suprêmes investies dans le mythe prométhéen. L'incohérence qui empêchait le système de valeurs dominantes d'intégrer la poubelle et le déchet dans la Création induisait trois attitudes possibles : soit le nihilisme, soit le rejet de l'avant-garde critique, soit un déplacement radical du système de valeurs lui-même. La crise de l'idéologie avant-gardiste était ainsi consommée et ces trois attitudes, auxquelles on pourrait peut-être adjoindre une quatrième : le catastrophisme, se sont affirmées dans la culture contemporaine.
2. La crise du marché
Retour à la table des matières La crise du public et du marché n'est que le contrecoup violent de la secousse qui a ébranlé l'idéologie avant-gardiste. Certes, pendant un temps, le système marchand a pu intégrer n'importe quoi dans le circuit de diffusion-vente en s'appuyant sur le terrorisme avant-gardiste, sur la légitimité intellectuelle des démarches avant-gardistes critiques, sur un mécanisme très puissant de spéculation marchande (pouvoir des leaders, rôle des galeries, des revues d'information, des ventes aux enchères) sur l'effet Veblen et surtout sur le mythe de la création, qui bénéficie d'une position centrale dans l'idéologie bourgeoise. L'effet Veblen de la dépense somptuaire (inutile) comme symbole efficace de standing social s'est accordé avec l'idéologie de l'unique (donc de la rareté absolue de la marchandise, qui assure son prix). En effet comme l'individu bourgeois est unique, la création est unique, le chef-d'œuvre est unique et ses imitations, ses copies, perdent la valeur mythique... et marchande. L'idéologie de l'avant-garde est monothéiste. Il n'y a pas d'unicité du chef-d'œuvre dans l'art des sociétés polythéistes. L'artiste d'avant-garde est un pionnier unique : il est donc investi de la valeur capitaliste. Ses suiveurs, ses imitateurs ne valent que ce que vaut la copie en comparaison de l'original. L'original a un prix maximum puisqu'il incarne le mythe de la création, la plus haute image que le bourgeois puisse se donner (par l'achat) de lui-même ! Et le bourgeois sait le prestige que l'achat symbolique du mythe fait rejaillir sur sa petite personne dans le système social. C'est bientôt lui-même qui incarne le mythe prométhéen dans son bureau de président-directeur général ou sur les murs de son salon. Mieux. Plus la compréhension de l'œuvre avant-gardiste est esotérique, plus elle valorise son acheteur. Car il sait, lui aussi, comme l'artiste avant-gardiste. Les autres, qui ne savent pas, sont invités à admirer celui qui sait. Il y a le micro-milieu des initiés... et les autres. Et si ce n'est pas facile d'être initié, il n'est pas nécessaire d'avoir compris quoi que ce soit à l'œuvre d'art pour l'acheter. L'achat assurera le collectionneur d'un certificat symbolique d'appartenance au micro-milieu des initiés d'avant-garde. Comment s'étonner dès lors que le collectionneur gagne par ailleurs beaucoup d'argent dans la gestion des affaires ? C'est un initié et puisqu'il sait, son savoir culturel garantit son savoir capitaliste et le légitime. Il n'est pas riche par affairisme, mais par un savoir supérieur. La gestion des affaires trouve là sa pleine légitimité culturelle, disons spirituelle. Il est un initié de la création artistique donc aussi un créateur d'argent, un créateur de l'aventure prométhéenne de la société. Rien de tel, en tant qu'homme politique, que de légitimer la gestion des affaires de l'État (et du capitalisme) en liant son nom pour la postérité à la création avant-gardiste ! Paris nous en donne avec le Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou, un exemple monumental, qui connaît un succès sans précédent. Telle une nouvelle tour de Babel pluridisciplinaire, mieux que la tour Eiffel, dressée fièrement pour réconcilier la culture et la technologie dans une image spectaculaire et consommable du mythe prométhéen de la création humaine. Mais à côté de ce succès de l'idéologie dominante d'État, la crise du marché privé avant-gardiste s'est accrue et sévit sans conteste. Les collectionneurs, après un moment de fascination, ont pris peur de l'équation n'importe quoi = art. Ils sont à la recherche de valeurs plus sûres et se tournent vers des œuvres moins immédiatement récentes, dont la qualité de travail sera rassurante. Un désir de sécurité de dix années d'ancienneté dans l'attitude des collectionneurs d'avant-garde suffit à faire fermer les jeunes galeries de recherche et à mettre les nouveaux avant-gardistes dans l'impossibilité de vivre de leur production. Si pendant un temps l'innovation a eu valeur marchande, conformément à la pratique capitaliste du marché basée sur la nouveauté et la concurrence (tel le marché de l'automobile avec son salon annuel), si l'on a pu lancer des avant-gardes et des images de marque comme des lessives, le moment est venu où une surenchère incessante a jeté le doute. Il a suffi qu'une crise économique généralisée se conjugue avec la dématérialisation de la production artistique. En vain le marché artistique a-t-il tenté ces dernières années de relancer la dynamique avec moins de concepts et plus d'objets mieux achevés (valeur d'habileté et de travail artisanal). Le doute avait été trop patent, la bourgeoisie s'était déjà ressaisie dans un conservatisme prudent. Certes le marché avait toujours été étroit. Il n'en était que plus vulnérable. Au début des années 70, nous jugions fondamental de dénoncer le marché, ses galeries, ses foires internationales, l'art-marchandise et de ne rien lui concéder, rien lui vendre. Le collectif d'art sociologique a polémiqué contre cette spéculation, dénoncé ces mécanismes au nom de la communication sociale critique. Avec le IVe Manifeste et l'idée du Tiers-Front hors New York nous avons attaqué la suprématie américaine sur son système marchand satellite en Europe. Aujourd'hui, à côté des grands capitaines d'industrie de l'art, trop de petites galeries de recherche ont dû fermer après s'être endettées à payer leur loyer, sans rien vendre : cette polémique doit être plus nuancée. Pourtant pour un spéculateur intelligent, le moment est venu, plus que jamais, d'acheter de l'art contemporain ; galeries et collectionneurs devraient le comprendre et cela ne tardera sans doute pas. Dès que la crise économique se calmera. Nous savons, en effet, que les crises économiques ne favorisent pas les achats d'art actuel, au contraire. La valeur-refuge de l'art s'efface, comme si la crise économique jetait le doute sur les valeurs idéologiques et culturelles. Quand les affaires ne vont plus, le capitalisme ne croit plus en Dieu ni en l'Art contemporain. Le cœur n'y est plus pour l'illusion artistique, quand le capitaliste croyant perd foi en l'existence de son argent. Erreur ! Si l'histoire de l'art d'avant-garde est close, cette production est arrêtée : or toute denrée rare devient chère. Voyez l'art nègre. Depuis que l'Afrique a été écumée par les chercheurs d'art et que la production est close et connue, les prix ne cessent de monter. Ainsi en ira-t-il certainement de l'art d'avant-garde.
3. La crise du public
Retour à la table des matières Les artistes d'avant-garde sont devenus à eux-mêmes leur propre public. Seuls les directeurs de galeries, les critiques d'art spécialisés et les collectionneurs qui ont acquis leur droit d'appartenance par quelques achats, ont le droit de se mêler à ce micro-milieu d'initiés. Nul autre ne s'y frotte. Les rites de vernissage où chacun vient se faire voir et où l'on ne prête guère attention aux oeuvres exposées, démontrent le caractère spécifique de cette petite secte fermée. Je voulais, en 1971, faire l'exposition hygiénique de ce micro-milieu lui-même, dans une galerie vide dont les murs auraient été simplement couverts de miroirs. Aucun directeur de galerie ne trouva l'idée à son goût, même en sophistiquant la démarche avec un ou deux circuits fermés de vidéo pour renforcer l'effet. On ne crache pas ainsi sur le sacro-saint micro-public. Et puis il n'y avait rien à vendre dans cette exposition... C'était pourtant la troisième exposition à faire, après celle du Vide d'Yves Klein et du Plein d'Arman : celle du Public de l'Art. Le ghetto de l'avant-garde s'est de plus en plus fermé sur lui-même. Les artistes conceptuels en ont pris conscience au point d'affronter cet échec insurmontable en affirmant comme une théorie l'impossibilité de la communication entre l'artiste et le public 1. Celui qui rétorquerait que l'art a toujours eu un public restreint ne doit pas méconnaître l'importance toute nouvelle de la communication dans l'idéologie sociale. Les mass media jouent un rôle dominant. En comparaison, les artistes ne peuvent manquer de ressentir une frustration tenace lorsque leur désir d'expression est exclu de la communication de masse. Frustration si forte que la communication est devenue un thème central de la démarche de beaucoup d'entre eux ; et que le ghetto où l'avant-garde s'est enfermée apparaît moins comme une marginalité que comme une prison ou un cul-de-sac. Leurs efforts pour en sortir (art dans la rue, participation, art postal, etc.) sont d'autant plus désespérés qu'ils sont voués à l'échec ou à des simulacres décevants. Le phénomène apparaît à chacun comme une crise de l'art et comme un désintérêt complet du public ; de ce public dont certains artistes et musiciens voudraient pourtant faire l'acteur même de leur création. L'art, comme sublimation culturelle du lien avec la mère (communication avec la société), ne peut rétablir l'unité perdue et marque le pas du désespoir 1. Quant à l'art de masse, il ne peut être avant-gardiste, alors que son idéologie est en général de gauche et souvent révolutionnaire. Il ne peut s'exprimer qu'avec des poncifs éculés de l'art petit-bourgeois ou kitsch, qui sont les références imposées à la masse par la classe dominante. S'il veut recourir à une esthétique avant-gardiste, mieux en accord avec sa situation d'avant-garde politique, il se coupe de la masse ; la classe ouvrière et moyenne est post-impressionniste de nos jours en France. Les salons des dentistes et des médecins de quartier aussi. Il faut déjà fréquenter les médecins spécialistes non conventionnés à la Sécurité sociale pour trouver des salons d'attente où pende de l'art abstrait. Il n'y a pas, il n'y aura jamais d'esthétique marxiste. La classe ouvrière que veut représenter le parti communiste, aime les images kitsch, comme le style petit-bourgeois du réalisme socialiste (où se mêlent aussi le kitsch de l'expressionnisme slave et beaucoup de souvenirs de l'art iconique). L'élimination par Lénine de toute l'avant-garde russe était logique, jusques et y compris dans sa volonté de refuser une avant-garde culturelle prolétarienne (le Proletkult) : « Pas l'invention d'une nouvelle culture prolétarienne, mais le développement des meilleurs modèles, traditions, résultats de la culture existante du point de vue de la conception marxiste du monde 2... » : c'est ce que demandait Lénine. Ce qui impliquait de fait l'acceptation des formes esthétiques traditionnelles, effet considéré comme d'importance secondaire par rapport à la force révolutionnaire exigée des contenus. Si d'une part le ghetto avant-gardiste a créé autour de lui un « vide social » infranchissable, ressenti comme crise dans la classe bourgeoise, l'impossibilité d'autre part, d'une rencontre entre la classe ouvrière et une avant-garde artistique qui voudrait contribuer à la Révolution culturelle ou créer un art de masse révolutionnaire, met fin à tout espoir de sortir de la crise. La rupture sociale entre avant-garde et public, quelles qu'en soient les idéologies esthétique et politique, est consommée et ne laisse entrevoir aucune issue. Cette situation est d'autant plus grave au moment où beaucoup d'artistes espèrent surmonter la crise de l'avant-garde en rétablissant le mythe maternel de l'unité primitive perdue entre l'artiste, le médiateur et le public, unité qui confondait jadis les trois rôles dans les rites sociaux des sociétés dites « primitives », au point qu'on a cru ne pas devoir y parler d'art! Ces artistes, à leur tour, devraient, s'ils réussissaient, ne plus parler d'art ?
4. L'épuisement des media artistiques
Retour à la table des matières Au temps des classiques, le sentiment existait que tout avait été pensé et que l'on venait toujours trop tard. Plus récemment, tandis que l'histoire des idées a rebondi, la crainte d'un épuisement des media artistiques s'est précisée. Thomas Mann, dans Docteur Faustus, écrit : « Nos moyens artistiques sont usés et épuisés ; nous en sommes las et nous cherchons des voies nouvelles. » Spengler, analysant Le déclin de l'Occident, ne craignait pas d'affirmer vers 1920 : « Pour l'Européen occidental, il ne sera plus question d'une grande peinture ou d'une grande musique. Les possibilités architectoniques sont épuisées depuis cent ans. » C'était considérer comme dénué de valeur tout ce qui s'était produit à partir de l'impressionnisme et prendre conscience que le néo-classicisme, en effet, n'avait guère apporté de nouveauté depuis le début du XIXe siècle. Une telle erreur d'appréciation incite à la prudence! L'avant-garde a cherché sans réserve et sans relâche ces « voies nouvelles ». Mais l'épuisement de l'invention formelle n'a pas cédé dans le recours à de nouveaux media artistiques et la peur de ne plus rien trouver de nouveau est toujours là, insistante et sans qu'aucune invention ne vienne l'apaiser. Theodor Adorno 1 suggérait déjà que la question n'est plus philosophique mais beaucoup plus concrète : « La question de la possibilité de l'art s'est tellement actualisée qu'elle se moque de sa forme prétendue plus radicale ; à savoir si et comment l'art est encore vraiment possible. A sa place apparaît aujourd'hui la question de sa possibilité concrète. » Non seulement l'invention formelle semble avoir épuise la combinatoire de tous les possibles, mais certains s'interrogent sur la possibilité même d'idées nouvelles. Car, à tout le moins, si l'invention formelle est close, l'avant-garde est-elle exclusivement liée à la création esthétique et ne peut-elle se contenter de contenus et de thèmes nouveaux ? Quitte à les exprimer selon des esthétiques déjà connues. Voire. John Cage, par exemple, prend le risque de déclarer : « Sur le plan des idées, tout a été pensé ; toutes les découvertes fondamentales ont été faites. Et dans le domaine de la musique, Gunther Stent estime que la musique telle qu'elle existe à présent, avec la liberté que l'on reconnaît aux sons eux-mêmes, nous épargne tout travail supplémentaire quant au fond des choses. Cela ne veut pas dire qu'on n'a plus besoin de composer de nouvelles musiques, mais qu'on n'a plus besoin d'avoir de nouvelles idées sur la musique... En un sens, tout est fini, tout a été découvert et expérimenté 1. » La pensée de John Cage est radicale. Mais j'ajouterais volontiers que non seulement l'histoire de la musique comme celle de la peinture sont terminées, mais encore que l'histoire du roman, voire de la littérature (l’écrit de la Galaxie Gutenberg, dirait McLuhan), l'histoire de l'art photographique (encore de l'écrit commenterait McLuhan), voire du cinéma (même chose) ne révèlent plus aucune invention formelle depuis quelques années déjà. Le délai est trop court pour être aussi affirmatif ? Peut-être, mais la combinatoire des éléments formels possibles a été entièrement parcourue et expérimentée et critiquée en tant que création littéraire. Sorel, au début du XXe siècle, prédisait le « chant du cygne de l'Opéra mourant » et ajoutait : « J'ai bien peur que la littérature entre à son tour dans la danse de la mort, la mort du style. » Certes Sorel s'opposait à l'avant-garde bourgeoise ; mais l'avant-garde bourgeoise elle-même (et celle de gauche) ont conjugué leurs efforts pour épuiser toutes les possibilités formelles possibles, jusqu'à signer (Ben Vautier) |