Ce fichier est la première version soumise de l'article publié en 2005 sous une forme différente, dans la revue relations industrielles – industrial relations, vol 60, no 4
droits de la personne, relations de travail et défis pour les syndicats contemporains
Marie-Josée Legault, professeure titulaire,Télé-université
introduction Depuis les années 80, et encore plus depuis les années 90, les chercheurs européens (Müller-Jentsch, 1988, Hyman, 1992, 1997, p. 29) et nord-américains (Creese 1996, p. 454; Crever, 1993, 1998; Edwards, 1986; Fudge, 1996; Gagnon, 1998; Kumar, Murray et Schetagne 1998; Zeytinoglu et Muteshi, 2000) s’intéressent à ce qu’on désigne volontiers comme une « crise » du mouvement syndical, par opposition à un assez ferme consensus sur l’unité et le pouvoir de représentation du mouvement syndical jusqu’à la fin des années 70. On repère assez facilement entre autres dans le mouvement depuis cette période une difficulté d’agrégation et de reconnaissance des intérêts communs au sein des syndicats locaux autant que des centrales.
Cette conjoncture est liée de près à l’émergence de nouveaux facteurs de segmentation de la main-d’œuvre qui, à leur tour, peuvent avoir des effets de segmentation du collectif syndiqué. Parmi ces facteurs de segmentation, certains tirent leur source dans des décisions de la direction en matière de gestion des ressources humaines : promotion de la flexibilité, multiplication des statuts atypiques et des formes de rémunération, pratique de la polyvalence, disparité des statuts et des niveaux de rémunération, etc. D’autres facteurs de segmentation, en revanche, tirent leur source des travailleurs eux-mêmes ou sont appropriés et promus par eux.
Notamment, en vertu des chartes des droits de la personne, des lois protégeant ces mêmes droits1 et de la jurisprudence qu’elles engendrent, certaines catégories de main-d’œuvre manifestent des intérêts particuliers et distincts du collectif de travailleurs syndiqués auquel ils appartiennent, parfois au point de contester certains acquis importants des mœurs syndicales ou certains choix syndicaux s’appuyant sur une majorité des voix. Entre autres exemples, les membres des groupes cibles (ici, les femmes) embauchés à la faveur d’un programme d’accès à l’égalité (PAÉ), et les salariés rémunérés en vertu de clauses dites « orphelin ».
Dans ce texte, je m’attacherai à démontrer comment ces revendications sont parfois si distinctes de celles de la majorité du collectif syndiqué local qu’elles en heurtent la cohérence et entraînent des conflits parce qu’elles soulèvent des questions très profondes. En effet, en milieu syndiqué, ces revendications ont pour effet de bouleverser un important postulat politique, soit celui de l’égalité formelle de tous les membres du syndicat et le devoir corollaire de donner à tous un même traitement, entre autres un même poids dans la prise de décision collective. Ces revendications remettent en effet en cause la conception de la démocratie syndicale, fondée entre autres sur la primauté du vote majoritaire en assemblée générale.
Il peut sembler paradoxal de parler de l’adhésion à la thèse de l’égalité formelle chez les militants syndicaux, car l’idéologie syndicale en général est par ailleurs peu compatible avec l’idéal républicain de l’égalité présumée de tous les sujets politiques en démocratie, en droits comme en obligations. Trop conscients des inégalités réelles dans les sociétés dites démocratiques, les militants syndicaux seraient en effet peu nombreux à souscrire à une telle thèse pour ce qui est de la société globale. Cela ne les empêche pas, en toute cohérence, de postuler une telle égalité formelle au sein de leurs rangs, à des fins de régie interne, en se fondant sur une similitude d’intérêts de classe entre leurs membres.
Bien sûr, d’autres lignes de fracture dans le mouvement syndical émergent dans la période contemporaine et cet objet n’est qu’une des dimensions de la segmentation du collectif syndiqué. Cet objet mérite néanmoins une attention particulière en vertu de la tension qu’il provoque, bien sûr, et aussi parce qu’il fait écho à une même fragmentation au niveau sociétal, dont on dit qu’elle commande une évolution conséquente de la notion de citoyenneté (Duchastel, 2003).
Les données sur lesquelles je m’appuie ici ont été recueillies à la faveur de six études de cas d’intégration de femmes dans des secteurs d’emploi non traditionnellement féminins, réalisées au moyen d’entrevues auprès de 71 hommes et femmes exposé(e)s à des PAÉ, entre 1998 et 2001 (Legault, 2001a, b et c, 2002). Ces études de cas réalisées en partenariat avec les directions des entreprises et les syndicats représentant les travailleurs des unités étudiées, lorsqu’ils étaient syndiqués, visaient à repérer les facteurs de succès et d’échec de l’intégration des femmes en milieu masculin à la faveur des PAÉ et ne visaient pas particulièrement à approfondir la conception de l’égalité qu’entretiennent les syndiqués et leurs directions2. Nous avons trouvé nombre d’obstacles qu’on peut ranger en diverses catégories; certains ressortissent à la direction et à la gestion des programmes, certains aux clients, certains aux syndicats et d’autres, enfin, sont propres aux collègues qui entretiennent diverses pratiques de résistance et mettent en place à l’occasion divers mécanismes d’exclusion. Si dans les travaux sur l’équité en emploi les obstacles des premiers types ont été abondamment traités dans le champ de la gestion des ressources humaines, les derniers ne sont que peu traités en relations de travail3. Néanmoins, les obstacles propres aux collègues et aux syndicats s’avèrent aussi importants pour les femmes embauchées que bouleversants pour le milieu et pour les syndicats, et constituent à mes yeux l’une des retombées les plus importantes de cette recherche. Pour cette raison, j’entame maintenant un projet de recherche focalisé essentiellement sur cet objet. L’exemple des clauses « orphelin » n’est ensuite amené que parce qu’il soulève une même question et nourrit l’argument principal.
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