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Laurence Moulinier-BROGI Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latinsA la fin du Moyen AgeLe haut Moyen Âge s’avère pauvre en traces d’un tel souci, les manuscrits de médecine contenant au mieux des gynecia, des de morbis mulierum, des de pessis, associés parfois au nom d’une femme, “ Cleopatra ”1 — mais encore s’agit-il de traités ou de fragments à contenu gynécologique ou obstétrique et non cosmétique2. Ces deux domaines, maux du corps féminin et soins du corps, seront certes souvent associés par la suite, mais sans se recouvrir, et à première vue, alors que le monde grec avait vu naître au VIe siècle le traité de Metrodora —un traité sur les maladies féminines s’apparentant à un livre de recettes, avec des éléments de cosmétologie, des recettes abortives ou des “ trucs ” contre frigidité et impuissance3 — , rien de tel n’exista en Occident avant le XIIe siècle. En revanche, si l’on se situe maintenant aux derniers siècles du Moyen Âge, la cosmétologie apparaît très présente et pas seulement dans le discours médical. Les prédicateurs, tout d’abord, reprennent certes à leur compte, comme Eudes de Cheriton († v. 1246)4 ou Berthold de Ratisbonne († 1272)5, les condamnations émises dès Tertullien, mais ils stigmatisent aussi des pratiques précises, ou le rôle joué par les médecins dans l’accès aux soins cosmétiques. Jacques de Vitry († 1240) raconte comment une femme, pour ôter une tache noire de son visage, paya un médecin qui lui donna un jus qui enleva la tache et la peau avec6, et dans ses Contes moralisés (1320-1350), Nicole Bozon flétrit le recours à de l’urine d’âne pour faire pousser les cheveux7 ou l’emploi d’une teinture de noisettes et vin pour prévenir leur chute8. De fait, l’homme ayant été créé ad imaginem Dei, toute modification de son aspect est vue comme un péché, et les prédicateurs voient un enchaînement fatal entre fard, fête et luxure9 — vice éminemment féminin, à les suivre, mais qui n’épargne pas les hommes : Berthold de Ratisbonne au XIIIe siècle10, comme Jacques de la Marche au XIVe11, condamnent ainsi ceux qui nouent ou tressent leurs cheveux . Il existe aussi un De ornatu mulierum dans la partie du Roman de la Rose écrite par Jean de Meun à la fin du XIIIe siècle12. Les conseils prodigués par la Vieille enseignent l’usage des fards, des onguents, des cheveux artificiels, l’art de soutenir une forte poitrine à l’aide d’une pièce de toile13, etc. Mais l’information est donnée pour ainsi dire en négatif, et vient après une vigoureuse diatribe : ” une femme, aussi longtemps qu’elle vivra, n’aura que sa beauté naturelle […]. Je dis aussi, pour rendre mes propos plus explicites, que si l’on voulait couvrir un fumier de draps de soie et de fleurettes bien colorées et bien propres, le fumier, qui d’ordinaire est puant, incontestablement, resterait tel qu’il était toujours auparavant ”14. Où l’on retrouve le thème de l’horreur du corps et de ses entrailles déjà évoquée par les Pères de l’Église, et en particulier l’analogie entre femme et sterquilinium formulée, entre autres, par Odon de Cluny († v. 942) : “ si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la seule vue des femmes serait nauséabonde ”. Des textes divers attestent donc la diffusion de certains soins de beauté, peut-être dès le XIIe siècle, si l’on se réfère par exemple au sirventès du moine de Montaudon, qui donne une liste des fards dont usaient ses contemporaines15, ou au Livre des manières d’Étienne de Fougères, composé entre 1174 et 1180, et qui mentionne déjà un dangereux dépilatoire à base de chaux vive16. Autant de textes religieux ou profanes stigmatisant la recherche massive de l’ornatus, que corrobore l’importance du sujet dans la littérature médicale. Nouveaux textes et traductions récentes On peut dater l’émergence de la cosmétique dans la littérature médicale de la fin du XIIe siècle, voire de sa deuxième moitié : elle y prend la forme de recettes, principalement pour la peau et les cheveux, les ongles et les aisselles, qui donnent des formules d’onguents mais aussi de dépilatoires (psilotrum), de cerota (à base de cire), de teintures, etc. On trouve même à l’occasion une recette pro decoratione faciei leprosi17 ! De très nombreux problèmes sont liés au poil, mais ce sont surtout les cheveux qui retiennent l’attention : on apprend comment nettoyer la tête, comment lutter contre la canitie ou la calvitie, comment même enlever les cheveux, et surtout comment les rendre noirs, longs, doux, frisés, blonds, ou encore blancs ! Le blond roux semble la couleur universellement recherchée, comme le dit par exemple Mondeville : “ la couleur la plus belle, et celle qui plaît le plus aux femmes et aux hommes, est la couleur safran ” — un idéal que l’on trouve aussi à la fin du XIIIe siècle, dans un contexte certes très différent, dans le Liber de retardatione senectutis de Roger Bacon, et ce bien qu’il indique par ailleurs le moyen de faire pousser des cheveux noirs18. Pour atteindre cette couleur de rêve, l’emploi du crocus ou safran est régulièrement prôné, suivant une recette qu’on trouve déjà chez Tertullien (II, 5, 6)19, et dont le succès ne se dément pas, comme le montre entre autres l’anonyme De ornatu mulierum salernitain20. La pharmacopée mise en œuvre apparaît très étendue, largement végétale mais aussi minérale (sel, sel gemme, sel ammoniac, soufre, orpiment, c’est-à-dire trisulfide d’arsenic, mercure) ou animale (axonges diverses, graisse de cerf, lézard, sangsues, etc.) Mais le plus surprenant, à première vue, est d’une part la prise en compte importante de la mauvaise odeur de certaines parties du corps (nez, dents et bouche notamment, d’où de nombreuses recettes de bains de bouche ou “ dentifrices ”1), et d’autre part la présence, au milieu de formules destinées à blanchir la peau ou blondir le poil, de conseils relevant d’une chirurgie “ réparatrice ” voire trompeuse : différents moyens de resserrer la vulve ou de faire passer une femme pour vierge figurent dans les De ornatu mulierum au même titre que les recettes De facie dealbanda ou De fetore oris21, ce qui s’explique par un lien très fort entre art de la parure et art érotique, faisant de la cosmétologie un prélude à l’acte amoureux. De cette entrée en scène des soins de beauté, les premiers témoins se trouvent à Salerne, notamment dans les Catholica magistri Salerni, un traité que l’on s’accorde à dater de la seconde moitié du XIIe siècle : le liber primus s’ouvre sur un chapitre consacré aux cheveux, exposant différents moyens de les faire pousser, de les rendre blonds ou dorés, de les préparer à mieux recevoir une teinture, et s’achève sur un paragraphe De fetore oris22. À la même époque fut également composé à Salerne un De ornatu mulierum proposant maintes recettes relatives à l’épilation, aux soins des cheveux, à l’amélioration du teint et de l’aspect de la peau, aux lèvres et aux dents, et enfin aux parties sexuelles. Ce De ornatu mulierum, le premier texte du genre qu’ait connu l’Occident latin23, était indépendant à l’origine mais son histoire rejoint largement, à partir du XIIIe siècle, celle du traité (en fait la réunion de trois textes), mis sous le nom d’une hypothétique Trotula, une œuvre à l’histoire compliquée, mais récemment expliquée par Monica Green24. Or, à l’origine de ces productions latines d’un genre nouveau, il y a de nouvelles sources, de nouvelles autorités en la matière, principalement Rhazès (m. 925) et Avicenne (m. 1027), traduits à Tolède par Gérard de Crémone († 1187). Dans le Liber Almansoris de Rhazès, en dix livres, le 5e est consacré à la cosmétique ; quant au Canon d’Avicenne, le dernier chapitre de son 4e livre, consacré aux maladies qui affectent tout le corps, traite de cosmétologie, notamment des maladies des cheveux et des ongles. La diffusion de ces traductions fut rapide : l’usage du Liber ad Almansorem dans le Trotula serait l’un des premiers témoignages sur sa circulation25, et dès le Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne, composé avant 1257, l’influence de ces auteurs arabes est très sensible dans la place accordée à la cosmétique : comme l’ont noté en effet les éditeurs de ce Régime, les chapitres “ des cheveux ”, “ des oreilles ”, “ du visage ”, “ du foie ” et “ du cœur ” se retrouvent presque intégralement dans le Canon ; le chapitre consacré aux yeux emprunte à la fois à Avicenne, à Ali ibn al-‘Abbas al-Magûsi26 et à Rhazès ; quant à l’hygiène des dents et des gencives, elle est reprise du Canon et d’al-Magûsi27. L’influence des auteurs arabes reste certes à évaluer avec précision, car si l’on est frappé par le nombre de procédés prêtés aux musulmanes dans le De ornatu mulierum, il faut aussi relever des manques, liés à des différences dans l’esthétique propre aux cultures orientale et occidentale : rien ne semble avoir ainsi été retenu en Occident, par exemple, sur l’art de se teindre les cheveux au henné ou de souligner le regard avec du noir28. |
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