Mû par une impulsion soudaine, Serge prend l’Antrios et le rapporte où il se trouvait, en dehors de la pièce.
Il revient aussitôt. MARC. Nous ne sommes pas dignes de le regarder… SERGE. Exact. MARC. Ou tu as peur qu'en ma présence, tu finisses par l'observer avec mes yeux… SERGE. Non. Tu sais ce que dit Paul Valéry ? Je vais mettre de l'eau à ton moulin. MARC. Je me fous de ce que dit Paul Valéry. SERGE. Tu n'aimes pas non plus Paul Valéry ?
MARC. Ne me cite pas Paul Valéry. SERGE. Mais tu aimais Paul Valéry!
MARC. Je me fous de ce que dit Paul Valéry. SERGE. C'est toi qui me l'as fait découvrir. C'est toi même qui m'as fait découvrir Paul Valéry ! MARC. Ne me cite pas Paul Valéry, je me fous de ce que dit Paul Valéry. SERGE. De quoi tu ne te fous pas ? MARC. Que tu aies acheté ce tableau. Que tu aies dépensé vingt briques pour cette merde.
YVAN. Tu ne vas pas recommencer, Marc ! SERGE. Et moi je vais te dire ce dont je ne me fous pas puisqu'on en est aux confidences , je ne me fous pas de la manière dont tu as suggéré par ton rire et tes insinuations que moi même je trouvais cette œuvre grotesque. Tu as nié que je pouvais avec sincérité y être attaché. Tu as voulu créer une complicité odieuse entre nous. Et pour reprendre ta formule Marc, c'est ça qui me relie moins à toi ces derniers temps, ce permanent soupçon que tu manifestes. MARC. C'est vrai que je ne peux pas imaginer que tu aimes sincèrement ce tableau.
YVAN. Mais pourquoi? MARC. Parce que j'aime Serge et que je suis incapable d'aimer Serge achetant ce tableau. SERGE. Pourquoi tu dis, achetant, pourquoi tu ne dis pas, aimant ? MARC. Parce que je ne peux pas dire aimant, je ne peux pas croire, aimant. SERGE. Alors, achetant pourquoi, si je n'aime pas ? MARC. C'est toute la question. SERGE (à Yvan). Regarde comme il me répond avec suffisance je joue au con et lui il me répond avec la tranquille bouffissure du sous entendu !… (A Marc.) Et tu n'as pas imaginé une seconde, au cas, même improbable, où je puisse aimer vraiment, que je me blesse d'entendre ton avis catégorique, tranchant, complice dans le dégoût ? MARC. Non. SERGE. Quand tu m'as demandé ce que je pensais de Paula une fille qui m'a soutenu, a moi, pendant tout un dîner, qu'on pouvait guérir la maladie d'Elhers Danlos à l'homéopathie je ne t'ai pas dit que je la trouvais laide, rugueuse et sans charme. J'aurais pu. MARC. C'est ce que tu penses de Paula ? SERGE. A ton avis ?
YVAN. Mais non, il ne pense pas ça ! On ne peut pas penser ça de Paula ! MARC. Réponds moi. SERGE. Tu vois, tu vois l'effet que ça fait ! MARC. Est ce que tu penses ce que tu viens de dire sur Paula ? SERGE. Au delà, même.
YVAN. Mais non !! MARC. Au delà, Serge ? Au delà du rugueux ? Veux tu m'expliquer l'au delà du rugueux ?… SERGE. Ah, ah ! Quand ça te touche personnellement, la saveur des mots est plus amère, on dirait !… MARC. Serge, explique moi l'au delà du rugueux… SERGE. Ne prends pas ce ton de givre. Ne serait ce je vais te répondre , ne serait ce que sa manière de chasser la fumée de cigarette… MARC. Sa manière de chasser la fumée de cigarette… SERGE. Oui. Sa manière de chasser la fumée de cigarette. Un geste qui te paraît à toi insignifiant, un geste anodin, penses tu, pas du tout, sa manière de chasser la fumée de cigarette est exactement au cœur de sa rugosité. MARC. …Tu me parles de Paula, une femme qui partage ma vie, en ces termes insoutenables, parce que tu désapprouves sa façon de chasser la fumée de cigarette ?… SERGE. Oui. Sa façon de chasser la fumée la condamne sans phrases. MARC. Serge, explique moi, avant que je ne perde tout contrôle de moi même. C'est très grave ce que tu es en train de faire. SERGE. N'importe quelle femme dirait, excusez moi, la fumée me gêne un peu, pourriez vous déplacer votre cendrier, non, elle, elle ne s'abaisse pas à parler, elle dessine son mépris dans l'air, un geste calculé, d'une lassitude un peu méchante, un mouvement de main, qu'elle veut imperceptible et qui sous entend, fumez, fumez, c’est désespérant mais à quoi bon le relever, et qui fait que tu te demandes si c'est toi ou la cigarette qui l'indispose.
YVAN. Tu exagères !… SERGE. Tu vois, il ne dit pas que j'ai tort, il dit que j'exagère, il ne dit pas que j'ai tort. Sa façon de chasser la fumée de cigarette révèle une nature froide, condescendante et fermée au monde. Ce que tu tends toi même à devenir. C'est dommage Marc, c'est vraiment, dommage que tu sois tombé sur une femme aussi négative…
YVAN. Paula n'est pas négative ! … MARC. Retire tout ce que tu viens de dire, Serge. SERGE. Non.
YVAN. Mais si !… MARC. Retire ce que tu viens de dire… YVAN. Retire, retire ! C'est ridicule ! MARC. Serge, pour la dernière fois, je te somme de retirer ce que tu viens de dire. SERGE. Un couple aberrant à mes yeux. Un couple de fossiles. Marc se jette sur Serge.
Yvan se précipite pour s'interposer. MARC (à Yvan). Tire toi ! … SERGE (à Yvan). Ne t'en mêle pas !… S'ensuit une sorte de lutte grotesque, très courte, qui se termine par un coup que prend malencontreusement Yvan. YVAN. Oh merde !… Oh merde !… SERGE. Fais voir, fais voir … (Yvan gémit. Plus que de raison, semble t il.) Mais fais voir ! … C'est rien… Tu n'as rien… Attends… (Il sort et revient avec une compresse.) Tiens, mets ça dessus pendant une minute.
YVAN. …Vous êtes complètement anormaux tous les deux. Deux garçons normaux qui deviennent complètement cinglés ! SERGE. Ne t'énerve pas.
YVAN. J'ai vraiment mal !… Si ça se trouve, vous m'avez crevé le tympan !… SERGE. Mais non.
YVAN. Qu'est ce que tu en sais ? Tu n'es pas oto rhino !… Des amis comme vous, des types qui ont fait des études !… SERGE. Allez, calme toi.
YVAN. Tu ne peux pas démolir quelqu'un parce que tu n'aimes pas sa façon de chasser la fumée de cigarette !… SERGE. Si.
YVAN. Mais enfin, ça n'a aucun sens ! SERGE. Qu'est ce que tu sais du sens de quoi que ce soit ?
YVAN. Agresse moi, agresse moi encore !… J'ai peut être une hémorragie interne, j'ai vu une souris passer ! … SERGE. C'est un rat.
YVAN. Un rat ! SERGE. Oui, il passe de temps en temps.
YVAN. Tu as un rat ?!! SERGE. Ne retire pas la compresse, laisse la compresse.
YVAN. Qu'est ce que vous avez ?… Qu'est ce qui s'est passé entre vous ? Il s'est passé quelque chose pour que vous soyez devenus déments à ce point ? SERGE. J'ai acheté une œuvre qui ne convient pas à Marc.
YVAN. Tu continues !… Vous êtes dans une spirale tous les deux, vous ne pouvez plus vous arrêter… On dirait moi avec Yvonne. La relation la plus pathologique qui soit ! SERGE. Qui est ce ?
YVAN. Ma belle mère! SERGE. Ça faisait longtemps que tu ne nous en avais pas parlé.
YVAN. Elle a appris à nager dans le canal d'Aubervilliers. Ils poussaient les cadavres des rats et l'éclusier leur disait, plongez ! C'était, merveilleux m'a t elle dit hier soir chez mon père, on était pauvres et c'était merveilleux ! Du coup, moi je lui ai dit que j'avais appris à nager à quatorze ans avec un gilet de sauvetage et un professeur particulier à Auteuil. J'ai mal, j'ai vraiment mal… je suis sûr que j'ai le tympan crevé. Un petit silence. MARC. Pourquoi tu ne m'as pas dit tout de suite ce que tu pensais de Paula ? SERGE. Je ne voulais pas te peiner.
MARC. Non, non, non… SERGE. Quoi, non, non, non ?…
MARC. Non. Quand je t'ai demandé ce que tu pensais de Paula, tu m'as répondu Vous vous êtes trouvés. SERGE. Oui… MARC. Et c'était positif, dans ta bouche. SERGE. Sans doute… MARC. Si, si. A cette époque, si. SERGE. Bon, qu'est ce que tu veux prouver? MARC. Aujourd'hui, le procès que tu fais à Paula, en réalité le mien, penche du mauvais côté. SERGE. …Comprends pas… MARC. Mais si, tu comprends. SERGE. Non. MARC. Depuis que je ne peux plus te suivre dans ta furieuse, quoique récente, appétence de nouveauté, je suis devenu "condescendant", "fermé au monde"… "fossilisé"…
YVAN. Ça me vrille ! J'ai une vrille qui m'a traversé le cerveau ! SERGE. Tu veux une goutte de cognac ?
YVAN. Tu crois ? Si j'ai un truc détraqué dans le cerveau, tu ne crois pas que l'alcool est contre indiqué ? SERGE. Tu veux une aspirine ?
YVAN. Ne vous occupez pas de moi. Continuez votre conversation absurde, ne vous intéressez pas à moi. MARC. C'est difficile.
YYAN. Vous pourriez avoir une oncette de compassion. Non. SERGE. Moi je supporte que tu fréquentes Paula. je ne t'en veux pas d'être avec Paula. MARC. Tu n'as aucune raison de m'en vouloir. SERGE. Et toi tu as des raisons de m'en vouloir tu vois, j'allais dire d'être avec l'Antrios MARC. Oui. SERGE. …Quelque chose m'échappe. MARC. Je ne t'ai pas remplacé par Paula. SERGE. Parce que moi, je t'ai remplacé par l'Antrios ? MARC. Oui. SERGE. Je t'ai remplacé par l’Antrios ?! MARC. Oui. Par l'Antrios et compagnie. SERGE (à Yvan). Tu comprends ce qu'il dit ?
YVAN. Je m'en fous, vous êtes cinglés. MARC. De mon temps, tu n'aurais jamais acheté cette toile. SERGE. Qu'est ce que ça signifie, de ton temps ?! MARC. Du temps où tu me distinguais des autres, où tu mesurais les choses à mon aune. SERGE. Il y a eu un temps de cette nature entre nous ? MARC. Comme c'est cruel. Et petit de ta part. SERGE. Non, je t'assure, je suis éberlué. MARC. Si Yvan n'était pas l'être spongieux qu'il est devenu, il me soutiendrait.
YVAN. Continue, continue, je t'ai dit, ça glisse. MARC |