François Rouan (1943)
Après une remise en cause de la peinture, François Rouan commence, dès la fin des années 60, à la pratiquer. Néanmoins, c’est à une véritable réinvention de la surface picturale qu’il se livre après l’invention de la pratique du tressage. À partir de deux toiles préalablement peintes et découpées en fines bandes, l’artiste en produit une troisième qui est le résultat de leur tressage. De plus en plus systématisé, ce processus caractérise la démarche du peintre. Après un séjour en Italie, à Rome et en Toscane, marqué par la grande peinture de la Renaissance, Rouan dessine, sur le motif, paysages toscans, jardins romains, marbres et architectures. L’image, tout d’abord inexistante, apparaît de plus en plus dans ses tableaux.
Bosco in basso continuo, 1979-1980 Huile sur toile 180,5 x 255 cm
Le procédé du tressage revient dans ce paysage où les signes végétaux des branches et frondaisons se lisent à travers la basse continue qu’est la trame de l’image pulvérisée. D’autres perceptions s’ajoutent ici aux motifs agrestes, souvenirs de siècles de peinture qui se mêlent et agissent dans l’image, à plusieurs niveaux. Le paysage se lit alors comme une couche de traces actives, lieu de mémoire qui semble vivre des présences mythiques, faunes et nymphes qui l’ont habité à travers des siècles de peinture. Le lieu et le temps se donnent rendez-vous dans ce Bosco (Bois) à consonance italienne, sollicitant le spectateur à pénétrer les profondeurs de l’image.
Au-delà de l’horizon et de ses limites Anselm Kiefer (1945)
Elève de Beuys à Düsseldorf, Kiefer fait partie, vers le milieu des années 60, de la nouvelle génération de peintres allemands qualifiée par la critique de néo-expressionnistes : Georg Baselitz, Jörg Immendorf, Sigmar Polke, Markus Lupertz. Son œuvre à l’esthétique violente ne cesse pas de se confronter au passé de l’Allemagne : héros de la mythologie nordique, romantisme de Caspar David Friedrich, nazisme, mais aussi la philosophie et Heidegger en particulier. Position qui soulève critiques et malentendus.
Chez Kiefer, qui est peintre avant tout, le paysage revient souvent, lourd, sombre et marqué du poids de l’histoire récente. Celui sans doute d’une Allemagne nazie en feu et en sang, brûlée et enfouie sous les décombres après les bombardements des alliés. Le plomb provenant de la toiture de la Cathédrale de Cologne, récupéré par Kiefer lors de sa destruction, intervient dans un grand nombre de ses œuvres. Ce métal lourd et ductile ne porte pas seulement le poids de l’histoire, il est associé par l’artiste à Saturne, planète de la mélancolie et dieu de la fertilité agraire. Depuis le début des années 80, Kiefer vit et travaille en France dans une ancienne filature au sommet d’une colline ardéchoise, en pleine nature et devant un autre paysage.
La vie secrète des plantes, 2001-2002 Ensemble de 10 tableaux, branchage, gesso, fil de fer, plomb, toile 380 x 1 500 cm
La vie secrète des plantes est une œuvre monumentale de 10 tableaux dont les dimensions totales sont de 380 x 1 500 cm. Sur des feuilles de plomb collées sur la toile, sont fixés par du fil de fer des branchages enduits de gesso. Malgré les branches blanches suggérant une voie lactée et donnant à la toile son caractère stellaire et cosmique, la couleur sombre du firmament, le poids des matériaux, l’omniprésence du plomb rappellent les œuvres précédentes de l’artiste.
Ici, le paysage nous transporte au-delà de l’horizon et de sa limite, dans un sans fin où s’engloutit le regard. « J’aime regarder les plantes. C’est une façon de regarder la vie », affirme Kiefer. Ici, dans une sorte de pensée syncrétique chère au peintre, les éléments végétaux participent du firmament où sphères céleste et terrestre vivent d’une même vie. « Robert Fladd a établi une conjonction précise entre les étoiles et les plantes. Selon lui, il n’y a pas une seule plante sans une étoile qui lui corresponde dans le ciel. De sorte que les plantes sont guidées, influencées, par les étoiles. C’est une belle idée, toutes les choses sont reliées entre elles sur la terre, mais aussi dans le cosmos », déclare Kiefer (Art press n° 216, interview de Bernard Comment). Plus loin il ajoute que l’idée de temporalité et de transformation est liée pour lui aux étoiles.
Kiefer avait donné pour titre à une de ses expositions chez Yvon Lambert, en 1996, « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles », phrase que l’artiste dit adorer et qu’il empreinte au Cid de Corneille. Il est vrai que cette phrase affectionnant l’oxymore correspond pleinement à La vie secrète des plantes, où tout est contradictoire et ambigu, comme le cosmos d’asphalte et les étoiles végétales, et où la clarté même se fait obscure.
Présenter l’espace 
À L'INTÉRIEUR DE L'EXPÉRIENCE SENSIBLE
Dans la deuxième moitié du 20e siècle, des artistes choisissent une autre manière de mesurer l’œuvre au lieu qui, dépassant la théorie de l’art comme beau mensonge, se situe en deçà de la représentation. L’œuvre se présente dans le même espace que celui du spectateur, convié à une expérience non plus seulement visuelle mais de tous les sens.
Traverser l’espace de l’œuvre
Jean Dubuffet, dans son Jardin d’hiver, fait appel à une traversée physique du lieu. Bruce Nauman plonge le spectateur dans ses couloirs labyrinthiques, mettant à l’épreuve ses perceptions et son corps tout entier. Louise Bourgeois invite, à travers des espaces clos et suggestifs, à une rencontre émotionnelle de l’œuvre.
Jean Dubuffet
À la fin des années 60, Dubuffet entre dans une nouvelle phase de son œuvre, qu’il appelle l’Hourloupe. Un nouveau langage apparaît avec lequel il veut renommer le monde, fait de scriptions hachurées de bleu, de rouge et de noir et dont il a eu l’idée en crayonnant, sans objet précis, lors de conversations téléphoniques. Portraits, paysages, objets, sculptures et architectures imaginaires sont soumis à ce nouveau langage plastique.
Jardin d’hiver, 1968-1970 Environnement Polyuréthane sur epoxy 480 x 960 x 550 cm
Le Jardin d’hiver se présente comme un curieux igloo aux tracés noirs et blancs, un habitacle dont une porte ouverte invite le spectateur à entrer. Mais la déambulation intérieure est pénible. Le sol, bosselé, récuse l’idée de plan ; les murs se dérobent quand ils ne semblent pas se refermer sur le spectateur. Il faut un temps pour s’habituer à ce nouvel espace avant de se sentir enfermé dans un lieu exigu qui oblige à sortir.
À propos d’œuvres monumentales de cette série, comme La Closerie Falbala à Perigny-sur-Yerres, Catherine Millet souligne : « On ne pénètre plus le paysage, c’est lui qui investit notre espace vital » (Art press, n°45). Le spectateur fait l’expérience physique de son corps dans un lieu qui le déroute. Déboussolé, il est pris au piège de l’espace, comme auparavant l’avait était le « Voyageur sans boussole » dans les filets de la peinture. Les œuvres de cette série participent d’une volonté de remise en cause du monde sensible et de ses certitudes que le spectateur perçoit dans son corps par l’expérience réelle de l’œuvre.
Bruce Nauman (1941)
Artiste polymorphe et prolifique, Bruce Nauman présente une œuvre irréductible à tout classement, à l’image de sa formation, scientifique et littéraire à la fois. D’abord peintre, il abandonne la peinture pour s’intéresser à la sculpture, à la performance et au cinéma. Les installations vidéo constituent une part essentielle de son travail, impliquant la présence du spectateur et mettant à l’épreuve les catégories spatio-temporelles de la perception.
Going around the corner Pièce (Prendre le tournant), 1970 Installation vidéo : 4 cameras vidéo, 4 moniteurs noir et blanc 324 x 648 x 648 cm
Going around the corner Pièce fait partie d’une série d’œuvres, appelées Corridors, entreprises par Nauman à partir de 1969. Accompagnées de néons et de vidéos, ces installations se dénouent sur des espaces étroits et complexes que le spectateur se doit de parcourir. Dans cette pièce sont placés quatre moniteurs posés au sol et reliés à quatre caméras qui filment le spectateur. Néanmoins c’est au tournant de la pièce, c’est-à-dire là où il ne s’y attend pas, que le spectateur se voit filmé avec un décalage spatio-temporel.
La place donnée au spectateur qui, évoluant dans un circuit fermé et soumis à une expérience donnée, ne peut pas ne pas faire penser aux célèbres expériences pavloviennes basées sur le principe du stimulus-réponse. Manière peut-être pour l’artiste de questionner l’être au monde de l’homme moderne, surveillé et trompé par le système tout puissant de l’image qui le transforme, à son insu, en spectacle.
Louise Bourgeois (1911)
Née à Paris, Louise Bourgeois vit et travaille aux Etats-Unis depuis 1938. Sculpteur, elle garde néanmoins son attachement à l’image, peinte, gravée ou dessinée, par laquelle elle a commencé. Le dessin, qu’elle pratique constamment, est pour elle une sorte de carnet intime où elle note ses idées visuelles. La Femme-maison, la polarité du masculin-féminin sont des constantes de son œuvre, marquée aussi par la thématique de l’absence et de la disparition.
Reconnue tardivement sur la scène de l’art, Louise Bourgeois se consacre, dans les années 90 – elle a alors 80 ans – , à la réalisation de chambres magiques, les Cells, dans lesquelles elle rassemble des objets qui lui sont très proches et qu’elle investit d’une charge émotionnelle très forte. Les Cells sont des lieux où elle déroule la trame de ses souvenirs et de ses affects. En effet, l’émotion est au cœur de son approche du monde.
Precious Liquids, 1992 Environnement : réservoir d’eau en bois de cèdre, cerclé de métal, verre albâtre, tissus, broderies, eau, boules en caoutchouc et bois de cèdre 427 x 442 cm de diam.
Liquides précieux est une imposante installation cylindrique où le spectateur est invité à entrer. Il s’agit d’un espace sombre et clos, composé d’un réservoir cylindrique d’eau en bois de cèdre, tel qu’on peut en voir sur les toits new-yorkais, et destiné à recueillir les « liquides précieux ». Ces liquides sont ceux que le corps humain produit quand il est soumis à des émotions comme la peur, la joie, le plaisir, la souffrance. Sang, lait, sperme, larmes sont donc des liquides précieux pour l’artiste qui en orchestre la mise en espace.
Au centre de l’étrange tonneau se trouve un lit ancien en fer entouré de montants qui soutiennent des ballons en verre, tenus de décanter, à travers des tuyaux qui les relient à une flaque d’eau au centre du lit, le liquide qui s’évapore et qui retombera ensuite après sa condensation. En face, un immense manteau masculin surplombe l’espace, enfermant en son sein un petit vêtement d’enfant avec l’inscription « Merci-Mercy ». De l’autre côté figurent deux boules en caoutchouc et une sculpture ancienne en marbre.
L’installation est une œuvre complexe, surdéterminée de sens. Le spectateur est interpellé par cet espace déserté de toute présence humaine et qui pourtant en porte les traces, ce lieu où s’inscrit l’absence, le temps qui passe dans la vétusté du lit et du manteau, la mort peut-être. La curieuse alchimie des liquides et la construction mentale que l’artiste y rattache font de l’espace de l’œuvre un espace du psychisme. En effet, Louise Bourgeois s’explique quant à la signification des objets y figurant. Le manteau renvoie au père, figure de la répression, le petit habit à la petite fille qu’elle a été, et la dynamique des fluides serait liée aux humeurs de la peur face au père. On est au cœur du « complexe de castration » qui renvoie, selon Freud, au manque centrale de pénis chez la petite fille et à la différence sexuelle. L’artiste l’a bien évidemment dépassé mais l’œuvre, dans la mise en scène du fantasme, en est sous-tendue.
Des espaces enveloppants
Tandis que Giuseppe Penone tapissant les murs d’une pièce de feuilles de laurier convie à une percée dans une forêt aux parfums méditerranéens, Ugo Rondinone, dans ses installations aux effets incantatoires, retient le spectateur à l’intérieur de l’œuvre.
Giuseppe Penone (1947)
Giuseppe Penone est associé à l’Arte povera. Né en Italie vers la fin des années 60, l’Arte povera prône le recours de l’art à des matériaux naturels comme la terre, à des éléments végétaux, minéraux, et se double d’un primitivisme des formes et des gestes créateurs. Au sein de ce mouvement, Penone mène une trajectoire singulière. Son œuvre se caractérise par une interrogation sur l’homme et la nature et par la beauté, de plus en plus affirmée, de ses formes et de ses matériaux. Sa sculpture, en prise avec des questions qui la débordent, comme celles du temps, de l’être, du devenir, évoque la dimension kantienne de l’infini et du sublime comme beauté en mouvement et tentative de cerner l’incernable.
Mettant l’accent autant sur le processus créateur que sur l’œuvre, le sculpteur s’identifie au fleuve (Etre fleuve), au souffle (Soffio), à ce qui est par essence mouvement et vie. Toujours au plus près de la nature dans son essence végétale, Penone perce, à plusieurs reprises, dans ses interventions au sein de la forêt des Alpes-maritimes, la vie du bois dans ses manifestations les plus infimes.
Respirare l’ombra (Respirer l’ombre), 2000 Cages métalliques, feuilles de laurier, bronze Installation 2001 : 180 cages 4 formats de cage : 117 x 78 x 7 cm ; 100 x 78 x 7 cm ; 78 x 78 x 7 cm ; 50 x 78 x 7 cm
Pour l’exposition La beauté, présentée à l’été 2000 au Palais des Papes à Avignon, Penone réalise une étonnante installation faite de cages de laurier qui tapissent les murs d’une salle et sa voûte. L’œuvre donnée, après l’exposition d’Avignon, par l’artiste au Musée national d’art moderne, a été adaptée pour sa présentation au Musée. La voûte a disparu mais les quatre murs tapissés de cages de laurier sont restés. Si, à Avignon, la suggestion du lieu, sa poésie, le drame amoureux que l’œuvre exalte dominaient, elle prend, au Musée, selon les dires de l’artiste, une dimension plus historique qui la relie aux autres œuvres présentées.
Voulant traiter de la beauté à Avignon, Penone s’est inspiré du grand poète italien Pétrarque (Arezzo, 1304 – Padoue, 1374) qui, dans son Canzoniere, avait célébré son amour platonique et malheureux pour Laure de Noves, rencontrée et perdue dans ces lieux. L’œuvre est l’évocation poétique de la forêt chantée par Pétrarque et de son amour. Le choix du laurier est surdéterminé de sens : faisant écho au nom de la femme aimée du poète, il est aussi le symbole de la poésie elle-même et de Pétrarque qui avait été couronné poète des poètes. On peut comprendre l’attrait de Penone pour Pétrarque car, comme l’artiste, le poète a célébré la nature dans son osmose avec l’homme et plus particulièrement avec le corps de Laure. Le laurier est aussi une plante dont le parfum vivace et la couleur résistent au temps.
La disposition des feuilles à l’intérieur des cages veut donner, par la vibration des nuances de vert, une dimension de mouvement. Le format des cages est celui de rectangles construits selon la section dorée, respectant donc des proportions idéales. Dans un des murs, une sculpture en bronze, représentant deux poumons moulés dans des feuilles, trouble la présence paisible des verts aromatiques. Elle est le rappel du parfum qui se dégage du lieu et qu’il faut respirer, comme l’ombre. Ainsi le spectateur n’est plus confronté à la représentation de la nature mais, déambulant dans la pièce, voit, respire, suit la modulation réelle des ombres sur le vert des feuilles, et vit l’expérience sensible de la forêt.
|