POURQUOI TARDONS-NOUS TANT A DEVENIR ECOLOGISTES ?
sous la direction de Denis Duclos POURQUOI TARDONS-NOUS TANT A DEVENIR ECOLOGISTES ? Limites de la postmodernité et société écologique Ouvrages du même auteur La santé et le travail, La Découverte-Repères, Paris, 1986, 128 p.
Les industriels et les risques pour l’environnement, Paris, L'Harmattan, 1991, 250 p.
L’Homme face au risque technique, Paris, L'Harmattan, 1991, 275 p.
De la Civilité : ou comment les sociétés apprivoisent la puissance, Paris, La Découverte, 1993, 320 p.
Le complexe du loup-garou : la fascination de la violence dans la culture américaine, Paris, La Découverte, 1994, 260 p.
Nature et démocratie des passions, Paris, PUF,1996, 320 p.
Société-Monde : le temps des ruptures, Paris, La Découverte,,2002, 250 p.
Entre esprit et corps, La culture contre le suicide collectif, Paris, Anthropos, 2002, 260 p.
I Introduction Le mouvement de la question écologique entre 1993 et 2006
Par DENIS DUCLOS
En reprenant les minutes du séminaire qui eut lieu il y a treize ans à Malaucène**, dans une maison perdue dans le maquis sauvage, je pensai que la plupart des propos tenus auraient vieilli, que les préoccupations auraient changé, que les décisions attendues se seraient multipliées et accélérées ; que d’autres problèmes, nouveaux, peut-être plus ardus, seraient apparus.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater que, pris dans la glace du temps comme une Belle-au-bois-dormant, presque rien de la discussion alors suspendue au fil du magnétophone n’avait été dépassé par l’actualité.
Comme si au fond rien n’avait bougé. Comme si la société entière s’était bloquée autour de la question déjà - et toujours - cruciale, des périls massifs que la présence humaine fait courir à la Terre, et donc à soi-même. Comme si, également, presque tous les problèmes déjà largement pointés, exprimés, travaillés, voire théoriquement solutionnés dans tous les secteurs au cours des années soixante-dix et quatre-vingts n’avaient été dépassés par aucune urgence jusque-là indécelée, par aucune tâche majeure demeurée dans les limbes ou dans l’ignorance. De la déforestation au progrès du désert, de la crise de l’eau à la perspective de montée des mers, du ralentissement du Gulf Stream à la fonte des glaces, des ouragans multipliés à l’air chargé de carbone, d’oxydes et d’ozone, de l’empoisonnement par les métaux lourds et les nitrates aux grands accidents chimiques ou nucléaires, ou à la pénurie certainement prochaine de combustibles fossiles, etc. Sur tous ces thèmes et d’autres, l’actualité du début du XXI e siècle ressemble comme deux gouttes d’eau (polluée) à celle de la fin du siècle dernier. Même les grandes crises phobiques récentes (vache folle, S.R.A.S, grippe aviaire, etc.) n’ont fait que répéter le modèle du sida et de la transfusion sanguine. L’amiante français répète les rituels de purification des bâtiments américains des années soixante-dix. Bien sûr, depuis dix ans se sont succédés les forums mondiaux, les manifestations altermondialistes, les accords multinationaux sur la pollution, sur l’effet de serre, le trou d’ozone, ou les économies d’énergie. En même temps, le “développement” de grands pays du Sud (Chine, Inde, Brésil) a amplifié considérablement les échelles des questions et des solutions à leur apporter. Bien sûr. Et pourtant, sans même parler d’échecs ou de piétinements, de passivité ou de mauvaise volonté, voire d’affirmation butée d’un droit à saccager (auquel semble tenir notamment le gouvernement de la plus grande puissance mondiale), il semble bien que quelque chose se soit arrêté depuis nombre d’années dans l’histoire même du monde, telle que nous nous la racontons en permanence. Qu’est-ce qui s’est ainsi bloqué sur soi, tels une horloge cassée, un disque rayé ou encore une idée torturante, obsessionnelle, sidérante, ou peut-être enfin tel un “arrêt du destin” ? Une hypothèse doit être soulevée, bien qu’elle soit peu rassurante : il est plausible que, bien que nous sachions depuis longtemps où va la société humaine chevauchant l’industrie et la technologie (en fait : droit dans le mur), il nous soit tout-à-fait impossible d’empêcher quoi que ce soit ! Pour une raison simple, mais parfaitement inadmissible : la société humaine planétaire, en tant que gigantesque masse vivante imprégnée de puissance technique, n’aurait plus rien à voir avec une entité politique ou politisable. Ce serait seulement un phénomène géologique, ou géobiologique, voire géotechnologique. Nous aurions donc beau penser, analyser, compter, étudier, établir, trancher, décider, ordonner… tout cela serait en pure perte, parce que l’humanité comme masse vivante planétisée n’aurait déjà plus rien d’un groupe de personnes qui se parlent, que l’on peut convaincre ou influencer, mais serait plutôt un faisceau “multitudinaire” incroyablement complexe, dense et immense de façons de vivre ensemble, faisceau désormais devenu autonome et sur lequel, au fond, nous ne pouvons pas plus n’agir qu’empêcher le mouvement de la marée.
Cette hypothèse tragique se laisse résumer d’une phrase : nous ne pourrions rien parce que l’humanité serait déjà devenue, comme telle, inhumaine. Inutile de dire que cette idée n’a pas été retenue par les auteurs de ce livre, qui n’y font, d’ailleurs, pas la plus petite allusion. Toutefois, le lecteur verra aussi que sans elle, il est difficile d’expliquer la manière dont les préoccupations “tournent” d’un auteur à l’autre, quel que soit son penchant - pessimiste ou optimiste - ou sa volonté de neutralité et de distance critique par rapport au catastrophisme. La question principale présente en filigrane de chaque page de cet ouvrage semble être : à quoi bon pensé à ce qui nous arrive collectivement, puisque, de toute manière, cela nous arrive ? En tout cas, si cela arrive (et n’est-ce pas précisément en train d’arriver ?), cela ne sera pas sans y avoir pensé longuement, profondément, et intelligemment. Ainsi, comme le montre Olivier Clain, sociologue-philosophe, de la pensée d’Hans Jonas, qui a tout fait pour nous inciter à prévoir l’avenir en citoyens du monde responsables. Ou de Mary Douglas, grande anthropologue britannique, qui nous rappelle a contrario que la préoccupation écologique se présente comme le discours de certaines parties seulement de la culture humaine : soit celle qui oppose à un système inévitable et surpuissant “la protestation des faibles” (tel l’appelle à la frugalité), soit celle qui se sépare de la société globale dans des groupements sectaires, souvent éphémères. Il se peut que l’élite cultivée qui est le support social de ce dernier type de sentiment soit tentée par un repli effectivement sectaire “au-dessus de la masse ”. Mais peut-elle aller bien loin dans cette direction sans renoncer à sa place sociale, ou à sa légitimité politique ? Assez proche d’un pluralisme “autorégulateur” des cultures locales qu’évoque en contrepoint Mary Douglas, Alain Caillé pointe la difficulté quintessentielle de l’écologisme : il est au fond une critique de la démocratie au nom d’une “métadémocratie” capable d’imposer des limitations aux vœux individuels et collectifs du plus grand nombre. Les Ecologistes semblent d’ailleurs l’avoir entendu, puisque, depuis quatorze ans, ils paraissent un peu partout être rentrés dans le rang des partis traditionnels en renonçant en gros à leurs exigences radicales. Ils ont choisi la démocratie… contre l’écologisme, laissant du même coup les problèmes irrésolus et leur expression suspendue. Mais Alain Caillé ne s’en tient pas là : une démocratie encore plus profonde, reconnaissant la conflictualité irréductible comme inhérente à toute société, pourrait parvenir à des arbitrages internes, qui, du même coup, auraient aussi une portée globalement protectrice : en respectant mieux la pluralité politique, ne respecte-t-on pas aussi “l’autre” qu’est la nature ? Tout à fait à l’opposé, Gilles Gagné et Michel Freitag (non loin d’Olivier Clain) représentent dans cette discussion un pôle canadien d’appel au dialogue politique a priori, comme condition pour réfréner les effets catastrophiques des proliférations opérationnelles acéphales de la culture-monde post-moderne. Toutefois l’optimisme n’est pas au rendez-vous puisque la libération post-moderne des puissances sans contrôle provient elle-même du projet universaliste abstrait de la modernité qui nous unifie de force, en dépit de nos diversités naturelle et culturelle : l’avenir serait donc derrière nous ! Non, nous dit Gilles Gagné : car à l’échelle historique, tout est encore en jeu. Nous pouvons ne pas renoncer à l’idéal des lumières, en hiérarchisant les problèmes par niveau d’importance et d’urgence. Comble de malheur, nous constatons avec André Micoud et Florence Rudolf (s’appuyant sur le prodigieux sociologue allemand Niklas Luhmann), que la nature n’est rien d’autre qu’un discours métaphorique sur la nature, parfaitement pris dans les enjeux sociétaux et les limites de la communication ! Bref, ce qui, dans la considération de la nature, ne se ramène pas à des jeux d’intérêts et des rapports de force communicables, ne peut tout simplement se dire, ni même se concevoir. Enfermés dans notre “sphère” de mots sloterdijkienne, nous ne sommes pas capables de nous emparer collectivement du problème d’une réaction naturelle à nos efforts industriels-populationnels… Alors que faire ? Attendre la catastrophe ? La précipiter à titre “pédagogique” ? Ou simplement vivre, en réglant les problèmes empiriques, même massifs, qui se présentent au jour le jour ? Nos intellectuels (et je m’inclus dans cette charrette) ne répondent pas à ces interrogations. Ils nous dissuadent seulement de chercher un enthousiasme fédérateur ou une mobilisation salvatrice. Je crois qu’ils ont raison. Mais je crois aussi qu’ils posent une pierre d’attente importante, remarquée par le philosophe américain Kerry Whiteside étudiant l’intelligentsia française, et qui conclut cet ouvrage collectif : s’il existe une solution, nous dit-il, elle réside certainement moins dans la peur eschatologique que dans la recherche d’une nouvelle vie politique, laquelle ferait une place encore inédite à la radicale différence de l’autre : l’autre culture, l’autre nature, l’autre passion. Le principe de précaution est, dans cette optique, davantage un principe de “politesse ”, de “prévenance” entre diverses composantes, qu’une décision de prévoir et d’empêcher au nom du “Tous ”.
Comme vie politique, cependant, cette façon d’être - non pas ensemble dans un Etat-monde - mais en coexistence de souverainetés ou d’irréductibilités, serait aussi nécessairement un plan de synthèse universelle “au dessus” des servomécanismes d’une technosociété. Une présence des sujets à leur condition.
Le rapport avec l’écologie ? Il est simple : la limitation de l’énergie dilapidée n’est au fond qu’une limitation des passions humaines. Or cette limitation ne viendra jamais de chaque passion en elle-même, mais de la rencontre avec les autres qui, désirant des objets contradictoires, s’attacheront aussi du même coup à des usages contraires de la nature et de l’énergie. Cette rencontre impliquera certes conflit, “agonicité” réglée : une façon plus large de reprendre le thème de la concurrence comme régulation. Mais cette fois il s’agira d’une concurrence non plus seulement entre les intérêts économiques, trop facilement absorbables dans la logique des entreprises multinationales et du capital financier ; non plus seulement d’une concurrence des intérêts tout court, mais d’une mise en équilibre dynamique des façons de vivre radicalement différentes. Quand l’Etat brésilien programme de défricher un quart de l’Amazonie, il ne menace pas directement mes intérêts. Il ne menace pas seulement la diversité “biologique” mais encore la diversité politique du monde humain. Quand un ensemble d’Etats s’entendent pour favoriser une “solution” unique ou prédominante à la question de l’énergie (l’irréaliste et ruineuse fusion nucléaire, par exemple), ils menacent ensemble la possibilité de choix variés. Le pluralisme est donc bien un critère fondamental pour signaler une volonté d’autolimitation par la limitation réciproque, alors que la tendance unicitaire se signale au contraire par d’énormes dépenses, des projets fastueux, des engagements agressifs d’amplitude mondiale, des “macro-systèmes” - pour reprendre l’expression d’Alain Gras - englobants, contraignants et oppressifs. Ce n’est donc pas tant small qui est beautiful, que la fragmentation de la puissance, ou plutôt celle de l'image idéale de la puissance, qui fascine tant les êtres humains. Or la séparation des pouvoirs a été conçue – depuis Montesquieu – comme une opération de physique sociale, de mécanique humaine transposée de la mécanique newtonienne. Et non pas comme une métamorphose de la souveraineté – impossible à scinder en son principe comme l’avait déjà observé Rousseau en se gaussant des montesquierades. C’est pourtant l’enjeu exact de notre époque : comment dépasser une division mécanique des pouvoirs, pour passer à une séparation des passions souveraines ? Comment faire de la pluralité un principe politique fondamental, interdisant l’inceste suprême des pouvoirs entre eux, et par voie de conséquence, arrêtant l’irrésistible mouvement à la dévoration de la vie par l'Imago ? Une société pluraliste (au delà de la domination “démocratique” d’une population supposée homogène) aurait en effet beaucoup plus de chance d’être une société écologique, qu’un autre régime. Or il est étrange de constater qu’à l’heure où le pic de production des réserves fossiles d’énergie est en cours de dépassement, peu de responsables ou de “leaders d’opinion” ont repris la réflexion sur le pluralisme à inventer pour promouvoir à la fois l’autolimitation et le respect d’autrui et du bien commun naturel. Denis Duclos,
Septembre 2006
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