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on y parle d'art et de littérature». En effet, il y posa le problème du statut de l'art et des artistes, qui, soumis à l'avis du public, sont indécis, torturés, malheureux ; il fit de l’art le substrat qui nourrit passions, espoirs (toujours déçus) et conflits des personnages qui forment le «quatuor artistique» (d'une part, Trigorine et Arkadina, qui restent attachés aux formes anciennes ; d'autre part, Tréplev, qui exige un renouvellement, et, dans une moindre mesure, Nina). Mais il le plaça aussi, de manière surprenante, au cœur des préoccupations des autres personnages, car ceux qui ne sont pas artistes auraient voulu l’être : Sorine considère que «le théâtre, il n'est pas possible de faire sans» ; Dorn est obsédé par l’engagement artistique, s’interroge sur le pouvoir de l’art à sublimer la vie ; Chamraïev est prolixe d'anecdotes sur les grands acteurs de l'époque. Chez tous, l'art apparaît comme la seule réparation possible pour des vies évidées de sens, le lieu rêvé de la jouissance au milieu de tant de frustrations. Tchékhov projeta sa personnalité d'écrivain, ses propres idées sur le processus de la création, les procédés artistiques, l'attitude de l'écrivain devant la vie, à travers les deux personnages d'auteurs de la pièce, Trigorine et Tréplev, auxquels il fit incarner le moi narcissique du créateur plus ou moins avorté, auxquels il prêta des aspects de sa propre angoisse créatrice, à travers lesquels il évoqua le débat littéraire du temps entre réalisme et symbolisme. Lui, que ses nouvelles avaient rendu célèbre, mais qui se voyait comme un écrivain de second plan, se peignit en Trigorine, écrivain célèbre qui, cependant, ne voulant pas croire au génie, persuadé que, quand on s'en sait dépourvu, il n’est pas mauvais d’avoir du talent, étant critique par rapport à sa propre valeur, avoue avec une sincérité déchirante qu'il écrit simplement parce qu’il ne peut pas s’empêcher de céder à ce qui est, au fond, une sorte de routine, une manie. Comme son auteur, il considère ses nouvelles comme de modestes objets laborieusement et minutieusement travaillés, polis, ce qui ne l'empêche pas d'exposer avec suffisance sa méthode de travail. En effet, il connaît l'angoisse de la page blanche, est hanté par la crainte de ne pouvoir traduire en mots et en phrases le moindre événement, est obsédé par le détail, car, pour lui, l'art doit absolument copier le réel. Aussi, restant continuellement à la recherche de sujets, prend-il régulièrement des notes dans un carnet, qu'il a à portée de la main. Il confesse à Nina : «Jour et nuit, je suis obsédé par une seule pensée : il faut écrire, il le faut. J’ai à peine terminé une nouvelle que je dois immédiatement en écrire une deuxième, puis une troisième, une quatrième… J’écris sans cesse comme si j’étais talonné par le temps, et je ne peux pas faire autrement. Quelle vie stupide ! Je suis près de vous, je suis ému, et je n’oublie pas un seul instant qu’une nouvelle m’attend sur ma table. Je vois ce nuage qui passe et qui ressemble à un piano, et je pense aussitôt : il faudra mentionner un nuage à la forme de piano. Ça sent l’héliotrope? Vite ! je note en moi-même : parfum trop sucré, couleur de veuve, ne pas l’oublier pour la description d’un soir d’été. Je saisis au vol chacune de vos paroles, chacune des miennes, et je m’empresse de les enfermer toutes dans mon garde-manger littéraire, ça pourra servir un jour. Dès que je finis un travail, je cours au théâtre ou à la pêche, c’est là qu’il faudrait s’oublier, mais pas du tout : déjà roule dans ma tête un lourd boulet de fonte, un sujet nouveau. Et de nouveau ma table m’attire, et de nouveau je me hâte d’écrire et d’écrire, et c’est ainsi toujours, toujours, je n’ai pas de répit, je sens que je dévore ma propre vie, que pour le miel que j’offre aux autres je prends le pollen de mes fleurs les plus précieuses, je cueille ces fleurs elles-mêmes, et je piétine leurs racines. Est-ce que je ne suis pas fou? […] Tant que j’écris je suis satisfait, il m’est agréable de lire les épreuves, mais à peine est-ce sorti des presses, je ne peux plus supporter ce que j’ai écrit […]. Je ne me suis jamais plu à moi-même, je ne m’aime pas comme écrivain. J’aime cette eau, ces arbres, la nature suscite en moi un désir irrésistible d’écrire, mais je ne suis pas seulement un paysagiste, je suis aussi un citoyen. Si je suis un véritable écrivain, j’ai le devoir de parler du peuple, de ses souffrances, de son avenir, mais en fin de compte je ne sais peindre que des paysages, et dans tout le reste je suis faux, faux jusqu’à la moelle.» Il se montre même intéressé par Nina parce qu'elle pourrait renouveler son inspiration : «J'ai oublié ce qu'on ressent à dix-huit ou dix-neuf ans ; je ne sais plus me représenter nettement ces émois. Les jeunes filles de mes nouvelles ne rendent généralement pas un son juste.» Il trouve aussitôt, dans la mouette déposée par Tréplev aux pieds de Nina, l'occasion d'imaginer une histoire, d'y voir «le sujet d’une petite nouvelle...» : «Au bord d'un lac vit une jeune fille... Comme une mouette, elle aime le lac, et, comme une mouette, elle est libre et heureuse. Un homme survient, l'aperçoit et par désoeuvrement cause sa perte....» Et on peut considérer que sa volonté de réalisme est illustrée par son désir de faire empailler la mouette, d'essayer donc de lui restituer la vie, de la faire revenir au monde réel. Il trouve agréable de corriger des épreuves, mais, dès lors que le texte lui échappe pour être imprimé, à peine est-il publié, il le prend en horreur, pense que n'a guère de valeur cette oeuvre d'un écrivain moyen : «Oui, c'est charmant, plein de talent... Mais ce n'est pas du Tolstoï.» Pourtant, à moins de quarante ans, il a maîtrisé le métier, et a rencontré le succès. Cependant, ne s'aimant pas en tant qu'écrivain, il n'en fait que peu de cas, étant bourré de doutes, complexé encore par le Maupassant de ''Sur l’eau'' et le Tourguéniev de ''Pères et fils'', troublé par les compliments, étant même convaincu que le public lui est hostile, avouant même connaître le syndrome de l'imposteur : «On me trompe, comme on trompe un malade. Et je crains quelquefois qu'on ne s'approche à pas de loup derrière moi, qu'on me saisisse et qu'on m'emmène comme Popristchine [le héros des ''Mémoires d'un fou'' de Gogol] dans une maison de fous.» Il répond indirectement au reproche, si souvent encouru par Tchékhov, de se désintéresser, dans ses nouvelles, des grands problèmes sociaux, politiques et philosophiques, affirmant : «Je suis citoyen aussi, j'aime ma patrie, mes compatriotes, je sens qu'en qualité d'écrivain, j'ai le devoir de parler du peuple, de ses souffrances, de son avenir, parler de la science, des droits de l'Homme, etc.» Il reconnaît qu'il est dépassé : «Je vois que la vie et la science avancent de plus en plus, et que, moi, je suis de plus en plus en retard, comme un moujik [paysan pauvre] qui rate le train.» À l’opposé, Tréplev, cette seconde incarnation de Tchékhov écrivain, est un jeune, bouillant («Je me débats encore dans un chaos de rêves et d'images, ne sachant à quoi ni à qui cela peut servir», dit-il) dramaturge débutant. Exalté et intransigeant, il ne fait pas dans la demi-mesure quand il déclare : «Il faut des formes nouvelles. Et, s'il n'y en a pas, mieux vaut rien du tout.» ; quand il affirme vouloir rien de moins que, en réaction contre les «Anciens», réinventer le théâtre. Car il condamne le théâtre traditionnel qui «n'est que routine et préjugés. Quand le rideau se lève et que, sous une lumière crépusculaire, dans une chambre à trois murs, ces grands talents, ces prêtres de l'art sacré font voir comment les gens mangent, boivent, aiment, marchent, portent leur complet-veston ; quand, avec leurs images et leurs phrases triviales, ils essaient de prêcher une morale, une petite morale bien facile à comprendre, utile à la vie domestique ; quand, à travers mille variations, on m'apporte la même chose, encore la même chose, toujours la même chose, alors je fuis, je fuis comme Maupassant fuyait la tour Eiffel, qui lui écrasait la cervelle de sa vulgarité.», Tchékhov se plaisant ainsi à se moquer de sa propre conception, en faisant proclamer à son personnage une haine du réalisme, «de ces prêtres de l'art sacré qui représentent comment les gens boivent, mangent, aiment, portent le veston». Pour Tréplev : «Il faut peindre la vie non pas telle qu’elle est, ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle se représente en rêve.» Il déteste aussi la science, et privilégie le rêve, l'imagination. On peut donc voir en lui un tenant du symbolisme, qui manifeste une volonté de poésie nouvelle. D'ailleurs, la «souricière» qu'il a ménagée, cette pièce qu'il a composée, qui est pleine d'une pensée apocalyptique assez stupide, qui est très ennuyeuse, qui est tout à fait étrangère aux règles dramaturgiques, qui a pourtant une beauté étrange, est dans le goût du théâtre symboliste de Maeterlinck. Il veut s'affirmer en homme de la nouvelle génération, alors qu'en Russie, dans les années 1890, pénétrait dans tous les arts le souffle moderne du symbolisme. À cette provocation de son fils, Arkadina répond par un brutal rejet, tandis que Trigorine se contente de l’accuser de manquer de tact. Subissant son échec, Tréplev marque bien, mais non sans sarcasme, son dépit : «Je vous demande pardon ! J’ai oublié qu’il n’est permis qu’à quelques rares élus d’écrire des pièces et de jouer sur une scène. J’ai brisé le monopole ! Pour moi…je… (Il veut dire encore quelque chose, mais fait un geste de la main et s’en va.)». À l'acte III, discutant avec Trigorine, il lui reproche d’écrire selon les procédés éculés du réalisme, alors que, selon lui, l’art doit se renouveler d’une génération à l’autre. Mais, tandis qu’il rêve d’un cataclysme littéraire, il doit reconnaître que, malgré ses efforts, il n’a pas su rompre avec une tradition qu’il condamne. C'est qu'il ne sait pas travailler, ne sait pas dominer son oeuvre, se perd dans son incapacité à soutenir un effort, à supporter sa propre maladresse. Quand les visiteurs sont partis, il continue à écrire, publie même, mais le succès ne vient pas. Pour Trigorine, «Il écrit des choses étranges ; parfois, c'est presque du délire. Pas un personnage vivant.» Se relisant, Tréplev constate lui-même qu'après avoir fait tant d'audacieuses déclarations, et exigé des formes neuves, il glisse progressivement vers le conventionnel. Aussi déchire-t-il son manuscrit avant de se suicider. Il n'a pas su trouver sa voie. ''La mouette'' est donc aussi la tragédie du novateur moqué et incompris. D'autre part, comme Arkadina, qui comprend que «ce n’est pas pour plaisanter qu'il a organisé cette représentation. Il voulait faire une démonstration. Il voulait nous enseigner comment il faut écrire et comment il faut jouer.», Tchékhov, s'il assignait à sa création théâtrale un but tout à fait différent de celui de Tréplev, pensait comme lui, qui entend réinventer le théâtre, qu'«aucun domaine n’appelle la rénovation autant que nos scènes». Il exprima donc ses interrogations sur cette activité, montra les contradictions et les incongruités de ce milieu. Parallèlement au couple des deux auteurs, se trouve le couple des deux comédiennes dont chacune représente une facette de la carrière théâtrale. Nina est la jeune femme qui porte haut son désir d'être actrice, et d'être reconnue. À travers elle, Tchékhov exprima les douleurs profondes que lui avaient causées ses échecs initiaux, et que les succès qu'il avait remportés n'avaient jamais effacées. Après qu'elle ait tenté de réussir à Moscou et qu'elle ait échoué, Trigorine porte sur elle ce jugement : «Il est difficile de savoir si elle a du talent. Elle s'est jetée sur les grands rôles, mais les jouait sans finesse, sans goût, avec des hurlements, des gestes brusques. À certains moments, elle poussait des cris avec talent, mourait avec talent, mais ce n'étaient que des moments...» Aussi subit-elle désormais l'existence vagabonde, miséreuse et incertaine d'une actrice condamnée aux tournées en province : «Demain, de bonne heure, il me faut partir pour Eletz, en troisième classe, avec des moujijks. Et, à Eletz, des marchands qui se croient cultivés m'importuneront par leurs compliments. La vie est grossière !» Mais elle persiste dans cette carrière qui lui fait connaître bien des vicissitudes, tient bon, accepte les privations et les humiliations, affirmant : «Je suis devenue une vraie actrice, je joue avec délices, avec enthousiasme ; en scène, je me sens ivre, belle. [...] Maintenant, je sais, je comprends que dans notre travail, que nous soyons écrivains ou acteurs, ce qui compte, ce n'est pas la gloire, c'est savoir endurer. Sache porter ta croix, et aie la foi. J'ai la foi, et j'ai moins mal, et quand je songe à ma vocation, je n'ai pas peur de la vie.» Au contraire, Arkadina, qui n'a peut-être pas plus de talent, a fait une grande carrière, est considérée comme une actrice brillante. Pétrie de vanité, imbue d'elle-même, pleinement et simplement satisfaite de ses succès qui l'ont gâtée et dont elle est fière, toujours avide d'autres triomphes, elle ne s'est jamais posé de questions. Comme elle s'en est toujours tenue au théâtre traditionnel, cette snob niaise, assistant à la pièce de son fils, rit à contretemps et interrompt même le spectacle qu'elle taxe de «délire décadent». Dans ''La mouette'', Tchékhov a donc peint un tableau réaliste d'une société russe et, en particulier, de la situation que connaissait alors le monde de l'art. Intérêt psychologique Par souci de réalisme, Tchékhov aurait voulu, dans ''La mouette'', donner une importance égale à tous les personnages. Mais, en fait, sur les désoeuvrés que sont Sorine et ceux qui vivent dans sa maison, qui, rongés par l'ennui, sont voués à la médiocrité, un peu ridicules et conscients de l'être, passent leur temps à manger, boire, priser du tabac, jouer au loto, parler (argent, littérature, théâtre), se détache bien le quatuor déjà signalé, formé d'Arkadina, Trigorine, Tréplev, et Nina. Arkadina est une femme, qui a dépassé la quarantaine mais refuse de vieillir («Je me tiens en laisse. Aussi suis-je bien conservée... Je pourrais jouer une fillette de quinze ans.»). Égoïste, sinon égocentrique, fière de ses succès, elle se montre exclusive (on n'a le droit de n'admirer qu'elle seule, de n'écrire que sur elle seule) et capricieuse. Mère tranchante, elle ne cherche pas à comprendre son fils, demeure toujours indifférente à son triste sort, ne peut même s'empêcher de l'écraser parce que, en voulant prendre une place au soleil, il lui porte ombrage ; et elle le laisse moisir dans son domaine, parce qu'avare et mesquine, elle lui refuse les moyens de quitter la campagne, et de s'installer en ville, voire de se vêtir convenablement. Si, au début de l’acte II, elle lit un passage de ''Sur l'eau'' de Maupassant évoquant l’attitude des femmes françaises qui «font le siège d’un écrivain au moyen de compliments, d’attentions et de gâteries», c'est pour prétendre qu'elle n’agit, elle, que par pure passion pour Trigorine. Mais, sur lui aussi, elle exerce sa domination, le reprenant après sa désertion car elle tient à «cette dernière page de sa vie», lui assénant : «Tu es à moi… à moi… Ce front est à moi, et ces yeux sont à moi, et ces cheveux de soie sont à moi aussi… Tu es à moi tout entier.» On peut cependant apprécier qu'avec cette actrice et amante épanouie, qui a une grande estime d'elle-même, qui assume totalement ne pas être une mère parfaite, et se moque de l'opinion des autres, on a au moins, dans cette pièce, une femme heureuse, les trois autres s'apitoyant constamment sur leur sort. Trigorine, s'il est dévoré par une graphomanie compulsive, s'il est un écrivain à succès, est en fait un homme simple (sa distraction préférée est la pêche à la ligne), un peu mélancolique et sentimental. On le constate par l'intérêt qu'il montre pour la mouette, puisqu'il serait revenu la chercher, aurait demandé à Chamraïev de la lui faire empailler, s’étant dit que ça pouvait faire joli dans un salon, ou que ça pouvait constituer un souvenir, qu'ainsi le temps serait momifié, qu'un sens serait donné à cette mort en pure perte. Et cet homme mûr, souhaitant connaître d’autres passions que l’écriture, se laisse séduire par la toute jeune fille qu'est Nina qu'il courtise en imaginant un instant que cet amour le rajeunira ; cependant, après l'avoir rendue mère, il l'abandonne, et se laisse reprendre par Arkadina, parce que, comme il l'avoue, il est mou, velléitaire et veule. Comme Tchékhov, lorsqu'il vit la mise en scène de Stanislavski, se plaignit : «Trigorine devrait avoir des pantalons à carreaux et des chaussures éculées», il indiqua bien qu’il considérait sa pièce comme une comédie où Trigorine est plus risible qu’admirable. Comme on l'a déjà indiqué, s'oppose à lui Tréplev, jeune homme fin, cultivé, intelligent, doté d’une troublante lucidité et d'un certain talent, sensible, exalté et en quête d'absolu, en proie à la souffrance et à la morosité du révolté. C'est qu'il est d'abord victime de l'égoïsme et de l'excessivité de sa mère ; qu'il tente d'exister en espérant trouver grâce à ses yeux, en cherchant en vain à lui faire reconnaître sa valeur. Mais, incarnant l’impuissance à vivre d’un fils écrasé par sa mère, il ne fait que végéter, demeure mélancolique et dépressif. Et son mal de vivre s'accentue encore lorsque, tombé passionnément amoureux de Nina (sans voir que Macha est follement éprise de lui), il cherche à lui plaire alors qu'elle préfère le brio de l’homme de lettres à succès, l’inimitié qu'il éprouve à l'égard de celui-ci n'ayant pas tant pour cause leur divergence d'idées sur l'art mais plutôt et surtout la jalousie amoureuse. Depuis la trahison de la jeune femme, il se noie dans l'espoir de la retrouver un jour. Lorsqu'elle lui rend visite une dernière fois, elle lui laisse la certitude que sa vie est maudite. Son départ le désespère et le plonge dans une noirceur mortelle. Au bout de sa solitude, il déclenche le pur éclat de la violence. Pourtant, on peut estimer que ce n’est pas seulement du fait de cet amour malheureux qu'il se suicide, mais parce que, bien exemplaire en cela de l'ambiguïté de la condition de l'artiste et du créateur, montrant un mélange d'immenses joies et de découragements profonds, il a le sentiment que toute la vie ambiante se ligue contre lui, et prépare sa perdition, le sentiment d’avoir depuis toujours été condamné. L’amour malheureux n’est que l’ultime argument qui emporte sa décision. Il n'a pas été capable de dominer son destin. Nina, jeune femme simple, modeste, timide, fraîche, impulsive, romantique, est la fille mal aimée d'un propriétaire foncier voisin du domaine d'Arkadina, qui la retient à la maison, ne lui laisse aucune liberté, alors qu'elle a un très fort besoin d'évasion. S'affranchissant de ce joug, elle fréquente les artistes qui se trouvent de l'autre côté du lac, et rêve de leur ressembler, de devenir comédienne, se «voit déjà en haut de l'affiche» à Moscou, adulée de tous, obtenant de la reconnaissance, des applaudissements, faisant des voyages, et accédant à la gloire, «la vraie gloire, la gloire retentissante». Aussi est-elle heureuse de jouer la pièce que Tréplev, qui est tombé amoureux d'elle, lui a écrite. Mais cette opportuniste ambitieuse, animée par son souci de réussite, dédaigne cet amour sincère pour se rapprocher de Trigorine, qui est un homme mûr doté de prestance, un artiste reconnu, dont la renommée littéraire l'impressionne, qui est sa seule chance de sortir de son milieu, car elle croit qu’il pourra faciliter sa carrière. Elle est tout d'abord épaulée par sa complicité qui permet son départ ; mais, trop égocentrique, il l'abandonne. Cependant, elle persiste dans une carrière théâtrale qui lui fait connaître bien des vicissitudes, tient bon, accepte les privations et les humiliations, en faisant preuve d'un véritable stoïcisme, se donnant pour règle : «Sache porter ta croix, et aie la foi. J'ai la foi, et j'ai moins mal, et quand je songe à ma vocation, je n'ai pas peur de la vie.» Ainsi, cette oie blanche devenue plutôt une mouette, parce qu’elle est innocente comme un oiseau, qu'elle aspire à la liberté de l'oiseau, qu'elle vole d'amour en amour, que, comme la mouette qui est tuée, elle meurt psychologiquement tout au long de la pièce, étant victime du choc entre le rêve et la réalité. Mais elle se révèle prête à souffrir, pour assumer la voie qu'elle a prise, survit à ses blessures, trouve la force de dominer le malheur de son destin, est sauvée par sa conviction dans le salut par l'art, qui fait d'elle une figure fière, courageuse, rayonnante, joignant à une poignante fragilité une admirable ferveur, ce qui l'oppose à Tréplev, fait d'elle le personnage positif de la pièce. On peut appliquer à l'ensemble de ces personnages la formule lapidaire de l'écrivain québécois Michel Tremblay : «une gang de tu-seuls ensemble», car, formant une terrible constellation de solitudes qui se côtoient sans jamais se rejoindre, ils souffrent d'aimer qui ne les aime pas, rêvent d'être aimés, mais sans succès car, obnubilés par leurs problèmes, leurs rêves, ils sont trop centrés sur eux, de ce fait sans réelle ouverture à l'autre, sans volonté de le comprendre ou de l'aider, se montrant impitoyables entre eux, manquant de compassion, d'affection, en un mot, d'amour, même si Tchékhov avait annoncé que, dans sa pièce, il y a «cinq tonnes d'amour». Fascinés par leurs illusions, rêvant leurs passions en étant incapables de les vivre, espérant une vie meilleure, mais ayant en commun une sorte de prémonition de leur défaite en amour et/ou en art, ils se débattent pour échapper à la grisaille de leur destin, à la mélancolie, à l’inquiétude, à l’angoisse, sinon au désespoir. Tandis que le temps passe, vautrés dans leur malheur, ruminant leurs désillusions, ils voient leurs ambitions se flétrir, s’habituent à leur vie endormie, subissent leurs angoisses existentielles, passent des jours entiers à disséquer leur effroyable sort, restent là, le sourire éteint, les mains vides, avec leurs rêves et leurs fêlures enfouies. Quand, d'aventure, ils rencontrent le succès, ils n'en restent pas moins écrasés par le sentiment de leur inutilité, sentent confusément que leur vie n’est qu'un songe. Cependant, ces êtres en marge de leur destin nous fascinent parce que, avec leurs contradictions, leurs paradoxes, leur cruauté et leur douceur, ils sont humains, trop humains, prisonniers de notre condition à tous. Intérêt philosophique Dans ''La mouette'', Tchékhov exprima ses idées non seulement sur l'art mais sur la conduite à tenir dans la vie. Non seulement il se pencha sur les enjeux de la création, il traça la tragédie du novateur moqué et incompris, mais il dénonça l’espoir en une gloire instantanée (illusion particulièrement vive actuellement), porta un diagnostic sévère sur la fonction compensatoire de l’art, l'impression qu'un succès peut apporter rédemption et bonheur, ce scepticisme étant au cœur d’une pièce dont le dispositif ironique atteint de plein fouet, aujourd’hui encore, quiconque s’y attaque. En ce qui concerne les moeurs, s'opposant à l'esprit qui dominait la littérature de son temps, il se montra, à travers Nina, sensible à la question de l'émancipation de la femme, car son héroïne, qui éprouve le besoin de repousser la limite, d'aller plus loin que cela n'était permis, au-delà des lois, des contraintes, le besoin d'une transgression qui est le seul salut possible, une priorité de vie, choisit l'évasion, quitte la maison natale devenue enfer pour un lieu inconnu, un espace dont elle ignore tout. C'est bien pourquoi elle mérite d'être comparée à une mouette, parée du symbole de l’oiseau, dont l'évasion a pour dimension le ciel. Ce symbole s'impose dès le titre et est poursuivi tout au long. Son développement, s'il n'est pas tout à fait clair, est riche de multiples significations. Le choix d'un oiseau suggère les idées d'essor, de liberté. Comme on l'a indiqué, le choix de la mouette s'explique par le fait que cet oiseau est généralement blanc, et peut alors être considéré comme un symbole de pureté, et, surtout, parce que le nom qui le désigne en russe suggère les idées d’espoir fragile, d'attente de l'avenir, de besoin d'illusion, avec risque de déception, de désillusion. Mais la mouette apparaît dans la pièce quand Tréplev dit à Nina : «J'ai eu aujourd'hui la bassesse de tuer cette mouette», ce qui signifie : «J’ai fait exprès de tirer cet oiseau», qui pourrait donc représenter la jeune fille à laquelle il reproche son indifférence et sa trahison. Il ajoute : «Je la dépose à vos pieds. C'est comme cela que je vais bientôt me tuer moi-même». Il semble donc qu'alors il s'identifie à l'oiseau, qu'il fait même porter par la jeune fille la responsabilité de ce suicide. Or, à la fin, c'est Nina qui affirme : «Je suis une mouette», et l'oiseau est bien alors le symbole de la jeune fille qui, heureuse près de son plan d'eau, est détruite par un chasseur qui, d'ailleurs, n'est pas tant Tréplev que Trigorine, dangereux déjà du fait des notes qu'il prend à longueur de temps, et par lesquelles, en toute bonne conscience, il vide de leur substance la vie de ses modèles, vide de sens la vie de la jeune femme. Mais la mouette est aussi le symbole de la liberté de l'artiste, à la merci du premier porteur de fusil venu. Enfin, on peut y voir le symbole des éternelles aspirations de la jeunesse candide et narcissique, qui brise ses ailes sur l'égoïsme et la bêtise des adultes, dont la vie assassine les espoirs. Toutefois, Nina, après avoir dit : «Je suis une mouette», rectifie : «Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice.», Tchékhov ayant voulu repousser la confusion entre réel et irréel, exprimer une protestation contre la représentation de soi-même qu’autrui nous pousse à incarner. En effet, l'une des clés de la pièce se trouve dans ''Le monde comme volonté et comme représentation'' (1818), ouvrage du philosophe allemand Schopenhauer dont la conviction fondamentale était, d'une part, que le monde est pure volonté (principe cosmique responsable de l'existence individuelle, et qui peut être qualifié comme «un désir de vie aveugle et sans but»), et, d'autre part, qu'il ne nous est donné que comme représentation (à travers les fonctions mentales responsables des modalités de la connaissance d'un être connaissant) ; il pensait que la représentation individuelle nous empêche de reconnaître le monde, c'est-à-dire la volonté, tel qu'il est dans son ensemble et pas seulement en nous-mêmes. On a vu que Tréplev suit cette idée. Ainsi, quand, parlant du théâtre, il dit : «Il faut peindre la vie non pas telle qu’elle est, ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle se représente en rêve», les mots «se représente» sont importants. C’est lui qui énonce les thèmes essentiels de la pièce, mais on ne les détecte que difficilement parce que la pièce qu’il donne comme preuve à l’appui est confuse. On reste perplexe en entendant : «Tel un prisonnier jeté dans le vide d’un puits profond, j’ignore où je suis et ce qui m’attend. Une chose seule ne m’est pas cachée, c’est que dans cette lutte opiniâtre et cruelle contre le diable, source des forces matérielles, il m’est échu de vaincre, et qu’alors la matière et l’esprit se fondront dans une harmonie grandiose et que s’accomplira le règne de la volonté universelle.» Il reste que chaque personnage vise à manifester un vouloir-vivre, sans toutefois jamais le rendre visible aux yeux d’autrui ; que toute la pièce est construite sur ce même schéma : une volonté d’élucidation, un élan pour en donner à autrui la représentation, qui se heurte à une rupture de la part d’autrui, à un refus de voir. Ce jeu de la représentation amène chaque personnage à prendre en charge la volonté de l’autre et à la détourner à sa façon en se la représentant, dans un ensemble sans vérité définie par avance, sans leçon à prendre ou à donner. À travers ces personnages qui représentent la fragilité de tous les êtres humains qui sont tourmentés par un idéal disproportionné à leurs moyens, Tchékhov manifesta le profond pessimisme qui était ancré en lui. Il montra qu'il faudrait une énergie surhumaine pour jeter une passerelle au-dessus de l’abîme qui sépare le songe de la réalité ; que tout projet est, tôt ou tard, voué à l'échec ; que nul ne réalise jamais ses désirs les plus profonds. Au quatrième acte, le vieux Sorine propose à Tréplev le sujet d’une nouvelle intitulée ''L’homme qui a voulu", ce personnage disant : «Autrefois, quand j’étais jeune, je voulais devenir écrivain, je n’en suis pas devenu un. Je voulais me marier, je ne suis pas marié. Je voulais toujours habiter la ville, et me voici terminant ma vie à la campagne.» Mieux encore que la mouette abattue par un chasseur insouciant, cette phrase résume le thème central de l’œuvre. Dans cette pièce comme dans ses autres oeuvres, Tchékhov dénonça les loyautés fracassées, la cruauté de la société, la solitude inéluctable de l'être humain, l'inanité de la vie, l'absurdité de la destinée humaine, Or, à cette absurdité, il opposa cependant le stoïcisme de Nina avec laquelle il semble dire : «Endurez !» Destinée de l'oeuvre Après que, le 15 juillet 1896, la censure ait exigé la modification de plusieurs passages, ''La mouette'', la pièce de Tchékhov qui lui était la plus chère, fut montée au ''Théâtre Alexandrinski'' de Saint-Pétersbourg. Elle reçut alors la préparation habituelle à l'époque où, en Russie comme ailleurs, les spectacles étaient conçus autour d’un ou quelques rôles ; où le public venait avant tout assister aux performances d’acteurs-vedettes, les autres comédiens n’étant là que pour servir de faire-valoir ; où la fonction de metteur en scène n’existait pas encore ; où il y avait juste un régisseur du spectacle et presque pas de répétitions. Pour ''La mouette'' justement, il n’y en eut que quatre ou cinq où les comédiens, qui avaient appris leur texte, se réunirent pour décider des costumes, et jouer chacun son propre rôle, sans grand souci de coordination. Tchékhov vint y assister, et se sentit aussitôt consterné, trouvant que Karpov, le régisseur du spectacle, ne comprenait rien à la pièce, et que les comédiens étaient emphatiques et grandiloquents. Il confia à son ami, Potapenko : «Il n'en sortira rien. Les acteurs ne s'intéressent pas à la pièce, ce qui signifie que le public aussi ne s'y intéressera pas non plus.», et à sa soeur : «Les acteurs ne savent pas leur rôle ; ils n'ont rien compris ; ils jouent effroyablement. La pièce sera un four.» Souvorine, chez qui il habitait, constata qu'il s'était remis à cracher du sang, car il se sentait certainement angoissé à la perspective de livrer ainsi ses préoccupations les plus intimes à l'incompréhension du public. Cinq jours avant la première, la fameuse actrice Mariya Savina, qui devait jouer le rôle de Nina, y renonça, étant remplacée au pied levé par la jeune Véra Kommissarjevskaïa. La première eut lieu le 6 octobre 1896. Ce fut un échec total, retentissant, parce que, selon une tradition russe, cette première fut donnée au bénéfice d’un acteur de renom, l'actrice comique, Liévkaïa, et que, toujours selon une tradition russe, deux pièces furent jouées dans la même soirée. Liévkaïa ne faisait pas partie de la distribution, mais l'annonce de son nom avait rempli la salle de marchands, de camelots, d’officiers, qui s’attendaient à un vaudeville. Le texte de la pièce de Tréplev pouvait très bien être compris comme un pastiche du théâtre d’avant-garde. Mais, la suite offrant moins d’occasions de rire, les spectateurs furent désorientés, bâillèrent d'abord, puis se montrèrent furieux qu’on ne leur serve pas ce qu’ils attendaient, se mirent à parler fort, à rire, à siffler ; ceux des premiers rangs allèrent jusqu'à brocarder les acteurs, dont la panique s’empara, tournèrent ostensiblement le dos à la scène, le tout se terminant par des huées. Ce fut l’un des plus beaux scandales de l’histoire du théâtre russe. Vera Kommissarjevskaïa fut si intimidée par l'hostilité du public qu'elle en perdit la voix. Au milieu du deuxième acte, Tchékhov quitta sa loge, partit marcher une partie de la nuit dans les rues enneigées, avant de s'effondrer chez lui. Comme «quelqu’un dont la demande en mariage vient d’être repoussée, et qui n’a rien de mieux à faire que de vider les lieux.», il prit le premier train du matin pour gagner Moscou, et revenir rapidement à Mélikhovo. La critique se déchaîna avec cynisme. Les journaux satiriques se jetèrent sur cette proie inattendue avec une haine qui atteignit l'auteur. Ulcéré, il écrivit : «Même si je vis encore cent ans, je n’écrirai plus jamais pour le théâtre. Je suis un auteur dramatique nul.» Mais il n'eut pas à souffrir longtemps de cette humiliation, car la seconde représentation, le 21 octobre, remporta un succès considérable, d'où un brusque revirement de l'opinion. Les témoignages de spectateurs lui rendirent courage : «Je me suis lavé à l’eau froide, et me voici prêt à écrire une nouvelle pièce.» Et la pièce allait continuait une belle carrière dans de nombreux théâtres. Cependant, le 11 février 1897, Tolstoï déclara à Souvorine que la pièce ne vaut rien, qu'elle avait été écrite comme le faisait Ibsen, c'est-à-dire en insistant sur le symbole. En avril 1898, Tchékhov était à Paris quand il reçut la demande de représenter ‘’La mouette’’ que lui faisaient les directeurs du ''Théâtre d’art'' de Moscou dont ce serait la deuxième production. Vladimir Némirovitch-Dantchenko, enthousiaste, était parvenu à convaincre Konstantin Stanislavski, qui était très réticent. Celui-ci allait indiquer qu'ils abordaient Tchékhov par «des chemins différents : Vladimir Ivanovitch l’abordait en écrivain, du côté artistique et littéraire, et moi, en metteur en scène, du côté de l’image.» Ailleurs, il se définit comme «un régisseur libéré des clichés conventionnels, capable d’extérioriser la pensée du poète et de révéler la vie de l’esprit à l’aide de ses réalisations scéniques, d’un certain style imposé de jeu, de nouveaux effets de lumière et de sons.» ''La mouette'' n’avait pas laissé le meilleur souvenir auprès des beaux esprits malgré son succès populaire, mais la toute jeune troupe avait besoin d’un succès qui lui amène du public, personne n’étant sûr toutefois des chances de cette pièce qui pouvait signer son arrêt de mort. Tchékhov opposa d'abord un refus, car tout l’attristait, et surtout le milieu littéraire et théâtral. L’ennui qu'il éprouvait à Mélikhovo eut cependant raison de sa réticence. Stanislavski put s’attaquer enfin à la pièce. Il passa l’été à chercher des solutions aux problèmes posés par cette dramaturgie d'un genre nouveau, comprit vite que c'est essentiellement un théâtre d’ensemble, et découvrit qu’il ne pouvait pas servir la pièce sans la mettre en scène, ce qui était une révolution. Il fut ainsi l’inventeur d'une nouvelle conception du théâtre. Il créa une véritable troupe théâtrale, formée de jeunes comédiens, débutants pour la plupart. Il les fit travailler pendant plusieurs mois, d'une manière nouvelle. Au lieu de distribuer les rôles et de répéter, il commença par les réunir autour d’une table pour qu’ils discutent de l’oeuvre dans son ensemble : sa signification, explicite et implicite, les rapports entre les personnages, la détermination de ce que chacun d’entre eux pouvait éprouver entre les scènes, avant le commencement et après le dénouement de la pièce, etc. Bref, l’ensemble de la troupe, metteur en scène et décorateurs inclus, commença par s’accorder sur une vision commune de l’oeuvre à jouer. La pièce fut donc montée selon un plan préétabli. Et Stanislavski tenta de créer une atmosphère, un climat indépendant de l’action proprement dite et des répliques des personnages. Ensuite, au lieu de procéder à la distribution des rôles, il fit travailler plusieurs comédiens sur chaque rôle. Ce ne fut que peu de temps avant la première qu’il procéda à l’attribution définitive des rôles. De manière générale, toute la troupe était impliquée dans tout le spectacle : comme le ''Théâtre d'art'' préparait plusieurs pièces en même temps, il arrivait fréquemment que le premier rôle d’un spectacle X ne soit que figurant dans le spectacle Y du lendemain soir. Stanislavski affirmait qu’il «haïssait le théâtre au théâtre». Il voulait dire par là que le théâtre devait chercher à donner au spectateur l’impression d’assister à la vie réelle, et non pas d’être au théâtre. Autrement dit, selon lui, un bon comédien ne devait jamais donner l’impression de jouer, et pour cela devait impérativement vivre le rôle, le ressentir «comme si» il était le personnage. Pour obtenir un tel type de jeu, il utilisa tous les moyens scéniques à sa disposition. De ce fait, les décors de ''La mouette'' furent extrêmement chargés, conçus pour donner au spectateur une impression de familiarité ; il n’assistait pas à une représentation théâtrale, mais contemplait son propre cadre de vie. Le plateau était intentionnellement encombré d’éléments de décor et d’accessoires ; les comédiens ne devaient pas se sentir sur scène, sous les yeux d’un public, mais, comme dans la vie réelle, se trouver en présence d'objets qui concentraient leur attention, et suscitaient chez eux un comportement naturel, qu’ils soient en train de prononcer une réplique ou non. Stanislavski imagina également toute une partition sonore, elle aussi indépendante des péripéties de la pièce : en reconstituant tous les bruits auxquels nous ne prêtons guère attention dans la vie quotidienne (vent dans les branches, chant des oiseaux, portes qui claquent, coassement des grenouilles, etc.), il tendait à ce que l’action s’insère dans le cours de la vie réelle, même si celle-ci n’était pas, pour le spectateur, visible dans son intégralité. Le soin méticuleux avec lequel Stanislavski préparait ses spectacles l'amena à imposer quatre-vingts heures de répétitions, un nombre bien supérieur aux normes du temps, mais qui lui parut encore insuffisant, au point qu'il menaça de retirer son nom de l'affiche quand Némirovski-Dantchenko refusa de reporter la première d'une semaine. Il avait donné à Maria Roksanova le rôle de Nina, à Meyerhold, celui de Tréplev, à Luzhsky, celui de Sorine, à Olga Knipper, celui d'Arkadina, tandis que lui-même tenait celui de Trigorine (dont il fit un dandy brise-coeur). En septembre, Tchékhov revint à Moscou, pour, du fond de la salle, frissonnant, malade, assister à la répétition du 11, qui en était une du premier acte. Il fut contrarié par cette mise en scène naturaliste. Comme il apprit qu’à tel moment de l’oeuvre on entendrait un bébé pleurer, un chien aboyer, et mille autres effets sonores imitatifs (bruits de grenouilles, de grillons et d'oiseaux), à l’époque relativement nouveaux, «Mais pourquoi?» demanda-t-il. Parce que c’est le bruit de la vie, lui fut-il répondu. Il protesta : la scène ne doit pas être la reproduction de la vie, mais sa quintessence. Il indiqua : «L'essentiel, mes amis, c'est d'éviter le théâtral... Il faut que tout soit simple... ce sont là des gens simples, ordinaires.» Il se moqua : «Écoutez ! Je vais écrire une nouvelle pièce qui commencera ainsi : “Qu’il fait beau, qu’il fait doux ! On n’entend ni oiseau, ni chien, ni coucou, ni hibou, ni rossignol, ni grelot, ni horloge, ni même un seul grillon !''» Mais Stanislavski ne comprit pas ses intentions, et maintint ses choix. Ce désaccord entre les deux artistes, malgré les succès et un indiscutable respect réciproque, n'allait être jamais dissipé. Cependant, il admira le jeu varié d’Olga Knipper, actrice âgée de trente ans, qui était un des membres fondateurs du ''Théâtre d’art'', sa manière tantôt tendre, tantôt coquette d’interpréter le rôle. Entre eux, des liens se nouèrent, et, plus tard, il lui expliqua qu'il avait détesté le jeu des comédiens, lui demanda d'indiquer à Stanislavski de ne plus jouer Trigorine en traînant les pieds et en marchant comme s'il avait deux cents ans ! Elle lui fit toutefois remarquer qu'il faisait dire à son personnage : «Je suis las. Mes pieds sont lourds. Je n'en peux plus de la vie.» Mais il lui rétorqua : «Depuis quand, Olga, les gens disent-ils la vérité?» On lui déconseilla de se rendre à Moscou pour la création de ''La mouette'' qui eut lieu le 17 décembre 1898. C'était un quitte ou double pour les gérants du ''Théâtre d'art''. Stanislavski rapporta l'évènement ainsi : «Les circonstances qui accompagnèrent la représentation de ''La mouette'' furent tristes et compliquées. Le processus tuberculeux de Tchékhov s’étant précipité, son état d’esprit devint tel qu’il n’aurait pu supporter un second échec de sa pièce après celui qu’elle avait subi à Pétersbourg. L’insuccès pouvait devenir fatal pour l’écrivain. Sa soeur, Maria Pavlovna, émue jusqu’aux larmes, nous en prévenait en nous suppliant de renoncer au spectacle. C’était impossible, car les affaires matérielles du théâtre allaient mal, et il nous fallait une pièce nouvelle pour faire monter les recettes. Que le lecteur juge dans quel état nous abordâmes la première. / La salle était loin d’être pleine (la recette ne fut que de six cents roubles). En scène, nous écoutions toujours une voix intérieure qui nous disait impérieusement : ''Jouez bien, très bien ; forcez le succès, le triomphe. Si vous ne l’obtenez pas, sachez qu’en recevant votre télégramme, l’écrivain que vous aimez mourra, et c’est vous qui l’aurez tué. Vous deviendrez ses bourreaux''. / Je ne me souviens pas comment nous avons joué. Le premier acte se termina dans un silence de mort. Une actrice s’évanouit ; je tenais à peine debout, tant j’étais désespéré. Tout d’un coup, après un long silence, ce fut, dans le public, une tempête, un fracas, des applaudissements enragés. Le rideau s’écarta, mais nous étions pétrifiés. De nouveau la tempête… et de nouveau le rideau… Nous demeurions immobiles, sans nous rendre compte qu’il fallait saluer. Enfin, nous comprîmes et, indiciblement émus, nous nous embrassâmes comme on le fait la nuit de Pâques. Nous fîmes une ovation à Mme Lilina, qui jouait Macha et qui, par sa dernière réplique, avait dégelé le coeur des spectateurs. Le succès croissait d’acte en acte. Il s’acheva en triomphe. Un télégramme détaillé fut expédié à Tchékhov. La maladie le retenait en Crimée, loin de Moscou.» Ce succès prodigieux, triomphal, tint à la délicate représentation de la vie de tous les jours que Stanislavski avait réussie, à l'effet d'ensemble qu'il avait obtenu par le jeu des comédiens, et au tableau qu'il avait donné de l'incertitude découragée de l'«intelligentsia» de l'époque. Némirovski-Dantchenko écrivit aussitôt à Tchékhov : «Le public a été touché non seulement par l'atmosphère générale, non seulement par la fable [...] mais par chaque pensée, par tout ce qui est toi, toi artiste, toi penseur, par tout, tout en un mot, par chaque mouvement psychologique, le public a été touché et pris à la gorge.» Pour conserver le souvenir de cette production historique, qui donna au ''Théâtre d'art'' de Moscou le sentiment de son identité, la troupe fit de la mouette son emblème (on la voit encore aujourd'hui au fronton du bâtiment et sur le rideau de scène de ce qui est devenu le ''Théâtre Gorki''). Ce moment aventureux scella, entre Tchékhov et le ''Théâtre d'art'', un lien qui allait perdurer même au plus fort de leurs différends. Sans se comprendre, Tchékhov et Stanislavski étaient unis par la volonté du public. Tchékhov revint à Moscou avec les premières chaleurs, au printemps 1899, dans le secret espoir de voir ''La mouette''. Il exigea qu’on la lui montrât, même si la saison était terminée et les décors rangés. Et, pour le convaincre de lui confier ''Oncle Vania'', Némirovitch-Dantchenko donna, le 1er mai, une représentation particulière devant lui et une dizaine de spectateurs amis. Stanislavski raconta encore : «Il fallait, pour montrer le spectacle à Tchékhov recommencer presque tout le travail qu’on avait fait au début de la saison. Mais le désir de Tchékhov était pour nous une loi. Pendant le spectacle, qui eut lieu au ''Théâtre Nikitski'', Tchékhov avait l’air de me fuir. Je l’attendais dans ma loge, mais il ne vint pas. Mauvais signe ! Je me décidai à l’aller trouver. – Grondez-moi un peu, Anton Pavlovitch, le priai-je. – Mais non, mais non, c’est très bien ! Seulement, il faut des souliers troués et un pantalon à carreaux. Je ne pus lui arracher un mot de plus. Qu’est-ce que cela signifiait? Était-ce désir de cacher son opinion, plaisanterie pour se débarrasser de moi, raillerie?... Comment ! mon personnage, Trigorine, est un écrivain à la mode, un homme à femmes, et il faudrait lui faire porter un pantalon à carreaux et des chaussures trouées? Moi qui au contraire m’étais composé un costume extrêmement élégant : pantalon blanc, escarpins, gilet blanc, chapeau blanc, maquillage flatteur. Un an ou plus s’écoula. De nouveau je jouais Trigorine dans ''La mouette'', et tout d’un coup, pendant une représentation, je compris : ''Mais bien sûr, il faut des chaussures trouées et un pantalon à carreaux ! Trigorine n’est pas un bellâtre ! Et c’est là justement qu’est le drame : les jeunes filles aiment en lui l’écrivain, l’auteur de nouvelles attendrissantes ; et voilà pourquoi, l’une après l’autre, elles se jettent dans ses bras, sans remarquer l’insignifiance de l’homme, sa laideur, sa mise débraillée. Ce n’est que lorsque les romans d’amour de ces ''mouettes'' s’achèvent qu’elles comprennent que leur imagination virginale avait créé ce qui jamais n’avait existé.» Cette pièce, la première des quatre les plus connues de Tchékhov, allait rénover le théâtre russe. Et elle suscita, dans le monde entier, beaucoup d'intérêt chez de nombreux metteurs en scène et comédiens (auxquels elle permet de grandes performances). On peut essayer de suivre son impact, surtout dans le monde francophone, à travers des traductions et des spectacles : En 1902, la pièce fut montée au ''Théâtre Alexandrinski'' de Saint-Pétersbourg, dans une nouvelle mise en scène d'Alexander Akimovich Sanin, le nouveau mari de Lidia Stakhievna Mizinova (qui avait aimé Tchékhov), et le nouveau directeur du ''Théâtre d'art'', qui avait suivi la méthode de Stanislavski. Elle remporta un énorme succès, partit en tournée, et fut ainsi présentée à Paris, en russe, au ''Théâtre Antoine'', le 18 juin, le compte rendu qui en fut fait par Valentin Mandelstamm, un Russe habitant Paris, dans la ''Revue d'art dramatique'' étant certainement le premier article consacré au théâtre de Tchékhov publié en France. Au cours du banquet qui clôtura la tournée, Mounet-Sully félicita l'actrice principale, Lidia Javorskaïa. Cette production assura à Tchékhov des revenus dont il commençait à avoir un urgent besoin. En 1921, à Genève, puis en 1922, à Paris, au ''Théâtre des Champs-Élysées'', Georges et Ludmilla Pitoëff jouèrent pour la première fois ''La mouette'' en français, en en faisant une adaptation. En 1939, Georges Pitoëff la monta de nouveau au Théâtre des Mathurins, à Paris. Le critique Benjamin Crémieux écrivit : «En vérité, on a devant ''La mouette'' le même sentiment de perfection que devant ''Antigone'' ou ''Bérénice''.» Dans les années cinquante, Sacha Pitoëff, en reprenant les modèles qu'il tenait de son père, donna les premières représentations qui délivrèrent sur la scène française le sens vrai des pièces de Tchékhov qui semblaient encore pour tout le monde extrêmement mystérieuses, le sens des textes paraissant impalpable, évanescent. En 1954, sur la nouvelle traduction d'Elsa Triolet, André Barsacq présenta ''La mouette'' à Paris, au Théâtre de l'Atelier, en faisant jouer Catherine Sellers (Nina), Valentine Tessier (Arkadina), Paul Bernard (Trigorine) et Jacques Amyran (Tréplev). En 1954, Suria Magito, sur sa propre traduction, mit la pièce en scène à la ''Comédie de l’Est''. En 1955, sur une traduction de Georges Pitoëff, André Barsacq la mit en scène au ''Théâtre de l'Atelier''. En 1960, à Prague, le Tchèque Otomar Krejca, dans le cadre d’une admirable trilogie tchékhovienne dont il fit un foyer de résistance contre l’occupant russe, donna, au ''Théâtre Zabranou'', une mise en scène, dans les décors de Josef Svoboda, où il rompit avec la tradition de douceur nostalgique, sentimentale et folklorique, montrant un Tchékhov cruel, se livrant à un travail au scalpel sur l’analyse dramaturgique, l’alternance d’action et d’inaction, les relations entre des forces antagonistes, ouvrant le chemin à des lectures de plus en plus fortes et décapées. En 1962, on vit la mise en scène d'Eino Kalina. En 1964, sur la traduction d’Elsa Triolet, Gabriel Monnet mit la pièce en scène à la ''Comédie de Bourges'', et, en 1967, la reprit à la ''Comédie de Caen''. En 1967, à Moscou, Anatoli Efros donna un spectacle où les situations étaient grattées jusqu’à l’os, avec des acteurs grinçants, parlant haut, des robes aux couleurs criardes, vertes et roses. Cette version esthétiquement, sinon politiquement, incorrecte fut interdite au bout de quelques représentations : elle ne respectait pas la «doxa» du moment. En 1969, Antoine Vitez donna sa propre traduction du texte, exemplaire de rigueur, où il souligna que la pièce est une paraphrase d'''Hamlet'', et la fit jouer au ''Théâtre du Midi'', à Carcassonne, puis, en 1970, au ''Théâtre national de Chaillot'', à Paris, en diptyque avec ''Le héron'' d'Axionov représenté dans le même décor de Yannis Kokkos qui baignait dans un réalisme poétique, et où il avait opéré un renversement de la perspective habituelle, le lac n'étant plus derrière les acteurs mais invisible, puisque la scène, le public étaient le lac vers lequel regardaient les interprètes. Le critique Matthieu Galey fit remarquer que, conformément à son goût du paradoxe, Vitez avait monté la pièce à l'envers. En fait, comme il le disait dans le programme, il s'agissait de prendre le contre-pied de Stanislavski : «Nous avons renversé l'image. Au ''Théâtre d'art'' de Moscou, dans la mise en scène de Stanislavski, la pièce de Tréplev se jouait dans le même sens que la pièce de Tchékhov : le lac au fond, les spectateurs tournant le dos aux spectateurs vrais, Nina jouant pour les uns et les autres à Ia fois. Ici, les spectateurs nous regardent, ils sont notre miroir, et Nina est au milieu des deux publics. Étrange situation pour l'actrice : derrière elle est assis le public du rôle, et devant elle celui du personnage.» Après deux actes sages de réalisme stanislavkien, Vitez laissa libre cours à sa démesure torturée et grimaçante dans les paroxysmes de la seconde partie, dont les côtés fin de siècle étaient parfois soulignés à I'excès dans les interprétations trop traditionnelles. On vit une magnifique interprétation de Dominique Reymond (Nina) et d'Édith Scob (Arkadina). En 1970, Philippe Calvario mit en scène ''La mouette'' au Théâtre des Bouffes-du-Nord, avec, notamment, Jérôme Kircher et Irène Jacob, en s'affranchissant des conventions du «vieux théâtre» que dénonce justement le personnage de Tréplev, en laissant souffler un vent de liberté et de folie sur la scène. En 1975, Lucian Pintilie mit en scène la pièce à Paris, au ''Théâtre de la Ville''. En 1980, Otomar Krejča la reprit à la Comédie-Française. En 1984, à la demande de Marcel Maréchal, Marguerite Duras traduisit et adapta “La mouette”. Elle voulut remédier à «l'impudeur et l'infantilisme» de Tchékhov, et, s'opposant à Antoine Vitez qui condamnait toute coupure, elle rendit le texte «moins bavard» en le resserrant pour en faire «du Duras», dépouilla les personnages de toute «sur-intensité». Elle écrivit dans sa préface : «Ces gens ont trop peu vieilli pour ne pas être démodés et pour qu'on les supporte héroïquement. J'ai coupé, j'ai réécrit. Et même cette philosophie allusive de Tchékhov qui porte sur le changement de la vie, j'ai essayé de la faire moins se parler, moins revendicative, plus concrète surtout et plus large.» Proposant une nouveau regard sur les personnages, elle disait de Nina : «Elle qui faisait pleurer en 1955 nous fait maintenant rire. Ce qui la sauve ici, je crois, c'est d'abord qu'elle cesse de se croire une mouette, Ici, elle est calme. Et elle aime Trigorine d'un amour qui a enfin dépassé les stades mondains et littéraires, qui est grand comme Tchékhov lui-même et qui, comme lui, la mène vers la délivrance de la mort.» En 1985, Marguerite Duras fit jouer son texte. Mais, malheureusement, la mise en scène de Jean-Claude Amyl, au ''Théâtre national de la Criée'', à Marseille, et au ''Théâtre de Boulogne-Billancourt'', malgré la présence de Catherine Sellers, ne sembla pas lui donner toute sa chance. En 1987, au ''Théâtre de la Bastille'', le jeune metteur en scène Pierre Pradinas, qui fit jouer Catherine Frot et Denis Lavant, jeta un regard tendre et familier, cruel et dérisoire, sur la pièce de Tchékhov, qu'il rendit drôlement tragique, se tenant aux limites de la parodie, mais trouvant parfois avec bonheur une équivalence avec la réalité d'aujourd'hui. En 1988, une ''Mouette'' classique et belle fut mise en scène à l'''Odéon'' par Andréï Konchalovski, avec Juliette.Binoche et André Dussollier. La même année, au ''Théâtre Jean-Vilar'' et à Louvain-la-Neuve, Armand Delcampe la fit jouer dans une scénographie de Josef Svoboda. En 1991, au ''Théâtre Varia'' de Bruxelles, le Belge Philippe Sireuil, moderniste et libre, voulut, comme Tréplev, «des formes nouvelles», intégra donc des éléments comme la radio ou des chansons de Trenet, mais distilla l'émotion à travers des acteurs exceptionnels. En 1994, à Montréal, au ''Théâtre du Rideau-Vert'', André Brassard donna une mise en scène monotone, froide, indécise, sans grâce ni unité, sans orientation critique ni choix clair. En 1996, au ''Théâtre de la Ville'', à Paris, Alain Françon monta la pièce, en s’inspirant de notes dramaturgiques écrites par l’auteur anglais Edward Bond qui souligna le mélange entre «mélodrame de l’analyse» et «réalisme du récit», si particulier à Tchékhov ; qui considéra que, loin d’être nostalgiques et sentimentaux, ses personnages sont des êtres souffrants et malades, dont l’amour n’est pas réciproque, et qui cherchent à assurer leur emprise sur l’autre. En 1999, à Montréal, Serge Denoncourt produisit, sous le titre ''Je suis une mouette (non ce n'est pas ça)'', un spectacle très fort où des fragments de la pièce (les meilleurs moments) alternaient avec des réflexions des comédiens sur leurs rôles, sur la pièce, sur la société d'hier et d'aujourd'hui. Le succès fut tel qu'il se prolongea dans une tournée qui alla jusqu'en Europe, jusqu'en 2002. En 2000, à Rennes, au ''Théâtre national de Bretagne'', et à Paris, au ''Théâtre des Bouffes-du-Nord'', Philippe Calvario mit en scène ''La mouette'' avec, notamment, Jérôme Kircher et Irène Jacob, en s'affranchissant des conventions du «vieux théâtre» que dénonce justement le personnage de Tréplev, en laissant souffler un vent de liberté et de folie sur la scène. En 2001, Andreï Markowicz et Françoise Morvan publièrent une autre traduction. La même année, à Paris, Alain Françon reprit la pièce En 2002, au ''Théâtre des Amandiers'' de Nanterre, Lars Noren proposa sa mise en scène. En 2004, Philippe Mentha la fit jouer au ''Théâtre Kléber-Méleau'' de Rennes et à la ''Comédie de Genève''. En 2006, Vladimir Ant produisit une nouvelle traduction. En 2007, à Paris, au ''Théâtre 14 Jean-Marie-Serreau'', Anne Bourgeois afficha une volonté de subversion du texte et de son sens. en misant plutôt sur le mouvement collectif perpétuel des dix personnages (on jouait au badminton, on criait, on riait hystériquement !) que sur l'exploration psychologique en profondeur. Si on était accueilli par un plateau déjà rempli de personnages, et animé par le talentueux musicien russe Oleg Ponomarenko, si une ou deux chansons joviales ou mélancoliques suffisaient à installer l'ambiance, et à préparer le spectateur, qui se voyait déjà transporté sur les rives d'un lac, un été dans la province russe, l'illusion, trop parfaite, s'effondrait aux premières répliques, tant les comédiens massacraient les personnages. En 2007, à Montréal, au ''Théâtre du Nouveau-Monde'', Yves Desgagnés utilisa une traduction peu heureuse d'Élisabeth Bourget et de René Gingras (quelques québécismes y détonnent au point de faire perdre le fil), consacrant neuf mois à la gestation, mit en relief une incontestable parenté entre l’âme russe et l’âme québécoise, mais fit aller la pièce du côté de la comédie, la servant même d'une façon caricaturale. En 2008, Philippe Adrien monta ''La mouette'' au ''Théâtre de la Tempête''. En 2008, Claire Lasne présenta ''La mouette'' à Avignon. En 2008, à Montréal, Frédéric Dubois choisit de planter l'action à une époque plus proche de la nôtre, transposition que le texte tolère. Il se permit aussi deux modifications importantes ; d'une part, on voyait l'envers du décor d'un salon comme si on était assis dans les coulisses du théâtre (Tchékhov n'avait-il pas déclaré que l'horreur se déroule toujours en coulisses?) ; d'autre part, il supprima quelques personnages (Chamraïev et Paulina, ce qui faisait malheureusement perdre certaines clés de compréhension, notamment le fondement des angoisses de Macha). Pour le reste, la production fut assez sage, et présenta une lecture claire des enjeux. En 2008, la troupe brésilienne Companhia dos Atores donna un peu partout à travers le monde ‘’Seagull play’’, une version insolite de ‘’La mouette’’, un commentaire, une incursion entre la représentation et son exploration. Enrique Diaz, comédien et metteur en scène, nous convia à un fascinant désordre car il présenta les interrogations des membres de la troupe sur le théâtre et sur leurs propres vies, comme le font les personnages créés par Tchékhov. On assiste à une répétition où s'entrelacent la pièce et le travail des artistes. Ils passent sans transition de la fiction à la réalité, de la solennité d’une représentation au décontracté d’une répétition, comme si la meilleure façon d'aborder cet auteur était de proposer, plutôt qu'une vision unique, une exploration des possibles. Il en résulte une pièce «en chantier» qui nous livre pourtant l’oeuvre tout entière, sur une scène nue mais parsemée d'objets hétéroclites, Moscou étant évoqué par un casque de spationaute, une forêt par une plante verte, et la fameuse mouette par un séchoir à cheveux ! En 2011, Daniel Veronese présenta ''La mouette'' au ''Théâtre du Nord''. La même année, à Alfortville, puis à Paris, au ''Théâtre de l'Athénée-Louis-Jouvet'', Christian Benedetti refusa de jouer le jeu de l’exotisme slave et de la douceur des journées d’automne dans la «datcha» (maison de campagne), choisit un décor intemporel réduit a minima, fit porter aux comédiens leurs habits de tous les jours, pour mettre en valeur le texte traduit par André Markowicz et Françoise Morvan. En juillet 2012, au festival d'Avignon, dans la cour d'honneur du Palais des Papes, Arthur Nauzyciel donna une représentation diffusée en direct sur la chaîne de télévision française, France 2, le 24 juillet 2012. En 2013, au ''Nouveau-Théâtre'' d’Angers puis en tournée, Frédéric Bélier-Garcia, sur le texte d’Antoine Vitez, osa une mise en scène iconoclaste car il fit de la pièce un cabaret à la fois violent et atone, baroque et ludique, où, confia-t-il, «Chacun y va de son numéro, essaie d’être aimable, de faire l’aimable, tandis qu’au plus profond de lui continue d’ahaner la panique de l’existence qu’on essaie de faire taire en babillant, braillant, chantant.» La pièce fut plusieurs fois adaptée au cinéma : - en 1966, par le réalisateur français Gilbert Pineau, dans un téléfilm ; - en 1968, par le réalisateur américain Sidney Lumet sous le titre ''The seagull'' ; - en 1972, par le réalisateur russe Youli Karassik sous le titre ''Tchaïka'', avec Alla Demidova, Lioudmilla Savelieva ; - en 1976, par le réalisateur italien Marco Bellochio sous le titre ''Il gabbiano''. - en 2007, par la réalisatrice Angela Schanelec sous le titre ''Nachmittag''. En 2003, la pièce inspira à Claude Miller son film ''La petite Lili'', où il a cependant trahi le dernier acte car Julien, le cinéaste qui correspond à Tréplev, ne se suicide pas mais fait un film. La pièce donna lieu aussi à des bandes dessinées : - en 1978, celle de Victor Hubinon ; - en 1992, elle fut le cinquième album de la bande dessinée ''Timon des blés''. André Durand Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions ! Contactez-moi |
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