Faut-il que les langues aient un nom? Le cas du macédonien







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Faut-il que les langues aient un nom? Le cas du macédonien

par Patrick SERIOT, in Andrée Tabouret-Keller (éd.) : Le nom des langues. L'enjeu de la nomination des langues, vol. 1, Louvain : Peeters, 1997, p. 167-190. [167]

«Macedonia defies definition» (Wilkinson, 1951, p. 1)

Les locuteurs parleraient-ils différemment si leur langue n'avait pas de nom? Pourquoi faut-il donner des noms aux langues? Le nom suffit-il à faire être les choses? Mais quel genre de chose est une langue? A partir du moment où une langue a un nom, elle devient objet homogène, non plus un ensemble dans un diasystème, mais objet de politique linguistique, d'éducation, enjeu de la constitution d'un Etat-nation. Elle devient aussi, et surtout, objet de discours, qu'il est si facile de confondre avec un objet du monde.

La question du nom de la langue macédonienne ne soulèverait pas tant de passions si l'enjeu en était d'ordre strictement linguistique, une onomastique dialectologique. Derrière le nom de la langue se profile en effet un grave problème d'ontologie, ou mode d'être des entités collectives, pris dans une argumentation dont le but est un rapport de domination sur un territoire et de légitimation d'un Etat. Les catégories traditionnelles des discussions sur l'ontologie seront omniprésentes ici : l'opposition entre le continu et le discontinu, entre le tout et les parties, les jugements de ressemblance, d'identité et de différence, de proximité et d'éloignement entre des entités dont la référence toujours instable est figée dans un nom toujours remis en cause. Si dans la querelle glossonymique macédonienne l'être se proclame, se revendique, s'affirme ou se nie, c'est parce que nommer c'est classer, classer c'est distinguer, distinguer c'est faire être.

La question de la langue en Macédoine n'est pas, ou ne devrait pas être, une question de linguistes. Mais, véritable onomatomanie, ou plus exactement onomatomachie c'est une question où, typiquement, des considérations sur la langue ont été et sont encore utilisés par des non linguistes à des fins non linguistiques. C'est pourquoi elle présente un si grand intérêt pour une réflexion [168] sur la nature de l'objet langue. Elle révèle en particulier que le problème de la définition d'une langue, la plupart du temps prise comme un pur donné, reste le grand impensé de la linguistique.

I/ Le cadre historique de l'affirmation des identités

L'identité et la légitimité de la Macédoine ont été contestées au 19ème siècle et jusqu'il y a peu par ses proches voisins (Serbie, Bulgarie et Grèce). A l'heure actuelle la dispute entre Grecs et Macédoniens n'est pas terminée, qui porte sur les symboles nationaux, tels que le drapeau, et surtout le nom (du territoire, du peuple et de la langue). Derrière la question de savoir quel groupe ethnique a le droit de s'identifier comme étant «des» Macédoniens se profile le désir de créer un Etat-nation ethniquement pur et homogène.

La trame des événements

Au tournant du 18e et du 19e siècles, les possessions ottomanes dans les Balkans sont pour les Européens, Russes y compris, une vaste terra incognita. Mais le mouvement romantique suscite un regain d'intérêt pour le monde grec, le philhellénisme coïncide avec la vogue du «Voyage en Orient». Au cours de la première moitié du 19e siècle a lieu un renversement de perspective: l'intérêt archéologique pour les antiquités grecques se mue en une recherche de l'identité ethnique (on disait alors «nationale») des indigènes.

Les conditions de voyage étaient difficiles, grande était l'insécurité. Les voyageurs utilisaient des guides servant de filtre à une réalité ethnographique mouvante et incertaine, les uns montrant ce qu'ils voulaient montrer, les autres voyant ce qu'ils voulaient voir. Au retour on dessinait des cartes ethnographiques. Même si différentes populations étaient mêlées sur un même territoire, les cartes ethnographiques représentaient des espaces homogènes, ayant chacun leur couleur. Le présupposé massivement admis était que la langue est la première marque d'appartenance ethnique, donc nationale. Ainsi, à un nom de langue devait correspondre un nom de nationalité.

A partir du milieu du siècle cet intérêt subit pour les questions de langue ne répondait plus à une seule curiosité scientifique. Le nombre important de légations consulaires des pays européens (et surtout de la Russie) dans la moindre ville de Macédoine témoigne du fait que ce territoire était un enjeu pour les grandes puissances, sentant venir le moment de se partager les restes de l'Empire ottoman dans les Balkans. La Macédoine, région géographique(1) , était à [169] prendre.

Or la Macédoine posait des problèmes particulièrement ardus pour ceux qui croyaient qu'il suffit d'écouter parler les gens pour déterminer leur nationalité.

Au Moyen-Age, dans les différents conflits qui les opposent, ni les Serbes ni les Bulgares ne perçoivent en Macédoine l'existence d'un peuple slave distinct du leur. Les rapports d'identité sont ainsi très tôt marqués d'un paradoxe : Serbes et Bulgares ont une nette conscience de leur différence, mais revendiquent de façon identique les Macédoniens comme étant «leurs», par la langue, les coutumes, le folklore.

La Macédoine est occupée par les Turcs ottomans de 1380 à 1912 sans interruption. De nombreux Turcs s'implantent en Macédoine, où ils se superposent à un fond de population slave, mais aussi grecque, albanaise, valaque, groupes ethniques, religieux, linguistiques, dont les limites respectives ne se recouvrent pas. Il y a confusion constante des critères pour désigner (et différencier) les groupes : Slaves parlant grec, Slaves parlant slave mais l'écrivant avec l'alphabet grec, Turcs christianisés, Bulgares catholiques (ancien bogomiles, écrivant le bulgare en caractères latins), Slaves islamisés, souvent appelés «Turcs» par leurs voisins chrétiens, se partagent le territoire, mais aussi les discours ethnographiques. L'incertitude était grande : les Albanais musulmans «étaient»-ils le même groupe que les Albanais orthodoxes ? En cas de conflit entre Turcs et Chrétiens, où irait leur loyauté? (2)

En 1876 un soulèvement bulgare contre les Turcs est suivi d'une répression brutale : les «bachibouzouks» se livrent à des massacres et dévastent le pays. L'opinion publique des grandes puissances est bouleversée par les «horreurs bulgares». Le sultan ayant refusé d'accorder l'autonomie, la Russie lui déclare la guerre en 1877 et envahit la Bulgarie. La Russie victorieuse impose aux Turcs le Traité de paix préliminaire signé à San Stefano le 3 mars 1878, qui constituait la Bulgarie en principauté autonome. Le sultan accepte la création d'une grande Bulgarie très largement étendue à toute la Macédoine. Trois mois plus tard, au Congrès de Berlin en juin 1878, l'initiative russe est étouffée dans l'œuf par les autres puissances, qui ramènent la Bulgarie à de bien moindres proportions, et rendent la Macédoine aux Ottomans, par crainte de l'expansionnisme russe, qui essaye d'atteindre la Méditerranée en contournant les Détroits. [170]

De 1878 à 1912 la Macédoine est ainsi sous administration ottomane, alors que la Bulgarie est autonome, puis bientôt indépendante.

Différentes perspectives s'offrent au mouvement indépendantiste macédonien : rattacher la Macédoine à la Serbie, à la Bulgarie, constituer une Macédoine indépendante. Mais la «Question macédonienne» est marquée surtout par les revendications irrédentistes (3) des Serbes, Bulgares et Grecs, qui refusent d'entendre parler d'une Macédoine indépendante, et qui rivalisent d'arguments pour prouver que la Macédoine leur appartient de droit.

En 1912 - 1913 a lieu la première guerre balkanique. Serbie, Grèce et Bulgarie alliées battent la Turquie, qui abandonne la quasi-totalité de ses territoires européens. Mais le partage des dépouilles révèle un désaccord total. L'enjeu est la Macédoine. Frustrés de ne pas l'acquérir, les Bulgares se retournent en juin 1913 contre leurs ex-alliés. En vain : au traité de Bucarest (août 1913) la Serbie conserve la Macédoine intérieure (alors que la Macédoine du Sud va à la Grèce). La Bulgarie ne reçoit «que» la Macédoine du Pirin. Entrée en guerre aux côtés des Puissances centrales en octobre 1915, la Bulgarie prend sa revanche : elle occupe la Macédoine avec l'aide des troupes allemandes. Trois ans plus tard, après la rupture du front d'Orient par les Alliés et l'armistice que la Bulgarie doit aussitôt signer, la Macédoine revient à la Serbie.

De 1918 à 1939 la Macédoine ne bénéficie d'aucun statut particulier au sein du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui ne reconnaît ni le peuple macédonien, ni la langue macédonienne. Les recensements yougoslaves de l'entre-deux-guerres incluent les Macédoniens parmi les locuteurs du serbo-croate : il ne faut surtout pas, en effet, reconnaître leur différence, de peur de fournir des arguments à la Bulgarie (4).

En 1946 la Constitution fédérale yougoslave déclare que les Macédoniens forment une nation distincte, et la Macédoine une république. Les Macédoniens deviennent un «peuple constitutif de la Fédération». La République macédonienne de 1946 n'est pas «ethniquement homogène» : elle inclut une importante minorité de langue albanaise, ainsi que des turcophones. Il subsiste en Macédoine grecque une minorité macédonienne slavophone, aujourd'hui très hellénisée. En 1948 commencent des tensions périodiques entre Sofia et Belgrade sur la question macédonienne : le parti communiste bulgare revendique l'appartenance du peuple macédonien à la nation bulgare. En 1991 la Macédoine proclame son indépendance. Ni la Grèce ni la Bulgarie ne reconnaissent [171] l'existence du peuple macédonien et de sa langue, même si la Bulgarie a reconnu l'Etat macédonien (5) .

Comment peut-on être Macédonien? Les critères de l'identité.

De la fin du 14e siècle à la fin du 19e, la Bulgarie n'existe plus en tant qu'Etat. Mais son identité culturelle est également niée : en 1393 par la volonté du sultan le patriarcat bulgare (Eglise orthodoxe autocéphale) est supprimé. Directement dépendante du patriarche grec de Constantinople, l'Eglise s'hellénise et abandonne le slavon. L'aristocratie est déportée en Anatolie ou se convertit à l'islam. La majorité des paysans demeure toutefois orthodoxe, sauf dans le Sud-Ouest, où se forme une minorités de Bulgares musulmans, les Pomaks, qui existent encore aujourd'hui. Des colons et propriétaires terriens turcs s'implantent dans diverses régions du pays.

A l'issue des guerres russo-turques de la fin du 18e siècle, la victoire russe aboutit au traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774), accordant à la Russie la protection de tous les orthodoxes de l'Empire ottoman, premier pas vers la constitution du grand Empire pan-slave rêvé par Catherine II.

Dès le 19ème siècle les populations des Balkans sont définies en Europe en termes de catégories «nationales» (Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais, Turcs), mais les autorités ottomanes continuent à diviser les populations de l'Empire en unités administratives non territoriales, fondées sur la notion de communauté religieuse (et non linguistique, nationale ou ethnique) : c'est le système des millet (cf. Braude). En Turquie ottomane seuls les peuples qui possèdent leur Eglise reconnue officiellement comme millet peuvent être désignés par leur nom ethnique : c'est le nom qui fait être.

Au début du 19e siècle apparaît en Bulgarie une bourgeoisie autochtone, commerçante et artisanale, des écoles s'ouvrent, avec des livres imprimés en langue bulgare (sur la base des dialectes locaux). Sous la pression populaire on revient à la liturgie en slavon, et, contre la volonté du patriarche grec de Constantinople et après intervention de l'ambassadeur de Russie à Constantinople, le Sultan accorde en 1870 la création d'unExarchat bulgare indépendant. Le Patriarcat grec «œcuménique» de Constantinople, qui voit dans cette décision l'œuvre d'émissaires étrangers, moscovites, excommunie les évêques bulgares, qu'il considère comme «schismatiques». Il ne reconnaîtra l'Exarchat qu'en 1945.

Ni tout ni partie, l'Eglise bulgare autonome n'est pas encore totalement indépendante, mais l'Exarchat ouvre la voie vers l'autocéphalie, qui sera obtenue [172] en 1953, sous le régime communiste. On trouve dans le système de l'Exarchat ce chevauchement des interprétations territoriale et ethnique de la juridiction dans l'Empire ottoman, qui, dans les Balkans, complique tellement le rapport des choses aux noms.

Les communautés orthodoxes avaient le choix entre s'affilier à l'Eglise grecque ou à l'Eglise bulgare. Mais il s'agissait d'une alternative stricte : on ne pouvait donc «être» que Grec ou Bulgare. Le nom crée ainsi des entités discrètes et fige une réalité mouvante et incertaine. On assiste alors à une division entre Bulgares exarchistes et Bulgares patriarchistes (qui constituent une forte minorité). Dans les territoires sous juridiction ottomane (la Macédoine jusqu'en 1912), cette opposition est retraduite en termes officiels par l'opposition entre bugar millet et urum millet (Communauté religieuse bulgare / Communauté religieuse grecque). En revanche, en territoire bulgare autonome, les deux communautés sont considérées comme faisant partie du même groupe ethnique des Bulgares. Ainsi les Bulgares parlant bulgare mais islamisés sont considérés comme musulmans par les Turcs (donc comptés, classés, dans le même groupe que les Turcs), mais comme Bulgares par les Bulgares. Quant aux Bulgares patriarchistes, ils sont considérés comme Grecs slavophones par les Grecs…

II/ La guerre des noms : l'impossible recouvrement du continuum dialectal par le discontinu des dénominations

Le nom est une catégorie discrète, qui s'oppose au continu du réel. Mais le signifié, pour parler en termes saussuriens, est aussi discontinu que le signifiant. Les complications commencent lorsqu'on confond le signifié et le référent.

Appeler les langues par leur nom

«Il convient de faire abstraction de tous ces pseudo-noms attribués aux Macédoniens pour des raisons d'ordre historique, social et politique maintenant éclaircies. Quels que soient les noms qui leur aient été attribués, les Macédoniens ont été et sont restés des 'Macédoniens. Malgré leur diversité, tous ces noms désignent le même concept.»

(Mojsov, p. 125)

Avant 1870, la situation linguistique en Macédoine se caractérise par la lutte des Slavophones contre l'influence du clergé grec, menée par des intellectuels macédoniens même élevés dans les écoles grecques. Ainsi, Konstantin Miladinov écrit une poésie fondée sur le folklore oral macédonien. En 1861 il publie à Zagreb un recueil de chants épiques et lyriques folkloriques macédoniens, que le Croate Strosmayer le persuade de retranscrire de l'alphabet [173] grec à l'alphabet cyrillique (6). On observe à cette époque des tentatives diverses pour écrire la «langue du peuple», mais avec des résultats divers, allant de la simple transcription d'un dialecte local à une langue mélangée d'éléments bulgares orientaux ou archaïques de slavon d'Eglise. Il s'agit la plupart du temps de recueils de chants fokloriques. Mais Bulgares et Serbes revendiquent précisément la poésie populaire macédonienne comme la leur.

Dans cette situation bloquée, les divers camps vont faire assaut de déclarations péremptoires. On peut distinguer cinq types d'argumentation (7) (dont les protagonistes ne sont pas nécessairement des nationaux de la cause en question : il y a beaucoup de Russes bulgarophiles, par exemple).

a) l'argumentation bulgare : les Macédoniens parlent bulgare.

«La population qui vit en Macédoine parle le plus pur bulgare». (Verković, 1867, p. 5, cité par Mojsov, p. 110) «La science moderne a définitivement admis que les Slaves de Macédoine sont des Bulgares et que leur langue est un dialecte bulgare». (Derjavine, 1918, p. 68)

Tout point de vue n'est pas si extrême, on trouve des affirmations plus nuancées dans chaque camp :

«Au point de vue philologique, la langue des Slaves de Macédoine se rapproche par ses traits caractéristiques plutôt du bulgare que du serbe, quoiqu'elle représente un groupe de dialectes locaux qui diffèrent quelque peu les uns des autres et qui, en général, forment quelque chose de moyen entre le dialecte serbe ekavien et le bulgare oriental proprement dit. C'est pour cela que j'ai classé les Slaves de Macédoine parmi les Bulgares». (Niederle, 1909, p. 152-153, cité par Derjavine, 1918, p. 133)
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