Artiste-philosophe et sociologue de l’art et de la cyberculture







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l'épuisement de toutes les possibilités (1973).
A-t-on des doutes à cet égard ? Voudra-t-on m'opposer telle ou telle petite idée nouvelle, ici ou là, tel ou tel petit gadget esthétique aujourd'hui ou demain, auquel nul n'avait pensé, notamment dans l'interdisciplinarité artisti­que, qui peut, sans doute, nous réserver encore quelques petites surprises ? Cela ne saurait remettre en cause le fait fondamental de la mort de l'avant-garde.
Il faut vouloir être aveugle pour le nier ou se cacher le panorama derrière une feuille d'arbre. La conscience en est déjà assez répandue pour que l'idéolo­gie avant-gardiste soit nettement en perte de vitesse dans le micro-milieu artistique où s'affirment des valeurs orientées très différemment telles que la mémoire, la mort, les mythologies individuelles, l'archéologie, la muséogra­phie que nous avons déjà évoquées.
Au risque de passer pour réactionnaire, il faut bien admettre que le nou­veau ne peut donc plus être maintenu comme valeur artistique. Cette valeur a été substituée au beau de plus en plus nettement depuis les impres­sionnistes et surtout les futuristes. Elle s'efface vers 1970, date que l'on pourra discuter à quelques années près 1.
L'abandon aujourd'hui de la valeur du nouveau est inévitable, si l'on veut maintenir vivante l'activité artistique, dont il serait vain de croire qu'elle puisse se fonder sur une valeur épuisée, consommée totalement.
En revanche rien ne nous permet d'affirmer que l'art est mort ; bien au contraire, sa « nécessité » ne semble pas appeler de doute. Ce qui est terminé, c'est son histoire en tant que nouveauté. Nous pouvons désormais faire l'éco­nomie du concept d'histoire, en tant qu'histoire des étapes de sa nouveauté, pour une activité artistique dont les critères de valeur seront tout autres. Cela nous amènera sans doute aussi à réétudier l'activité artistique antérieure au XIXe siècle qui ne s'était pas constituée par rapport à la valeur de nouveauté et qui n'a été considérée en tant qu'histoire que depuis le XIXe siècle.

L’histoire de l’art est terminée (1981)
Chapitre IV
Les réactions

1. Le musée intemporel

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Malraux, grand-prêtre de l'intemporel, nous a proposé le Musée imagi­naire, institution très officielle de la « consommation actuelle de la totalité du passé artistique » que dénoncent les situationnistes. Nous sommes invités à admirer une rétrospective mélangée de l'art mondial, sans souci des époques ni des sociétés d'origine. Certes on ne reprochera pas à Malraux de s'être, comme d'autres, embarrassé de la notion d'histoire. Il propose d'admirer du même regard universel, côte à côte, l'art égyptien, Greuze et un Bouddha chinois. Nous sommes alors invités à entendre les « Voix du silence ». Il n'ignore pas l'histoire des formes : « L'artiste conquiert les formes sur d'autres formes, la matière première d'un art qui va naître n'est pas la vie, c'est l'art antérieur 1. » Mais il rejette l'histoire comme lieu, comme temps et comme valeur d'art, et lui substitue l'Intemporel 2. Estimant que « l'histoire de l'art ne rend pas compte du monde de l'art », il fait appel à notre expérience pour nous en convaincre : la conscience de chacun de nous n'est pas chronologique, et les événements y convergent plutôt qu'ils ne s'y succèdent.
Il nous propose à travers la contemplation de l'art de déchiffrer le Sublime qu'il préfère à la valeur du Beau 1 et qui signifie pour lui la grandeur humaine, c'est-à-dire le triomphe de l'art sur la mort (cette mort humaine, thème central de son oeuvre et de sa vie et qui appelle au-delà du désespoir, comme une « éternelle revanche », la volonté épique du héros humain. Face au destin tragique, « l'art est un anti-destin ». « On dirait qu'en art le temps n'existe pas. Ce qui m'intéresse, comprenez-vous, c'est la décomposition, la transformation de ces œuvres, leur vie la plus profonde, qui est faite de la mort des hommes 2. » Et l'art assure l'homme de l'éternité.
Malraux chante l'incantation de l'anti-destin. Ni humour, ni détente dans ce cantique épique. Il ignore délibérément Marcel Duchamp et Dada. Il se garde aveugle vis-à-vis de l'avant-garde et évite même le problème de l'art abstrait, qu'il juge très temporaire, parce que celui-ci ne met pas en jeu expli­citement la figure humaine : « Nous touchons à l'action provisoirement extrême de la peinture moderne. »
Il ne peut y avoir d'avant-garde dans l'Intemporel et Malraux l'ignore donc.
En rejetant l'idée d'histoire comme accomplissement prométhéen, donc en supprimant la croyance à une finalité de l'histoire qui serait le progrès, Malraux choisit l'autre valeur possible, le tragique : « Nous ne pourrions fon­der une attitude humaine que sur le tragique, parce que l'homme ne sait pas où il va 3. »
C'est dans cette dimension du tragique que se situe Malraux, car s'il n'y a pas de but qui donne un sens à l'avenir, il n'y a plus de Dieu qui donne une explication de l'origine ; notre société ne connaît pas sa raison d'être.
Le tragique permet d'échapper à l'absurde. Ou mieux, l'existence de l'art permet de surmonter le sentiment de l'absurde.
De même que Kant déduisait du sentiment moral l'existence de Dieu, de même Malraux voit dans l'existence de l'art l'indice d'une valeur transcendan­tale cachée. Dans ses Antimémoires, évoquant sa visite au temple d'Ellora, il écrit : « Nulle part je n'avais éprouvé à ce point combien tout art sacré suppose que ceux auxquels il s'adresse tiennent pour assurée l'existence d'un secret du monde, que l'art transmet sans le dévoiler, et auquel il les fait participer. »
Ce secret du monde, que la contemplation de l'art évoque sans jamais le révéler, mais sans lequel l'art n'existerait pas, c'est l'Absolu. Bien que son vocabulaire hésite et varie, entre l'Irréel, l'Intemporel, l'Absolu, l'Être, le Sacré, la Vérité, le Mystère, l'Inaccessible.
Agnostique, Malraux n'abandonne pas pour autant l'idéologie de l'art sacré ; bien au contraire, il voit dans l'art la preuve de l'existence de l’Absolu et s'il hésite à l'appeler Dieu, c'est parce que cet Absolu révèle sa présence à travers l'art, mais en nous laissant dans l'ignorance métaphysique ou mystique la plus totale. L'homme est condamné tragiquement à ne pas savoir.
L'Histoire est alors, non plus celle de la Providence, d'avant le, XIXe siècle, ni de la création prométhéenne des hommes inventée depuis le XIXe siècle, c'est la mémoire des Héros, ces Génies qui tels des surhommes (le vocabulaire est nietzschéen mais a changé de sens) ont réussi à porter témoignage de l’existence de l'Absolu ; tels sont les artistes et les hommes de pensée et d'action. L'histoire de l'art est inessentielle à l'art, a fortiori la sociologie de l'art. Malraux n'y songe même pas et souligne seulement que la comparaison de l'art entre les civilisations permet d'en mieux discerner les traits spécifiques. Malraux est un penseur idéaliste à l'extrême. Là où nous parlons de sociologie de l'art, Malraux tient le langage de la Métamorphose des Dieux. Il est « en art comme on est en religion ».
Ainsi avec le Musée de l'Intemporel, l'art échappe à la fin de l'histoire de l'art, pour cette simple raison qu'il n'y est jamais entré. La transcendance de l'Absolu se situe bien au-delà de l'histoire, de la sociologie, de l'avant-garde, des critères de nouveauté ou de progrès. L'idéologie idéaliste de Malraux, c'est l'incantation de l'idéologie dominante aristocratique, bien faite pour la légiti­mité spirituelle de la société bourgeoise qui, oubliant le tragique qui ne lui convient pas, identifie son espoir prométhéen avec l'épopée du héros où Malraux veut lui-même se faire reconnaître.
Une question demeure : la bourgeoisie pourra-t-elle maintenir longtemps la mystification de ce sacré de rechange ?


2. Kitsch international


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Le kitsch est devenu l'esthétique internationale des masses. Et nul n'y échappe, même l'artiste avant-gardiste dans sa vie quotidienne.
Le kitsch c'est moins la répétition que l'imitation. Le kitsch ce n'est pas le gadget ; il est vécu comme valeur esthétique, comme beau, comme art. C'est l'imitation référant explicitement par imitation et souvent reproduction (indus­trielle, en série) au registre des formes et des thèmes de l'art consacré.
Le kitsch, c'est par exemple une tour Eiffel (en plastique ou en or), une nature morte (reproduction d'une toile de maître, ou peinture du dimanche), un poème mêlant la nature et l'amour en rimes comme Lamartine ou comme Rilke, un masque nègre acheté dans les couloirs du métro ou une peinture de Bernard Buffet (cas plus subtil de recherches d'effets redondants).
Le kitsch, pour compenser l'effet d'usure dû à la diffusion très large des styles artistiques originaux qu'il imite, a tendance à en rajouter : multiplier les adjectifs d'une langue poétique qui devient trop riche, forcer la véracité des couleurs, charger l'écriture et ébaucher l'expression des émotions suggérées, comme le maquillage d'un visage qui souligne trop ses charmes : (plus qu'il n'est besoin pour y être sensible, au point que le maquillage attire l'attention sur lui-même et non sur les traits du visage).
Parce qu'il craint d'avoir moins de valeur que le modèle original qu'il imite, le kitsch rajoute souvent de l'art, à la limite de la redondance caricatu­rale... et devient artificiel.
D'où les qualificatifs de vulgarité, de mauvais goût que le kitsch s'attire de la part des esprits « distingués ». Mais cela nous mène à une extension du kitsch, dans le style de l'ameublement, de la décoration : un tire-bouchon dont le manche est une reproduction de la Victoire de Samothrace, mais aussi un lit à baldaquin style Henri IV dans un pavillon plan Courant, voire une cuisinière ou une chaîne Hi-Fi design surchargée de voyants lumineux dignes d'un cadran de bord d'une fusée.
Le placage plastique imitant l'acajou n'impose pas nécessairement le juge­ment de kitsch si, par exemple, la géométrie du meuble est strictement fonctionnelle et austère. Mais rajoutez des poignées en bronze doré et vous aurez du kitsch.
Le style kitsch au sens très large, c'est l'imitation redondante, surchargée, hyperbolique des images des grands mythes, le beau des œuvres géniales qui sont dans les musées ou l'édition complète des oeuvres de Victor Hugo en pur porc, ferré à l'or fin, ou la surpuissance prométhéenne de l'homme conquérant l'univers au volant de sa voiture, ou la nature champêtre dont on rêve en ville, le petit bar dans un meuble en forme de tonnelet, ou même l'expression stéréo­typée de la misère tragique de l'homme, de la mort (monuments funèbres), ou la tendresse maternelle (rideaux et abat-jour froufroutants hollandais ou nord-américains), ou la virilité macho (eau de toilette, rasoir, voiture). Et ne parlons pas du kitsch sexuel dans le porno. Le kitsch peut être un objet unique (villa de bord de mer dont les tourelles imitent un château fort, ou biche aux abois d'un peintre à l'huile, ou photographie de mariage). C'est aussi et surtout la quantité industrielle d'imitations (copies ou à la manière de...) produites et distribuées en série, mettant à disposition des classes moyenne et ouvrière les valeurs consacrées de l'humanité (le beau, la science, l'amour, le sexe, l'argent, la mort, le tragique, la puissance prométhéenne, Dieu, la nature, etc.) pour un usage décoratif et souvent de standing (symbolique sociale).
La société du spectacle, pour compenser la pauvreté des situations, des émotions, des aventures qu'elle permet, offre une abondante consommation de kitsch, que l'on peut acquérir à crédit, dans le monde entier.
Le kitsch est le style dominant des pays riches, États-Unis et Canada, Japon, Hollande, Allemagne et son marché s'étend aux puissances moyennes. Sa force est aussi son effet quantitatif. C'est le style du confort mou.
Le kitsch est le style officiel de notre époque et les critiques ou historiens d'art auraient tort de le sous-estimer 1.
Le kitsch apparaît comme la consommation décorative et démocratique de la totalité de l'art : il est la réplique pour les masses du Musée imaginaire d'André Malraux, accessible à la consommation facile de tous et je dirais vo­lontiers, - c'est le style incantatoire kitsch de Malraux qui m'en suggère l'idée -que le Musée imaginaire constitue la légitimité idéologique du kitsch. L'abso­lu fonctionne très bien comme supplément d'âme décoratif de notre société capitaliste. L'Intemporel est consommé comme kitsch. Le Musée imaginaire est le tabernacle du kitsch. En quoi Malraux a accompli pleinement sa tâche de ministre d'État et de la Culture.


3. Les recours au passé

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Arrivés au point extrême de l'histoire avant-gardiste de l'art, peu d'artistes encordés lâchent la corde ou la tranchent, de peur de la chute, de peur aussi de perdre un statut d'artiste que l'idéologie art = vie paraît menacer.
La plupart remontent la corde à la force du poignet, stimulés dans leur effort par les institutions et le marché de l'art, qui sollicitent une production rassurante.
Des critiques d'art s'emploient à présenter comme de nouvelles avant-gardes ces démarches passéistes qui reprennent des esthétiques d'il y a trois, cinq, dix, cinquante ans. Néo-dadaïsme, hyperréalisme, rétro, punk, artisanat, néo-kitsch, nouvelle-subjectivité 2, ancienne-objectivité, nouveau romantisme, que sais-je, tout y passera : nouveau classicisme, nouveau constructivisme, nouvel iconisme, nouveau symbolisme. L'histoire de l'art fait ainsi son petit tour d'estrade devant un mini-public inquiet, où les nouveaux philosophes, nouveaux historiens, nouveaux économistes font des ronds de jambe avec les « nouveaux élégants » (publicité vue ce matin dans le métro). C'est l'histoire de l'art elle-même qui devient spectacle kitsch à consommer. Au bout de l'estrade, avec quelques sourires et quelques élégances pour mieux montrer le style et séduire les acheteurs, elle fait trois petits tours et revient nonchalam­ment vers le rideau.


4. Les recours ailleurs
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À maintes reprises des artistes ont eu conscience d'un épuisement de la culture de leur époque et sont allés chercher ailleurs les enrichissements ou les ressourcements exogènes nécessaires pour réactiver leur propre culture.
L'histoire de l'exotisme en Europe, dont le mot même semble apparaître au XIXe siècle en France, remonte à un passé lointain, celui des grandes migra­tions maritimes et des voyages en Inde et vers le Nouveau-Monde.
Montaigne nous a appris les vertus du bon sauvage. Les porcelaines et les tissus, les laques ont emprunté à l'Extrême-Orient bien avant les beaux-arts (XVIIIe siècle).
Montesquieu pensait déjà que le regard d'un Persan à Paris pourrait éclai­rer les idées. Hygiène mentale en quelque sorte, choisissant comme méthode de renouvellement la distanciation du point de vue. Voltaire procède de même avec la méthode du Huron ou celle des voyages (Candide) et Jean-Jacques Rousseau avec son idée de nature. Le Romantisme cherche à s'échapper du classicisme en voyageant sous les Tropiques, en Amérique ou à la campagne aussi bien que dans le passé gothique et dans une autre culture : la culture populaire.
Le XIXe siècle recourt tant et plus aux emprunts culturels. Fromentin à l'Afrique, Delacroix à l'Algérie, le style Second Empire à la Crimée, les Impressionnistes aux chinoiseries et japonaiseries.
Ce serait une histoire fascinante que celle de toutes ces méthodes de distanciation et de ces emprunts culturels, rapportés à l'intérieur d'une même culture qui trouve ainsi les moyens de son renouvellement. Histoire de l'exo­tisme liée à celle du commerce, des impérialismes et des colonialismes politiques et culturels! Histoire aussi, avec le sauvage, le persan, le huron et les voyages imaginaires, d'une hygiène mentale ou philosophique.
Monet est le premier peintre qui pratique l'hygiène de la perception. Il a affirmé qu'il aurait voulu naître aveugle pour recouvrer la vue soudainement devant la nature et en peindre les premières impressions lumineuses, telles qu'il les aurait découvertes, sans avoir jamais rien su de l'histoire de la peinture. Il s'agissait pour Monet de se libérer des poncifs du néo-académisme et il s'appuie sur un « naturalisme » en refusant l'histoire et la mémoire culturelle 1. Monet affirme que « la nature est la grandeur, la puissance et l'immortalité ». L'académie peut donc aller au diable! C'est ainsi que Monet sort de l'impasse néo-classique et se justifie dans une aventure de la percep­tion et de la peinture qui va renouveler notre culture.
Martial Raysse, l'un des Nouveaux Réalistes du mouvement fondé par Pierre Restany, pratique une « hygiène de la vision » (1961), selon sa propre expression, tout autre. Il quitte l'art officiel, mais ne se rend pas encore à la campagne. Il entre dans le drugstore et en ressort avec, sous le bras, un pré­sentoir complet de balais, éponges, serviettes, serpillières, prenant le mot « hygiène » à la lettre et non pas seulement comme une libération (« Martial est là, la saleté s'en va »).
La libération est importante, comparable à celle du pop-art : elle opère par appropriation des devantures de bazars et des images publicitaires (esthétique vulgaire) et injection dans l'art. Ce n'est donc pas la nature originelle, en amont de la culture (Monet) mais la nature industrielle de vulgaire consomma­tion quotidienne (en aval de la culture) que choisit Martial Raysse pour renouveler la culture.
Il est, à cet égard mais dans une perspective d'élargissement et non pas de rupture, l'héritier direct de Duchamp, hygiéniste de l'Urinoir au Musée d'art moderne de New York.
L'appropriation a constitué un recours d'un tout autre ordre dans les emprunts exotiques ou primitivistes qui ont, eux aussi, renouvelé l'art moderne.
Bien sûr, c'est à Gauguin le tout premier que nous pensons. Son choix néo-primitiviste, qui l'appelle en Océanie, libère la peinture de la perspective et y rétablit l'aplat de couleur pure, l'arabesque qui, à travers les Fauvistes, cons­titue une des dominantes de la sensibilité contemporaine.
Mais le recours des cubistes, notamment de Picasso à l'art nègre, n'est pas de moindre importance. Dans l'art primitif, les créateurs contemporains ont très largement puisé de nouveaux langages qui ont aujourd'hui leur place dans le Musée imaginaire.
Avec l'art des enfants, Picasso récidive et réussit un deuxième recours « primitiviste » essentiel dont témoigne sa propre création.
L'art brut de Jean Dubuffet constitue la dernière appropriation possible du primitivisme : tout proche de nous, le primitivisme des « fous » et des « naïfs » à l'intérieur de notre propre culture. Lui-même, après avoir dénoncé notre « asphyxiante culture » se consacre à introduire dans l'art des musées les apports les plus riches des aliénés et des singuliers de l'art. Tout ira au musée : son oeuvre et l'art brut (Musée de Lausanne).
Aujourd'hui le monde entier semble exploré et les recours exotiques sont improbables, à moins qu'un artiste-cosmonaute ne nous rapporte quelques objets d'art extraterrestres d'un genre inconnu.
Pourtant Pierre Restany en 1978, avec le « naturalisme intégral » tente un ultime recours. Le « manifeste du Rio Negro » est écrit sous le choc émotion­nel d'une des dernières sources de la nature, l'Amazonie, qui « constitue aujourd'hui sur notre planète, l'ultime réservoir refuge de la nature intégrale ».
Il s'agit pour Pierre Restany moins peut-être d'une appropriation, que d'une nouvelle hygiène de la perception, d'une méthodologie, celle d'un cons­tat des données immédiates de la conscience. « La nature originelle, écrit Restany, doit être exaltée comme une hygiène de la perception et un oxygène mental. » La proposition de Restany, c'est plus que la fascination devant la grande nature ; c'est un changement de langage lui-même. Mais c'est aussi une discipline de la pensée pour devenir disponibles à des émotions plus fortes. Restany tente d'opérer un déplacement du réalisme métaphorique vers le naturalisme direct et spontané. Mais il se tourne aussi vers ce qu'il croit être l'ultime inconnu, l'ultime réserve culturelle, non encore explorée : le deuxième millénaire, une « mutation anthropologique finale ». C'est-à-dire qu'il postule un double exotisme : la nature originelle et la conscience planétaire future.
Le choc de l'Amazonie, c'est l'infiniment originel - loin de tout objet réaliste -, bien indifférent à l'homme et bien éloigné de l'histoire humaine - qu'il projette sur un futur où la dimension planétaire devrait transformer notre conscience et réduire à peu de chose les effets anecdotiques de l'histoire humaine.
Recours ailleurs, encore, qui renoue avec la méditation pascalienne des deux infinis, mais dans une perspective moins religieuse que païenne ou mythique.
L'attitude de Restany diffère par le langage émotionnel du mythe à l'état pur, de celle de John Cage plus indifférentialiste et proposant de fondre l'art dans la vie indéterminée, au point que l'art imite la nature et redevienne aussi créatif qu'elle. La philosophie dans laquelle s'est formé Restany est sans doute plus volontariste (occidentale) que celle de John Cage (orientale). Mais les recours de l'un et de l'autre convergent dans une extrême disponibilité à la vie - à la nature, bref au non-culturel, à l'anti-culturel, où ils fondent leurs métho­des, leurs espoirs de se « ressourcer » au réservoir originel, seul lieu où la culture puisse encore puiser de l'inculture pour la métamorphoser en culture. Ce lieu, c'est le mythe de la création. C'est évidemment là que toute culture épuisée peut situer ses espoirs de re-création, puisque c'est le lieu de la création pure, le lieu d'où fut créé à partir de rien, ce qui est encore plus admirable, aux yeux de l'artiste, que de créer par rupture ou contre ce qui existe déjà.
Tenir le langage inconscient du mythe, c'est peut-être sauver l'espoir mais nous voudrions expliciter le mythe comme tel. Il n'y a pas de désespoir à démasquer le mythe. La lucidité porte en elle plus de plaisir extrême que l'illusion et la proposition qui conclura cet essai, ce sera non pas l'art comme langage du mythe, mais comme conscience du mythe.

L’histoire de l’art est terminée (1981)
Chapitre V
Mort de l'histoire

1. L'histoire, un concept
de l'impérialisme bourgeois...

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L'analyse de la conception avant-gardiste de l'histoire nous aura permis d'élucider ce concept d'histoire, si important de nos jours que tout et tous s'y réfèrent comme à un lieu d'inscription obligatoire du sens de chaque chose.
En inventant au XIXe siècle ce concept, l'Occident impérialiste a trouvé aussi à justifier ses entreprises colonialistes dans les pays en retard. Ne s'agissait-il pas d'aider ces peuples à rattraper le retard en leur apportant notre progrès ? N'étions-nous pas justifiés par notre avance sur eux ? N'allait-il pas de soi que sur la voie du progrès, les Occidentaux n'entendent pas con­cevoir qu'il y ait d'autre route possible que la leur ? Il ne pouvait s'agir d'aller dans d'autres directions. Il ne pouvait s'agir que de rattraper et de brûler les étapes. L'idée hégélienne des âges de l'humanité est devenue avec les saint-simoniens et Auguste Comte un concept d'histoire très opportun : l'histoire comme science est liée à l'idéologie de l'impérialisme bourgeois.
La théorie évolutionniste convenait bien mieux à cette société que le fixisme de Linné ou de Cuvier qui a été abandonné au début du XIXe siècle et qui affirmait que les espèces sont des entités individuelles fixées. La science moderne, notamment la botanique, la paléontologie, l'embryologie nous ont sans doute démontré que les transformations des espèces sont possibles et même probables ; il n'en demeure pas moins que les succès de l'évolution­nisme au XIXe siècle, et ses excès sont arrivés à point nommé pour justifier l'idée selon laquelle, si l'homme vient du batracien, il est un primitif ou un sauvage avant de devenir un être civilisé ; il est animiste et superstitieux (bête) avant d'être-chrétien (intelligent) et, pourquoi pas, un mahométan ne vaut pas un catholique, ni un prolétaire un bourgeois de la classe supérieure!
La conception évolutionniste de Buffon, Lamarck, Darwin, Spencer affir­me la transformation du simple en complexe, où le système de valeurs bourgeois établit naturellement une hiérarchie de supériorité en sa faveur.
Il fallait donc bien que les peuplades retardées deviennent nos colonies, que les missionnaires les convertissent au catholicisme (le progrès) ; et les ethnologues et sociologues se penchèrent sur ces sociétés simples et donc - paraît-il ! - plus faciles à étudier, pour comprendre nos sociétés supérieures et complexes. En échange de l'exploitation, nous leur apportions le progrès ! Et il y avait certainement ici et là assez d'injustice flagrante (au moins autant que dans notre société supérieure) pour justifier moralement notre intervention armée et bienfaisante!
Mieux, la biologie est venue à la rescousse de tant de générosité désinté­ressée. L'humanité n'a-t-elle pas eu une enfance ? Avant de devenir adulte (nous) ? Et voilà l'Occident enclin à penser que ces peuples ne seraient pas tous retardés dans le sens de la débilité, mais souvent encore au stade de l'enfance de l'humanité ! De jeunes nations qui ont besoin de l'éducation paternelle et paternaliste pour sortir de l'enfance. M. Lévy-Bruhl nous l'a bien démontré en étudiant Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et La mentalité primitive (1922) : il y a selon lui tant de points communs entre les fonctions mentales naïves des primitifs, des fous et des enfants... Dieu merci, le paternalisme bourgeois a su se montrer sévère, juste et généreux vec ses enfants, ses colonisés, ses exploités... Il pense avoir mérité son argent !
On a pu débattre, dans notre société bourgeoise, des mystifications idéolo­giques du concept d'histoire, et pour cause... Il suffisait de situer la discussion au niveau le plus superficiel, celui de ses méthodes, de ses concepts opéra­toires, de l'authenticité de ses sources et documents, des moyens de son objectivité, de son style littéraire.

2. ...et du matérialisme marxiste


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Croit-on pour autant que le marxisme, en critiquant la morale bourgeoise et l'aliénation idéaliste, va renoncer au concept d'histoire ? Aucunement. Pas plus qu'au concept de travail. Bien au contraire, le marxisme adopte sans hésiter ces grandes valeurs de l'État capitaliste et s'élance dans la chevauchée épique de l'Histoire et du Travail salvateurs ! Simplement, il a pris un autre cheval que la bourgeoisie : ce sera la classe prolétarienne, la classe travail­leuse qui, par son effort prométhéen et son sacrifice, accomplira l'histoire, jusqu'au terme ultime de sa béatitude.
Et l'histoire justifiera tout : les massacres, les camps de concentration, la bureaucratie, la dictature du prolétariat et celle de Staline, l'absence de liberté, la biologie, l'État, la fusée dans la lune et la misère.
Guère moins que n'en a justifié l'histoire de l'État bourgeois.
Le matérialisme historique est une théorie assez connue pour qu'on nous dispense de nous y attarder...
Cependant les doutes que font surgir les analyses du concept d'histoire téléologique adopté par le marxisme suggèrent quelques questions sur le con­cept de dialectique lui-même.


3. La dialectique en question


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La critique de la conception avant-gardiste de l'histoire met en cause le concept de dialectique et, sans nous renvoyer dans les bras de l'idéologie cybernétique, pourrait cependant nous amener à réétudier certaines analyses.
Nous avons vu, en effet, que l'avant-garde comme accélération négatrice (rejets successifs de tout ce qu'elle intègre) ne peut aboutir qu'à sa négation totale. Elle n'a de fin que celle de la négation radicale de toute possibilité nou­velle. En cela elle a atteint son but très largement. N'était-ce pas la première fois dans l'évolution de l'humanité que le but de l'activité artistique devenait sa propre mort, par l'exploration exhaustive de tous ses possibles, sans trêve ni relâche jusqu'à épuisement ? N'était-ce pas la première fois qu'apparaissait une telle négativité dans le processus culturel ? Jusqu'à l'achèvement de l'absurde mis en scène par Dada et le suicide de l'artiste ?
Je ne connais nul exemple plus démonstratif de la force de la dialectique, dans une accélération limite où elle arrive à son auto-destruction !
Adorno, lançant le concept de dialectique négative sur lequel nous avons fondé pour une part la théorie de l'art sociologique, a été le juste continuateur de Hegel et de Marx. Car le concept de dialectique négative est bien la consé­quence logique et historique - nous le constatons dans l'histoire de l'avant-garde - de l'invention du concept de dialectique lui-même. La dialectique ne doit-elle pas se nier elle-même et comme idée, et comme processus matéria­liste de l'histoire ? Mais sans doute la notion de dialectique négative empruntée à Adorno pour étayer le concept de sociologie interrogative est-elle plus qu'une pensée capable de penser contre elle-même sans s'abandonner (Negative Dialektik, 1966) 1. Gerhard Höhn pense qu'ainsi Adorno reste fidèle à l'interdiction biblique de se forger une image positive de Dieu et maintient le tabou de la tradition juive de ne pas prononcer le nom de Dieu. De son côté, Horkheimer a confirmé le concept de « théologie négative ». En quelque sorte, on doit considérer la Dialectique négative comme développement philosophi­que de ce tabou.
Cette reconnaissance du mythe à travers un concept dont nous voulions faire un usage critique conduit à y renoncer comme concept opératoire.
Quant à penser que cette dialectique négative pourrait positivement cher­cher une « troisième voie » entre la dialectique hégélienne idéaliste et la dialectique marxiste matérialiste, leur contradiction assurant leur dépasse­ment, bien que ce soit probablement la conception profonde d'Adorno, comme en témoigne son Esthétique, avouons que jusqu'à présent nous n'avons pas su comprendre ce que cela désignerait.
Allons plus loin. Nous pensons percevoir à partir de l'analyse de l'histoire avant-gardiste la fin évidente du concept de dialectique dans le champ précis de l'activité artistique. Et cette constatation suggère une mise en cause plus générale du concept de dialectique sur lequel notre pensée se fonde depuis le XIXe siècle. Occasion d'ailleurs de constater que Mao Zedong se servait plutôt du concept de contradiction et que Freud, s'il évoque un instinct de mort, raisonne plutôt en termes de désir et de manque, d'identification et de haine, ce qui nous renvoie à une toute autre structure de pensée, qui serait celle non plus de l'histoire, mais du mythe. Or si l'histoire s'est donné le moteur de la dialectique, le mythe et son analyse n'en ont nul besoin 2. Et nous tenterons désormais d'en faire l'économie.
En gardant en effet le concept de contradiction, nous pouvons maintenir nos analyses de la liberté et de l'imaginaire proposées dans Théorie de l'art sociologique. Et nous laissons de côté la linéarité de la dialectique.
À la limite, on peut se demander si le modèle mythique du concept de dialectique ne serait pas l'image de la procréation parentale, attribuée au père et à la mère, dont le fils est une synthèse nouvelle, un être issu du père et de la mère mais non pas une addition : un être nouveau, autre.
La préférence de Mao Zedong pour la contradiction plutôt que pour la dialectique - à supposer que nos traductions françaises soient exactes - renver­rait peut-être plus à la philosophie chinoise du yin mâle et du yang femelle qu'à Marx.
Henri Lefebvre, lorsqu'il tente 1 d'élucider les différentes interprétations de l'histoire, se livre à une extraordinaire joute dialectique entre Hegel, Marx et Nietzsche. Avant tout autre, Henri Lefebvre a repéré dans l'évolution idéolo­gique occidentale ce courant profond qui doute de l'histoire et il en a désigné les idées-forces. Si Henri Lefebvre hésite à déclarer la fin de l'histoire, il prend cependant le risque d'une métaphilosophie, d'une trans-historicité, d'une post-histoire, avant de se réfugier au terme de son essai (résumé et conclusion) dans la fidélité à la conception marxiste d'un temps u-topique favorisant, après le dépérissement de l'État, un différentialisme généralisé (« la lutte pour différer commence, et ne finira pas avec l'histoire »). Il évite de prendre nettement position malgré le titre du livre. On peut se demander si cette réflexion qui hésite, voire échoue, n'aurait pas trouvé un terrain d'analyse plus sûr en remplaçant le débat subtil entre les concepts historiques par une appro­che - laissée de côté - des mythes en présence. Cette dialectique, où se mêle beaucoup de maïeutique (« si ce n'est pas ceci, c'est donc cela... ») semble lui avoir joué un tour en situant sa méthode dans le jeu complexe d'un langage idéologique n'offrant pas plus d'issue que la dialectique métaphysique. Peut-être avons-nous eu plus de facilité à traiter cette question à partir du cas réel et précis de l'histoire avant-gardiste de l'art, qu'en comparant de grands textes philosophiques d'une extrême abstraction.


4. Le mythe de l'histoire

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Les situationnistes ont mené la diatribe contre l'histoire comme consom­mation du temps spectaculaire, temps irréversible de la production et de la consommation qui l'épuise, temps de la nouveauté, temps marchandise, qui aliène le vécu. Car le présent lui-même nous est devenu étranger ou a perdu toute réalité. Il est devenu abstrait.
De fait la dénonciation situationniste trouverait argument, si elle s'en souciait, dans l'analyse mythique.
L'histoire est un mythe, le même exactement que le mythe déiste, avec la même structure rigoureusement, né au moment de la mort de Dieu.
On n'a pas assez remarqué, en effet, que la Révolution française n'est pas seulement régicide. Elle est déicide. La déchristianisation est violente, les biens de l'Église sont confisqués, les têtes des prêtres tombent et quand le roi même, qui tenait sa légitimité de la grâce de Dieu, meurt sur l'échafaud, c'est la légitimité divine de l'État qui est niée.
L'État républicain ne voudra plus fonder sa légitimité sur Dieu ; il la fondera sur l'Histoire, qu'il prétend désormais incarner. N'est-ce pas très exac­tement la théorie de Hegel ?
Si le Roi agissait par la grâce de Dieu, l'État décidera selon la Raison de l'Histoire, qui devient un culte révolutionnaire. Le XIXe siècle suit quelques détours avant d'y revenir définitivement.
Le XIXe siècle est le siècle du meurtre du père. En tuant le Roi (le Père, Dieu) les fils pensent avoir fondé leur liberté fraternelle : Liberté, Égalité, Fraternité. Désormais commence l'histoire des fils. Ce sera l'histoire promé­théenne, avec sa nouvelle finalité, non plus orientée sur le passé, mais vers l'avenir : le progrès.
En abandonnant le règne séculier de Dieu, la société a abandonné une atemporalité naturelle, celle de la nature sociale, qui, il est vrai, depuis le temps mythique de l'antiquité, avait déjà établi une orientation. Cette orienta­tion du temps social était ancrée vers le passé, vers l'origine de l'humanité: vérité biblique, révélée qui domine le Moyen Age, science de l'Antiquité, sur laquelle s'appuie la Renaissance.
Quand le meurtre du père est accompli, à l'orée du XIXe siècle, c'est simplement cette orientation vers le temps du père qui est inversée : le temps du fils est désormais orienté vers l'avenir.
L'avenir est valorisé comme l'était l'origine : il constitue l'explication de l'existence humaine, et sa valeur, il en est le sens, c'est-à-dire, à la lettre, la direction justificatrice. Le sens de l'humanité, c'était là d'où elle venait ; ce sera maintenant là où elle va.
De la Renaissance au XXe siècle, la structure de l'espace-temps demeure la même, une structure linéaire, celle, dit McLuhan, de l'écriture, de l'impri­merie, c'est-à-dire de la Galaxie Gutenberg.
On en trouve la démonstration évidente dans l'analyse de l'espace pictural, du système des valeurs, de la structure scientifique et du temps social. Car c'est exactement la même structure de la perspective conique, empruntée a l'optique mathématique qui y domine.


Dans une projection rectangulaire de cette perspective, cela pourra s'expri­mer ainsi :





Sur la ligne d'horizon, un point unique appelé point de fuite est celui à partir duquel chaque être et chaque objet trouve son exacte situation et dimension.



Francastel nous a aidé à analyser cette invention de la perspective pictu­rale par le Quattrocento. Il s'agissait de représenter la troisième dimension, pour humaniser l'image de Dieu ici-bas. Mais Francastel a cru y reconnaître l'invention d'un espace réaliste. L'espace en perspective est totalement irréel. La ligne d'horizon et le point de fuite, à partir duquel est construite la représentation, sont deux irréels. Il s'agit en fait d'un espace imaginaire ou symbolique, ou le point de fuite, clef de voûte de l'image, symbolise Dieu dans l'infini, clef de voûte du système politique, social et de valeurs. Tout est en relation, dans cet espace, directement avec Dieu et en dépend nécessai­rement. La symbolique de la peinture du Quattrocento en apporte de multiples exemples.
Or quel est l'espace de l'histoire à partir du XIXe siècle exactement le même.

La perspective de l'avenir est si contraignante que toute l'histoire humaine se dessine comme la création prométhéenne qui réalisera dans un avenir lointain son grand espoir : celui de l'unité enfin retrouvée du savoir, de la société et de la nature : le bonheur.
C'est le grand espoir du positivisme : celui des sciences naturelles, de la biologie, de la technologie. Devenir maître et possesseur de la nature 1. C'est l'espoir marxiste de la société réconciliée (sans classe) et d'abondance.
En ce point ultime, qui donne son sens à tous nos actes, qui fonde nos valeurs, qui légitime l'État et justifie ses exactions, le progrès sera accompli (le Bien) parce que l'Histoire sera réalisée. Il n'y aura plus besoin d'art, la société humaine ayant atteint sa perfection (l'être achevé).
L'homme, ayant désormais assumé le rôle de Dieu le créateur, aura accom­pli la création.
Même irréel que celui de cet achèvement unique, même irréel que cet horizon, même irréel que cette explication, même irréel que ce progrès.
Le problème est peut-être aujourd'hui que l'on s'aperçoit de cette symétrie trop simpliste et que nous pourrions dire du culte de l'histoire et du progrès ce que Freud disait de la religion elle-même : il nous faut bien renoncer à l'avenir d'une illusion.


5. L'illusion du progrès

Le progrès : une illusion d'optique, une illusion à structure linéaire, qui ne correspond sans doute plus aux nouvelles structures des sciences contempo­raines, mais qui demeure encore centrale dans la pensée socialiste et commu­niste, comme dans le discours naïf de la science, comme dans le discours mystificateur de l'idéologie capitaliste.
Mais le progrès existe, c'est une évidence : ce sera la réponse la plus fréquente au doute que j'exprime. Il semble difficile de nier le progrès de la science, de la technique, voire de la démocratie. Nous avons supprimé l'escla­vagisme et le cannibalisme, nous avons marché sur la Lune. Ne sont-ce pas des preuves suffisantes ? dit l'optimiste.
Les génocides et les atrocités nazies, les tortures dans les pays racistes, cela n'est-il pas cent fois pire et plus étendu que quelques rituels de canni­balisme ? répondra le pessimiste.
Peut-être avons-nous en apparence progressé sur quelques segments (bio­logie, physique et technologie essentiellement, médecine peut-être), mais il ne semble pas que l'humanité ait progressé d'un pas ni dans l'éthique, ni dans l'interprétation de sa raison d'être, ni dans l'élucidation du mystère de la vie.
Globalement, si l'on veut comparer le bonheur de l'humanité aujourd'hui avec celui des sociétés dites primitives ou de l'antiquité, on pourra douter qu'il y ait le moindre progrès incontestable. Nous identifions même souvent le bonheur avec la vie des sociétés primitives dans la nature. L'humanité soumise au rythme de productivité et aux grandes angoisses ne vaut guère mieux que l'humanité rurale. Entre un esclave de l'antiquité et un ouvrier à la chaîne, il n'y a peut-être qu'une différence de degré discutable. Il y a peut-être pire ici que là, pire demain, pire hier : chacun pourra apporter au débat autant d'argu­ments qu'il voudra ; il trouvera toujours, même sans se référer aux famines du tiers-monde ni aux camps de concentration, ni aux prisons fascistes, quelque endroit du globe où l'instinct de mort et de destruction sévit avec une violence atroce. Il trouvera toujours quelque cancer incurable là où la peste ne sévit plus. Il trouvera toujours quelque nouveau médicament miracle, quelque argumentation de l'espérance de vie, là où il est désespéré.
Chercher les preuves de l'existence du progrès, c'est donner les preuves de l'existence de Dieu. On peut reprendre le pari de Pascal et l'appliquer au pro­grès, si l'optimisme est meilleur pour la santé que le pessimisme. On peut s'efforcer de même de démontrer qu'il y a plus de Bien que de Mal dans l'humanité, ou le contraire : c'est une question d'opinion ou de croyance mythique.
Mais l'illusion serait de penser - comme Hegel ou le sens commun - que le progrès est irréversible ou inéluctable et que le pire mal n'est là que pour favoriser la réalisation du bien qui en viendra à bout!
À tout le moins le progrès est une volonté. Ce qui est difficile à cet égard, c'est que la volonté individuelle puisse devenir volonté universelle. Car cette volonté passe par la politique, voire par le progrès armé et devient facilement fascisme ou totalitarisme. Ne faut-il pas supprimer le mal pour accomplir le règne universel du bien et pour cela ne faut-il pas s'armer contre les fauteurs du mal, qui ont une autre conception idéologique du bien, et les supprimer ? Terrible contradiction du pouvoir face à l'impuissance de la tolérance pacifi­que. Évitons donc de nous perdre dans cette métaphysique du progrès aussi vaine et inépuisable que celle de Dieu! C'est une question de foi.
Celui qui préfère l'art à la politique (prétendue volonté de réaliser le bien public) pourrait avoir plus de sérénité s'il pensait, comme Michel Ragon, qu'il n'y a pas eu de progrès en art depuis Lascaux 1. Cependant, même là, l'idéo­logie du progrès a trouvé ses croyants, pour penser, sans toujours se l'avouer, qu'il y a un progrès en art, dont l'histoire nous rapporte les étapes successives, les inventions techniques, jusqu'au moment actuel de l'art lucide, l'art qui se met lui-même en position critique. Ce n'est pas ce que pensent ceux qui constatent sa crise généralisée aujourd'hui.
On pourrait sans doute se mettre d'accord sur l'idée qu'il n'y a pas de progrès en art. Mais qu'en est-il de la science ? Qu'elle s'élargisse, qu'elle se transforme, cela ne fait nul doute ; mais que son évolution réalise un mieux, c'est simplement appliquer à la science la croyance mythique du progrès, du bien, dont elle serait l'instrument!
La science progresse, c'est-à-dire qu'elle évolue ; cela ne veut pas dire qu'elle nous rapproche du bien. Je dirais au contraire qu'elle permet des applications techniques qui représentent des risques de plus en plus grands pour l'humanité : les risques d'explosion nucléaire et de mort planétaire.
Et si les risques de catastrophe sont de plus en plus grands, cela ne veut pas dire non plus que la science doit être condamnée ; cela veut dire que la science n'est ni bien ni mal et qu'il faut cesser de l'investir de valeurs mythi­ques. Elle est. Et tout dépend de ce que nous en ferons, nous, hommes, avec notre éthique ; ou bien Dieu, le destin, la fatalité, si nous nous en remettons à tel ou tel mythe avec la croyance qu'il est fondamentalement bon, ou mauvais.
Quant à croire avec les scientistes qu'elle va nous révéler les mystères de la nature, il semble qu'on ne le croie plus guère de nos jours, ni dans les milieux scientifiques, ni dans le sens commun. Les infinis de la matière, comme du cosmos reculent comme l'arc-en-ciel, à la portée chaque fois de nos réacteurs, ceux des laboratoires de physique, comme ceux des fusées spatiales.
Faisons donc définitivement l'économie des concepts mythiques d'histoire et de progrès, pour penser notre condition humaine. A tout le moins, expéri­mentons cette hygiène mentale et voyons où cela nous mènera de tenter de penser sans ces concepts.


6. Le temps présent


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On pourrait peut-être dire de la crise et de l'angoisse actuelles de notre société occidentale, que le temps semble venu où les fils, après avoir tué Dieu le père au XIXe siècle, et s'être investis de son image mythique, s'aperçoivent qu'ils sont aujourd'hui orphelins et seuls au monde.
Ce sera désormais la condition des incroyants, de ceux qui ne se raccro­chent ni au mythe de Dieu, ni à celui de l'Homme, ni à celui de la Nature, ni à celui de la Vie, qui sont des métaphores l'un du mythe du Père (Dieu, l'Homme), l'autre du mythe de la Mère (Nature, Vie).
On a dit que les dieux de l’Olympe étaient une histoire de famille. Cela n'a pas changé avec les grands mythes actuels. Les fils (... et les filles) conçoivent toujours leur interprétation du monde par rapport à ces grandes images. Fils et filles qui veulent l'ordre et le progrès du père, fils -et filles qui veulent sauver la mère, écologique et créatrice, et se révoltent contre le père, etc.
Nous sommes donc, malgré les apparences, demeurés dans le temps du mythe et le temps de l'histoire lui-même est par excellence un temps mythi­que.
Ce ne serait guère sortir de la conception linéaire de l'histoire que de proposer un temps cyclique, comme G. Vico au XVIIIe siècle, Nietzsche au XIXe, Spengler au XXe, car il ne s'agit là que d'une histoire linéaire à boucle.
Penser le temps mythique selon d'autres structures que linéaires est à la limite de l'impossibilité, selon nos structures mentales actuelles.
Nietzsche s'y est sans doute essayé avec l'image du surhomme, cette sorte d'homme qu'il a tenté d'être lui-même, où se condensent toutes les forces de l'histoire ou du mythe, à l'extrême possibilité des facultés de sentir, de penser et d'agir dans le temps présent.
Le surhomme nietzschéen, c'est la perfection (l'achèvement de l'histoire) réalisée non plus au terme de la création collective dans l'avenir, mais dans l'accomplissement ici et maintenant de l'être individuel atteignant sa per­fection. Il s'agit de réaliser l'histoire en soi-même, individuellement et immédiatement.
Nietzsche l'a tenté jusqu'à la limite de la folie : aliénation du mythe encore.
Il est inquiétant de constater que des hommes comme Hölderlin, Van Gogh ou Nietzsche qui, comme poète, peintre, écrivain, philosophe, appro­chèrent la conscience mythique, ont sombré dans l'aliénation. Non pas sans doute que le mythe dévore ses enfants, mais parce que leurs structures menta­les et psychiques ont évolué trop loin des structures géométriques dominantes permettant l'intégration sociale (normalité). Écart structurel trop angoissant pour être assumé.
Nous assistons cependant à une évolution très importante de ces structures géométriques et il n'est pas exclu que les notions de pensée profonde, superfi­cielle, de politique de droite, de gauche, de classe supérieure, inférieure, de subconscient, sur-moi, d'avance, retard, passé, futur, horizon, arrière-plan, droiture, biaisage, esprit tordu, milieu, directivité, etc., ne cèdent le terrain à des notions très différentes, dans une civilisation de la communication élec­tronique qui se substitue actuellement à la Galaxie Gutenberg et à la perspective linéaire.
Les mythes de Dieu ou de l'Histoire vont peut-être dans l'ère de l'électro­nique laisser la place à d'autres métaphores du père, que nous ne savons pas encore deviner.
Si nous comparons les deux catégories de l'espace et du temps, nous remarquons que l'Occident a orienté mythiquement le temps entre l'origine divine et l'accomplissement historique, mais peut-être pas l'espace. Les sociétés dites primitives, à l'inverse, orientaient fortement l'espace cosmogo­nique entre les points cardinaux et organisaient le temps seulement selon le cycle saisonnier.
Selon McLuhan, la linéarité unidimensionnelle de la Galaxie Gutenberg a été une période de réduction de la sensibilité et de conscience malheureuse, parce que de séparation ou de schizophrénie sociale chronique, des hommes entre eux et des hommes avec la nature. La communication électronique devrait, selon lui, rétablir les traits caractéristiques de « l'homme tribal » (espace-temps vécu et non plus géométrique, plurisensorialité retrouvée), dans une planète transformée en village global. L'homme retrouverait alors l'unité avec la nature, un environnement hautement technologique, en relation étroite avec tous les media, de notre nouvelle nature corporelle : prolongements tech­nologiques de notre système nerveux-sensoriel (lunettes, computer, voiture, montre, etc.).
À la limite, le monde de demain, vu par McLuhan, n'est plus un espace-temps géométrique, mais un système médiatisé et intégrateur de communica­tion événementielle.
On comprend le rejet fondamental des marxistes vis-à-vis de McLuhan qui met en cause la linéarité et donc l'histoire.
Mais devrions-nous élucider un mythe pour retomber dans un autre ? Il ne s'agit pas ici de suivre l'analyse mcluhanienne qui nous annonce notre retour imminent dans le mythe de l'unité cybernétique ou circulaire 1. Nous voulons seulement indiquer la coïncidence de la fin de l'histoire (celle de l'avant-garde artistique, mais sans doute aussi, de l'histoire comme mythe organisant l'en­semble de l'activité humaine), avec la fin possible, certaine selon McLuhan, de l'ère caractérisée par la communication écrite. Et s'il n'est pas impossible que la thèse mcluhanienne se vérifie partiellement, il est en tout cas probable que la transformation de la technologie de la communication favorise grande­ment le déblocage de la structure géométrique où nous nous sommes enfermés et selon laquelle se sont structurés nos mythes eux-mêmes.
C'est peut-être par un peu de flou ou de flottement structurel que se traduit la crise. Ce qui favoriserait éventuellement le passage à une nouvelle repré­sentation du monde, avec d'autres structures.
La question revient désormais, toujours la même qu'est-ce que le temps mythique ?
Circulaire, linéaire, cybernétique, selon les métaphores du mythe, mais de quel mythe est-il l'apparence ?
Avant d'en arriver à cette question, du moins faut-il reconnaître les incon­vénients de l'illusion actuelle.
Le mythe linéaire de l'histoire aliène, de nos jours, non seulement l'idéolo­gie sociale, mais aussi la vie psychique individuelle, dans la mesure où nous perdons la capacité de vivre intensément un présent auquel nous ne savons plus nous fixer. Nous organisons sans relâche notre existence individuelle selon des plans d'avenir et des projets. Nous ne savons plus être présents au monde. Et le but de demain, une fois atteint, ne nous intéresse plus. Cette incessante projection constitue souvent un appauvrissement redoutable de notre capacité d'être et fait notre malheur.
Cette angoisse, cette insatisfaction permanente sont vécues comme un manque à être toujours réaffirmé. Quel est ce manque ? Quelle séparation de l'être nous angoisse ainsi ? Inconsciemment la séparation d'avec la Mère, sans doute, dont l'unité retrouvée nous demeure interdite. Nous devons tuer et remplacer le Père pour pouvoir accomplir notre être, notre perfection (l'unité retrouvée avec la Mère). Et si les hommes l'ont tenté au XIXe siècle sans mieux réaliser le mythe, ce fut en nous accablant du poids douloureux de l'histoire et de la conscience de la division sociale.
Peut-être la prise de conscience du mythe nous aidera-t-elle à penser que vivre au présent, être présent ici et maintenant à la vie, n'est ni impossible, ni interdit, ce n'est pas s'unir incestueusement à la Mère (Vie, Nature), comme nous le suggère le mythe parental à notre insu. Le mythe parental est aliénant. Il faut apprendre à nous en libérer psychiquement pour atteindre une sorte d'autonomie dans le temps. Se brancher sur les ondes courtes du présent, comme dit Pierre Restany ; ne plus passer sa vie à courir devant soi. Vivre le temps événementiel au présent, ce n'est pas exclure les projets, c'est lutter contre l'aliénation du manque d'être à réaliser demain ; c'est être déjà, sans identifier ontologiquement la réalisation de son être à l'accomplissement du projet. C'est opposer la permanence de l'être au devenir de l'action.
Une hygiène de l'esprit aussi difficile que celle de la pensée matérialiste.
Car si l'idéalisme est la référence aliénante à l'autorité supérieure du Père, d'où émanent toutes les valeurs, le matérialisme, en tant que volonté de ne pas rechercher de cause ni d'explication ailleurs qu'ici-bas, en représente la libération, de même l'attention au temps présent est le rejet de l'identification de l'homme au père accomplissant l'histoire aussi bien que le rejet du mythe de l'union avec la mère interdite par le père. Deux rejets du même mythe parental.
Cesser donc d'identifier la vie avec la mère, c'est cesser de s'interdire l'inceste imaginaire qui nous empêche d'être présent à la vie. C'est pouvoir enfin vivre au Présent.
Cette attitude du surhomme nietzschéen à l'écart des autres hommes, c'est celle aussi de John Cage qui renoue avec la tradition dionysiaque, de célé­bration des mystères, du déréglé ; dans les termes de la modernité : non plus le mystère mais l'aléatoire, le hasard, qui est aussi devenu un concept mathé­matique essentiel de la recherche scientifique contemporaine. Et il est très significatif que John Cage parle lui-même de célébration qui est un terme du vocabulaire magique ou religieux. Il s'agit d'une célébration du monde, telle que le monde advienne à notre pensée, à nos sens (ouïe, vue) avec une force plus grande débordant la structuration réductrice de nos schémas, stéréotypes, valeurs.
Du point de vue de l'art, une telle conception ne signifie pas sa mort mais, au contraire, sa survalorisation phénoménologique par-delà tout ce que nous savons de l'art, avons appris de l'art, enculturé de l'art, grâce à la déconsi­dération notamment de la structure historique qui réduit en quelque sorte l'art à une histoire et à une linéarité. Cela ne veut pas dire ignorer l'histoire de l'art, cela veut dire rechercher autre chose que l'obsession aliénante d'y ajouter un segment linéaire.


7. Le mythe élémentaire

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D'une question d'artiste étonné par le mythe de l'idéologie avant-gardiste, nous voilà amenés à rejeter l'histoire comme temps du progrès et nous voilà conduits à réfléchir sur le mythe élémentaire qui, à travers ses métaphores historiques, demeure le principe explicatif de la civilisation occidentale, bien plus largement que dans la question artistique qui a servi de base à cette méditation.
Je crois qu'il s'agit de cette image très simple et banale, déjà tant évoquée dans cette recherche, la plus proche de chacun de nous, liée à l'histoire indivi­duelle de chacun de nous, puisqu'aussi bien nous connaissons l'origine apparente de notre propre vie : une mère et un père.
Ils ne sont pas exactement l'origine de notre vie, qui se joue dans un mystère, mais l'image où se fixe notre naissance, l'image de référence par excellence, celle du père liée à la force, à la volonté, à l'ordre, au principe de réalité, et celle de la mère liée à la nature, à la vie, à l'amour. Ce sont les deux principes chinois, le yin et le yang, tout aussi bien que les deux images élé­mentaires de l'Occident, pour prendre deux civilisations éloignées à l'extrême.
La mère c'est le yin, c'est la matière ; le père, c'est le yang, c'est l'énergie. La physique contemporaine n'est guère sortie elle-même de ce dualisme dont elle renouvelle régulièrement les termes, ni de la transformation ou inter­changeabilité des deux, qui créerait le processus ou l'équilibre de l'être. Pour raisonner sur le temps mythique, on pourrait considérer le temps qu'ont inventé les physiciens pour y inscrire les processus qu'ils décrivent. Ce n'est pas un temps historique à coup sûr! Mais c'est peut-être un temps mythique, celui de l'entropie et de la négentropie, de la réversibilité, de la répétition, etc. Toute la physique est devenue une métaphysique du mythe élémentaire. Si elle a expérimenté les effets de plus en plus complexes qu'elle sait décrire, répéter, contrôler, appliquer dans la technique, son vocabulaire des pourquoi, ses dénominations sont autant de concepts-images mythiques, c'est-à-dire qui se servent du recours au mythe élémentaire comme principe d'explication.
Faudrait-il que la physique devienne autre chose qu'une histoire de famille ? Ou l'histoire de famille (c'est-à-dire l'image pseudo-explicative par l'apparence de la création ex nihilo due à la mère et au père et les relations affectives établies par l'enfant vis-à-vis de ses parents) est-elle l'histoire élémentaire qui structure, par identification ou analogie, toute notre connais­sance, toute notre activité humaine ?
Si tel est le cas, notre temps mythique est le temps familial ! Ou plus exac­tement, une relation dirigée vers le père et vers la mère.
L'homme n'oublie-t-il pas tout - apparemment - de sa naissance ? Et n'ignore-t-il pas tout de sa mort ; l'origine et la fin de l'humanité ?
Ne craint-il pas le Père (Dieu) ? Ne veut-il pas prendre sa place (l'homme prométhéen) ?
Mais l'histoire de l'humanité n'est pas plus la poursuite linéaire du progrès final que la biographie d'un individu.
Ce qui caractérise tout mythe, c'est qu'il est une explication imagée de l'origine ou de la fin, donc une pseudo-explication considérée comme cause efficiente. Tel est le cas de l'explication de la vie par la mère et le père, à partir de quoi nous pensons tout. En aucune façon, le repérage du mythe dans l'idéologie de l'histoire ne nous permet davantage que d'y renoncer comme à une illusion, dès lors qu'elle devient aliénante, comme c'est le cas dans la vie quotidienne, dans l'art ou dans la politique contemporaine. Ce repérage ne saurait nous dire ce qu'est le temps en soi ou comment nous le penserons demain. Là surgissent les limites de notre raison critique.
Il n'est même pas exclu que d'autres civilisations, ou la nôtre demain, recourent à d'autres mythes que celui lié à la naissance parentale pour organi­ser leur pensée et leur activité.
C'est une question intéressante, sans doute, de s'interroger sur l'universa­lité de ce mythe à travers les différentes cultures que nous connaissons et de se demander si ce mythe élémentaire occidental, apparemment le même que nous avons repéré dans l'ancienne philosophie chinoise, ne se retrouverait pas toujours et partout, comme Lévi-Strauss l'imagine de la prohibition de l'inces­te comme structure élémentaire de la parenté et de la mythologie. Sans doute n'est-ce pas sûr, mais il n'est pas nécessaire non plus de le postuler dans cette réflexion sur la fin de l'histoire de l'art. Espérons qu'un jour, cette question pourra être examinée systématiquement. Et de fait Lévi-Strauss le postule déjà implicitement puisque la prohibition de l'inceste ne saurait être universelle si le mythe parental ne l'était pas. Jung le compte comme archétype de première importance dans une analyse qui a peut-être le tort de multiplier à l'excès le nombre des archétypes et de les organiser dans un inconscient collectif dont l'existence réelle, affirmée par Jung, échappe curieusement à l'analyse mythi­que, alors que cet inconscient collectif est lui-même l'expression naïve d'un archétype parmi tous ceux que repère Jung.
L'homme est à l'image de ses parents, comme à l'image de Dieu dans le christianisme. Toutes les religions du monde ont imaginé un Père, une Mère ou un Couple originel. Seul, le matérialisme, qui recourt au mouvement méca­nique des atomes, tente vraiment d'échapper au mythe parental.
Ce mythe constitue moins une image, ou représentation du monde, qu'une structure, un système de relations intenses, impliquant le désir, la satisfaction, le rejet, la complémentarité, l'opposition, la souffrance. C'est ainsi que se sont construites aussi notre métaphysique, notre physique, etc.
Le mythe élémentaire, et les mythes secondaires sont des systèmes rela­tionnels, comme celui de l'enfant par rapport à ses parents et aux objets extérieurs, avant d'être fixés dans des images.

L’histoire de l’art est terminée (1981)
Chapitre VI
Art et société
1. Inventaire des fonctions de l'art

A plusieurs reprises nous y avons insisté : la fin de l'histoire de l'art ne signifie pas la mort de l'art lui-même. Plusieurs des fonctions individuelles et sociales de l'art paraissent assez permanentes pour qu'un inventaire puisse être risqué.
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Artiste-philosophe et sociologue de l’art et de la cyberculture iconArtiste en tant qu’ organisateur(organizer)
«artiste» est un élément fondamental ou originel, néanmoins le choix épistémologique est ici crucial







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