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C'est que la science n'est pas l’œuvre d'individus isolés c'est le produit d'une coopération à laquelle concourent les savants de tous les temps et de tous les pays, et elle représente donc, à chaque instant de l'histoire, comme le résumé de l'expérience humaine concentrée et accumulée pendant de longues années, de génération en génération. Il est donc tout naturel qu'elle soit d'une intellectualité infiniment plus riche que des esprits individuels, abandonnés à leurs seules forces. Voilà pourquoi nous avons tout à apprendre d'elle : en elle vit une sorte de raison exemplaire qui est le modèle idéal sur lequel doivent se former nos raisons individuelles. Les philosophes ont souvent imaginé, par-dessus les entendements humains, une sorte d'entendement universel et impersonnel auquel les premiers voudraient participer par des voies mystiques ; eh bien ! cet entendement existe, il existe non dans un monde transcendant, mais dans ce monde même ; il existe dans la science, ou, du moins, il s'y réalise progressivement, et c'est la source de vie logique la plus haute à laquelle puissent venir puiser les raisons des individus. Ainsi l'enseignement des sciences ne sert pas seulement à faire connaître le monde, et par cela même à compléter notre connaissance de l'homme : c'est de plus un inestimable instrument de culture logique. Et voilà le moyen de combler la grave lacune que nous avons eu l'occasion de constater dans notre enseignement secondaire. Nous avons vu, en effet, comment la culture logique qu'avait instituée la scolastique fut emportée par la révolution humaniste, sans que rien ait été mis à sa place. Or, il est difficile de considérer comme parfaitement normal un système d'enseignement qui se désintéresse à ce point du développement des facultés logiques. Certes, il ne saurait être question de revenir sur la condamnation prononcée sans appel contre le formalisme scolastique. La scolastique correspondait à une époque où, l'expérimentation étant ignorée, la pensée ne pouvait atteindre la réalité extérieure qu'à travers les opinions que s'en faisaient les hommes, en les confrontant les unes avec les autres au moyen de la discussion. Aujourd'hui, grâce à la méthode expérimentale, nous pouvons raisonner sur les choses directement et sans intermédiaire; de nouvelles formes de raisonnement sont ainsi nées, une nouvelle culture logique est ainsi devenue possible, c'est celle qui se dégage de la vie même de la science. Mais, pour que cette culture s'organise et donne les fruits qu'on en peut attendre, encore faut-il que le professeur en sente la nécessité; encore faut-il qu'il comprenne que sa tâche ne se borne pas à exposer les résultats particuliers de la science dont il est chargé, mais encore et surtout les méthodes, les opérations mentales, les mécanismes logiques dont ces résultats sont le produit. La méthodologie des sciences, dont il n'est aujourd'hui question que dans la seule classe de philosophie, ne devrait pas être séparée de l'enseignement de ces sciences. D'une part, celui-là seul qui a pratiqué les sciences a la compétence nécessaire pour en faire comprendre les méthodes. De plus, cette méthode ne peut être vraiment comprise des élèves que s'ils la voient en action, que si on la leur explique au moment même où on l'applique, que s'ils sont exercés à la pratiquer et à l'appliquer eux-mêmes. C'est donc au professeur de sciences qu'il appartiendra d'enseigner les méthodes qu'il emploie, leur raison d'être, les principes sur lesquels elles reposent. On sait malheureusement tous les progrès qui nous restent à faire sur ce point. Cette culture logique a, d'ailleurs, d'autant plus de prix qu'elle est appelée à servir dans l'étude non seulement des choses matérielles, mais de l'homme lui-même. De plus en plus, en effet, l'idée s'établit que l'homme n'est pas un monde dans le monde, qu'il n'est pas séparé par un hiatus du reste de ]'univers. De plus en plus, on tend à ne voir dans le règne humain qu'un règne naturel qui, sans doute, a ses caractères propres comme le règne biologique a les siens par rapport au règne physico-chimique, mais qui est soumis aux mêmes lois essentielles que les autres règnes de la nature. Mais alors, pour le connaître, il ne saurait exister de procédés spéciaux et privilégiés, de voies mystérieuses qui dispensent des routes contournées et laborieuses que physiciens, chimistes, biologistes sont obligés de suivre dans leurs recherches. Si la réalité humaine est une réalité comme les autres, pour en découvrir les lois, il ne saurait suffire de se replier sur soi, de méditer intérieurement et de déduire ; mais il faut l'observer comme on observe les choses du monde extérieur, c'est-à-dire du dehors; il faut expérimenter, induire, ou, si l'expérimentation proprement dite est matériellement impossible, il faut trouver le moyen d'instituer des comparaisons objectives qui puissent remplir les mêmes fonctions logiques. Or, ces méthodes nouvelles, et les idées directrices d'où elles procèdent, où les apprendre sinon à l'école des sciences qui les ont déjà portées à un si haut degré de perfectionnement ? Ainsi tout permet de croire que la solution de continuité qui sépare encore l'étude de la nature physique et l'étude de la nature humaine n'est plus qu'une survivance destinée à disparaître; un jour prochain viendra, et qu'il faut hâter, où l'idée que l'on puisse former un historien ou un linguiste sans l'initier préalablement à la discipline des sciences naturelles apparaîtra comme une véritable aberration. Mais, dans la mesure où l'on estime qu'il faut observer vis-à-vis de nous-mêmes une attitude analogue à celle que le savant observe vis-à-vis des choses, n'est-il pas évident qu'il faut exercer nos enfants dans les lycées à adopter vis-à-vis du monde humain cette attitude nécessaire ? Et ainsi une solide culture scientifique apparaît comme la condition inéluctable de toute bonne culture humaine. Ainsi l'étude des sciences, loin de constituer dans notre système scolaire une sorte d'élément adventice et étranger, loin d'y être dépaysée et d'en troubler l'économie, est en réalité un auxiliaire utile, indispensable de ce vieil enseignement humaniste qui, pendant si longtemps, y a tenu toute la place. Bien qu'il soit orienté vers le dehors, il ne nous détourne de nous-même que pour nous y ramener ; mais il nous y ramène, munis, enrichis de notions précieuses qui jettent une lumière nouvelle sur notre propre nature. Entre ces deux sortes de disciplines, il y a une étroite solidarité. Cette solidarité est même plus complète qu'il ne peut sembler d'après ce qui précède : car elle est réciproque. Non seulement, comme nous venons de le voir, la science de la nature nous aide à mieux comprendre l'homme, mais l'étude des choses humaines, outre qu'elle est indispensable par elle-même, est une préparation nécessaire à l'étude du monde. En effet, la culture logique qui se dégage de la pratique des sciences positives ne se suffit pas à elle-même : elle en suppose une autre, plus élémentaire, qu'il faut aller chercher à une autre source. Pour pouvoir être initié utilement aux sciences de la nature, il faut déjà posséder une certaine maîtrise de sa pensée ; il faut avoir déjà acquis une certaine aptitude à penser clairement, distinctement et avec suite. Pour cela toute une éducation est nécessaire, qui doit commencer avant l'éducation scientifique, et qui doit se poursuivre pendant de longues années parallèlement à cette dernière. Naturellement, la pensée se présente à l'esprit sous forme globale et confuse. Ce n'est pas une suite organisée d'idées distinctes, une chaîne dont les anneaux sont bien nettement reliés les uns aux autres; mais les diverses représentations que nous avons simultanément sont perdues les unes dans les autres, sans qu'on puisse dire où l'une commence et où l'autre finit. Elles se pénètrent si intimement qu'elles échangent leurs propriétés. C'est ainsi que l'état émotif où nous nous trouvons à un moment donné colore à sa façon toutes les idées qui remplissent alors la conscience, et que tout nous paraît triste ou gai, suivant que nous ressentons de la tristesse ou de la gaieté. C'est ainsi qu'une impression varie du tout au tout suivant celle qui l'a immédiatement précédée : c'est ce qu'on appelle la loi du contraste. C'est ainsi que les images, qu'un objet a pu laisser dans notre souvenir, viennent se mêler à la sensation que nous en avons présentement, et former avec celle-ci un tout confus, où il est impossible de séparer ce qui vient du passé et ce qui est dû à l'expérience actuelle. Cette indistinction atteint son maximum d'intensité chez l'enfant, qui ne distingue pas ses sensations les unes des autres, qui ne sait même pas les situer en des points distincts de l'espace. Mais, parce que cette confusion est fondamentale, elle est toujours inhérente au mouvement naturel de la pensée. Quand nous réfléchissons à un sujet, à une question, ce que nous apercevons tout d'abord ce sont des blocs massifs d'idées indistinctes, des représentations synthétiques et, par conséquent, confuses. La pensée logique, au contraire, est faite de notions déterminées, susceptibles de se formuler en définitions qui en marquent les contours, qui les séparent des notions voisines, mais différentes, et qui, par ces délimitations, préviennent les mélanges, les interpénétrations, les phénomènes de contagion illogique, d'où résulte la confusion. Entre le point de départ et le point d'arrivée, entre la pensée spontanée, à l'état de nature, et la pensée logique, réfléchie, maîtresse et consciente d'elle-même, il y a donc un abîme. Comment l'homme l'a-t-il franchi ? C'est principalement grâce au langage. Ce sont les mots qui ont introduit la distinction dans la trame de nos représentations. Car le mot est discret ; il a une individualité définie, des limites nettement arrêtées. Pour exprimer notre idée avec des mots, il faut la dissocier ; il faut briser cette nébuleuse qu'elle forme naturellement et la résoudre en ses éléments. En un sens, le langage fait violence à la pensée ; il la dénature et la mutile, puisqu'il exprime en termes discontinus ce qui est continu par essence. Voilà pourquoi il est vrai de dire que nous n'arrivons jamais à rendre pleinement notre pensée ; c'est que le contenu de la conscience ne peut être traduit que d'une manière approchée par le langage, comme la continuité des grandeurs géométriques ne peut être exprimée qu'approximativement par la série des nombres. Sans doute il serait tout à fait erroné de dire que le langage a tout à faire, qu'il est l'unique agent de distinction et de clarté. Rien ne peut dispenser la conscience de l'effort par lequel elle se saisit d'un groupe confus de pensées, l'isole, concentre sur lui toute la lumière qui est en elle, et l'éclaire ainsi de manière à mettre en évidence les parties inaperçues dont il est composé. C'est cette attention et cette concentration qui sont les instruments actifs de toute analyse mentale. Seulement, les produits de cette analyse resteraient singulièrement précaires, ils ne tarderaient pas à se dissiper, la pensée retournerait à sa confusion initiale, si le mot ne les fixait, ne leur donnait une existence, une individualité, une consistance qui leur permettent de survivre. D'un autre côte, pour penser clairement et distinctement, il ne suffit pas d'analyser nos idées ; il faut encore rapprocher les uns des autres les éléments ainsi dissociés pour reconstituer le tout naturel auquel ils appartiennent. Or, cette reconstitution ne consiste pas dans un assemblage extérieur et mécanique ; car ces fragments de pensée sont des parties d'un tout vivant. Elles vibrent à l'unisson les unes avec les autres, elles s'appellent, sympathisent, concourent les unes avec les autres ; entre elles, il y a des rapports de toute sorte, rapports variés de coordination, de dépendance, d'incidence, etc. Il faut donc que nous nous rendions compte aussi de ces rapports. Mais comment pourrions-nous nous représenter avec quelque netteté ces nuances si complexes, si fugitives, si nous ne disposions des artifices du langage, des flexions verbales, des accords grammaticaux, des règles de construction, et même de termes spéciaux pour exprimer certaines de ces relations (prépositions, conjonctions, notamment) ? Mais, si c'est grâce au langage que la distinction et l'organisation logique se sont introduites dans l'esprit, l'étude des langues est évidemment le meilleur moyen d'habituer l'enfant à distinguer et à organiser logiquement les idées. C'est en le faisant réfléchir sur les mots et les sens, et sur les formes grammaticales, qu'on peut le mieux l'exercer à voir clair dans sa pensée, c'est-à-dire à en apercevoir les parties et les rapports. Et c'est là, en effet, le grand service qu'ont rendu ces exercices de langue qui tiennent encore tant de place dans nos classes. Il n'est pas douteux que, sous ce rapport, les langues anciennes présentent des avantages particuliers. Précisément parce que les peuples anciens sont loin de nous, dans le temps, ils avaient une manière d'analyser leur pensée très différente de la nôtre, et c'est cette différence même qui faisait du latin et du grec un stimulant exceptionnellement efficace à cette forme spéciale de réflexion. Un mot français, un mot anglais et même, le plus souvent, un mot allemand, se recouvrent exactement, au moins dans la généralité des cas, et ces coïncidences sont destinées a devenir de plus en plus fréquentes. Il en résulte que la transposition d'un terme d'une langue dans l'autre se fait sans difficulté et presque inconsciemment. Il en va tout autrement du latin et du grec. Ici l'élève est dans la nécessité de faire un effort tout particulier pour prendre conscience de la pensée exprimée par les mots, qu'il traduit du français en latin ou inversement. Et, par cela même, il s'exerce à la distinction et prend l'habitude de la netteté. De même, et pour la même raison, la pratique de la version et du thème, parce que les grammaires sont très différentes de la nôtre, l'oblige à une perpétuelle analyse logique; il faut qu'il prenne perpétuellement conscience des rapports qui existent entre les idées, tels qu'ils s'expriment à travers les formes grammaticales. Ce n'est pas pourtant que le latin et le grec soient irremplaçables. On peut trouver à ces exercices classiques d'utiles substituts. Quoi qu'on en ait dit, je ne crois pas qu'il faille trop compter pour cela sur les langues vivantes ; d'abord pour les raisons que je viens d'indiquer, savoir la parenté de ces langues avec la nôtre. Et puis parce que l'emploi de la méthode directe rejette au second plan la version et le thème et, par définition, en quelque sorte, exclut presque les exercices de transposition. Mais ce qui serait possible, c'est d'instituer délibérément des exercices méthodiques et répétés de vocabulaire. Pourquoi ne pas dresser l'enfant à se rendre perpétuellement compte du sens des mots qu'il emploie ? Il faudrait, en quelque sorte, l'amener à définir à chaque âge les termes de son vocabulaire, l'inciter sans cesse, par tous les moyens, a prendre conscience de ses idées. Ces exercices, d'ailleurs, gagneraient à ne pas se faire au hasard ; les mots sur lesquels on appellerait son attention pourraient être groupés rationnellement, suivant leurs rapports étymologiques, ou suivant leurs rapports de sens, suivant les cas. Car il faut employer toutes les combinaisons. Toute une discipline, dont je me borne à indiquer le principe, est à instituer en vue de ce but même, dont on pourrait atteindre les meilleurs fruits, si elle était appliquée avec suite et méthode. De même, au lieu de cette analyse logique automatique qui est impliquée dans le thème comme dans la version classique, on pourrait recourir à des exercices répétés d'analyse logique proprement dite, pourvu que celle-ci ne consiste pas en un mécanisme aveugle et machinal. Rien de plus instructif que de faire comprendre à l'enfant de quoi est faite une proposition, une phrase, comment les éléments qui la composent se relient les uns aux autres, comment certains sont entraînés dans l'orbite des autres, comment certains commandent et d'autres sont commandés, etc., et de fixer en lui cette compréhension par des exercices répétés, mais dont la répétition ne dispenserait pas de l'intelligence. En un mot, la culture grammaticale, bien comprise, doit reprendre un peu de la place qu'elle occupait dans nos écoles d'autrefois et qu'elle a perdue depuis. |
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