les morts, le conditionnement sous plastique de l'individu du XXe siècle, etc.
5. Hygiène du musée (1972)
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