«Le lieu de vie et la question de l’habitable»







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«Le lieu de vie et la question de l’habitable »

(Nathalie Roelens, Luxembourg, 6 novembre 2012)
« Il concetto di Luogo di vita »

(Nathalie Roelens, Milan, décembre 2012)
Le concept « lieux de vie » contrairement à « forme de vie » implique une modélisation à partir d’un espace : il emprunte également à des notions exogènes à la sémiotique comme celle de « lieu anthropologique » (Augé, 1992 : 104) avec sa densité « identitaire, relationnelle et historique » (p.100) ainsi qu’à des interventions sur l’espace, ou « pratiques » (de Certeau). Les « lieux de vie » semblent d’une part façonnés par l’environnement (Hall) (mouvement centripète) et, d’autre part, investis de sentiments d’appartenance (Leone) (mouvement centrifuge).

Notre questionnement gravitera autour des conditions de possibilité d’un « lieu de vie », des facteurs qui peuvent l’abolir ou le régénérer. Si l’inscription du corps propre dans un espace est d’emblée une condition de sa vitalité, la vulnérabilité du « lieu de vie » émerge à chaque transformation spatiale. La plasticité du concept évolue selon les remodelages urbanistiques et les mutations socio-culturelles. Plus il y a de bouleversements dans une société, plus le « lieu de vie » est mis à rude épreuve. La Forme d’une ville de Julien Gracq pourrait illustrer cette fragilité. La ville de Nantes nous est présentée comme un « vaste corps vivant » devenu « atone » (Gracq, 1985 : 43). La nostalgie de l’ancien habitant du lieu superpose sans cesse « l’ancienne ville » et « l’ancienne vie » (p.9). Au binôme habitant – habitat si cher à Balzac s’ajoute dès lors l’habitable qui donne toute la teneur modale du concept « lieu de vie » : le pouvoir-être habité et le vouloir-être habité excluant toute forme de contrainte ou de nécessité : devoir, savoir. (formes déontiques, injonctives, prescriptions, instructions d’usage) Le risque est bien sûr de reléguer le « lieu de vie » dans un monde possible, imaginaire, sans assise dans le réel ou le trivial.


  1. Précisions terminologiques


Avant d’aborder les « lieux de vie », il convient de fournir quelques précisions terminologiques. Tout le monde s’accorde sur le fait que l’espace se distingue du lieu, le spatial du local.

Bertrand Westphal, dans son ouvrage La géocritique propose la dichotomie : « ‘espace’ conceptuel (space) » face à « ‘lieu’ factuel (place) »1 avant de citer le géographe américain Yi-Fu Tuan « Comparé à l’espace, le lieu est un centre calme de valeurs établies »2. L’espace amorphe ne se transformerait en lieu que lorsqu’il « entre dans une définition et prend un sens » (Westphal, p.15). Westphal renoue ensuite avec les concepts phénoménologiques tels que Lebenswelt (Husserl, Schütz), le lieu des activités intentionnelles, espace proprement humain, et Umwelt, le cadre dans lequel ces activités s’accomplissent, espace qui environne l’homme, ou encore, Mitwelt, le monde relationnel qui suppose une interaction entre individus. Westphal conclut que l’opposition entre l’espace et le lieu confluent dans les « espaces humains », tout en reconnaissant que « la géocritique s’assortit prioritairement à l’approche du lieu. » (p.17)

J’aimerais, pour ma part, avancer l’hypothèse suivante : le lieu est l’espace en tant qu’énoncé, actualisé, phénoménal, sensible par rapport à l’espace comme ensemble de virtualités.

La demeure et le territoire seraient alors des lieux plutôt que des espaces dans ce sens que la demeure (étymologie dimorari, morari : s’attarder, mora : laps de temps, retard (cf. mise en demeure)) insiste sur le temps qu’on met à rester dans un lieu, tandis que le territoire insiste sur la terre (du latin territorium « territoire », d’après terra) qu’on investit (comme dans terroir) que ce soit de façon durable ou temporaire. Le territoire nous mène d’ailleurs directement au concept de lieu de vie dans son acception ethno-géographique. Ce qu’on appelle encore la géographie culturelle (qui étudie les valeurs attribuées à l’espace par ceux qui y habitent) gravite en effet autour du concept de territoire : lieu de vie du groupe, par lequel « s’incarne la relation symbolique qui existe entre la culture et l’espace. Le territoire devient dès lors un ‘géosymbole’, c’est-à-dire un lieu, un itinéraire, un espace, qui prend aux yeux des peuples et des groupes ethniques, une dimension symbolique et culturelle, où s’enracinent leurs valeurs et se conforte leur identité. »3 Le territoire « est vécu, affectivité, subjectivité, et bien souvent le nœud d’une religiosité, terrienne, païenne ou déiste.»

Le lieu de vie des anthropologues peut être stimulant pour nous car ils l’appréhendent comme un concept mouvant, dont la plasticité est liée aux saisons, plus resserré en hiver, plus vaste en été (car c’est le temps de l’éclatement du groupe), en tout cas façonné par les habitants. Aussi, en étudiant les Inuit, l’anthropologue Philippe Descola en vient-il à déjouer l’opposition entre l’écoumène et l’érème, conceptualisée par les géographes, qui recoupe celle entre domestique et sauvage, autrement dit, entre les lieux que les hommes fréquentent au quotidien et ceux où ils s’aventurent plus rarement, ou encore entre  jardin et forêt, champ et lande, restanque et maquis, oasis et désert, village et savane, autant de paires bien attestées. Les chasseurs-cueilleurs contemporains, en revanche, nomadisent et se sédentarisent au gré des ressources, de sorte que leur lieu de vie est tantôt l’érème, tantôt l’écoumène :
Ainsi les Eskimos Netsilik, qui nomadisent sur plusieurs centaines de kilomètres au nord-ouest de la baie d’Hudson, partagent-ils leur année en au moins cinq ou six étapes : la chasse au phoque sur la mer gelée à la fin de l’hiver et au printemps, la pêche au barrage dans les rivières de l’intérieur en été, la chasse au caribou dans la toundra au début de l’automne et la pêche au trou sur les rivières récemment gelées en octobre. Vastes migrations, donc, qui exigent de se familiariser à intervalles réguliers avec des endroits nouveaux ou de retrouver les habitudes et les repères anciens que la fréquentation d’un site où l’on s’était autrefois établi avait fixés dans la mémoire.4
Béatrice Collignon insiste, pour sa part, sur les traces figuratives que les Eskimos laissent pour marquer leur passage, caches à viande, pièges, cairns de pierres empilées à forme humaine, une manière de s’approprier l’environnement, d’y imprimer des repères pour de futurs passages.5 Le territoire appartient dès lors à celui qui l’utilise régulièrement, ce qui n’empêche pas qu’un autre puisse l’exploiter aussi. Cela rejoint ainsi indirectement ce que Gilles Deleuze avançait au sujet des nomades qui ne seraient jamais dans la déterritorialisation absolue : « Le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace, et c’est là son principe territorial. Aussi est-il faux de définir le nomade par le mouvement. » 6. « L’itinérant premier et primaire, c’est l’artisan » (p.512)

Il n’y a pas des forgerons nomades et des forgerons sédentaires. Le forgeron est ambulant, itinérant. Particulièrement importante à cet égard est la manière dont le forgeron habite : son espace n’est ni l’espace strié du sédentaire, ni l’espace lisse du nomade. Le forgeron peut avoir une tente, il peut avoir une maison, il les habite à la manière d’un « gîte », comme le métal lui-même, à la manière d’une grotte ou d’un trou, cabane à demi-souterraine ou tout à fait. Ce sont des troglodytes, non par nature mais par art et besoin. (pp.514-515)
Tout être humain semble en effet avoir besoin de se créer un environnement habitable, l’habitable selon son suffixe –able connotant un pouvoir-habiter, selon une modalité optative ou volitive. Le Robinson de Michel Tournier découvre de l’habitable dans une des cavités de l’île, dans les entrailles de Speranza, et s’y love en forme fœtale dans une grotte:
Mais ce qui retint Robinson plus que toute autre chose, ce fut un alvéole profond de cinq pieds environ qu’il découvrit dans le coin le plus reculé de la crypte. L’intérieur en était parfaitement poli, mais curieusement tourmenté, comme le fond d’un moule destiné à informer une chose fort complexe. Cette chose, Robinson s’en doutait, c’était son propre corps, et après de nombreux essais, il finit par trouver en effet la position - recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds - qui lui assurait une insertion si exacte dans l’alvéole qu’il oublia les limites de son corps aussitôt qu’il l’eut adoptée. » (p.106)
Même si les propriétés de l’habitable (parois, chaleur, lumière) sont absentes, le sans-logis, sans-abri peut se créer un lieu de vie ou de survie, une sphère minimale habitable en s’entourant de substituts, se recroquevillant dans un carton, s’approchant d’un brasero comme source de lumière et de chaleur, épousant la forme d’un cocon absent. En quête des valeurs d’intimité, acoustiques et thermiques, qualités tactiles ou kinesthésiques (expérience sensori-motirce), dont il est privé et afin de supprimer mentalement les valeurs négatives de l’inconfort et du froid, il recherche un semblant de maison, il convertit l’inhabitable en lieu de survie, au risque d’être délogé. Il recherche un Ort, un Heimat, un abri, domicile, dans son « Ent-ortung » (Westphal, p.235 Ortung/Ordnung Carl Schmitt), dans sa dé-localisation.

C’est donc par le biais des lieux de vie les plus précaires, les plus inhospitaliers qu’on peut en arriver par défaut au degré zéro du lieu de vie, à sa forme primitive. Angelo Capasso dans un article sur les lieux d’affection, concept calqué sur « objets d’affection » de Man Ray (objectifs - subjectifs, pulsionnels – mentaux, l’affection étant une attraction quasi magnétique vers l’inanimé, vers un objet ou un lieu), désigne ainsi le lieu tout court : « Espace […] resserré autour de l’individu, de ses besoins, dont il se fait ainsi l’enveloppe intime et réservée. Cette dimension restreinte de la sphère vitale habitable est ce que nous appelons le lieu : soit une déclinaison de l’infini réduite et confinée à la courbure du regard ; ce qu’Aristote désigne comme la première enveloppe de l’espace vital : « la limite immobile première de l’enveloppant » [Aristote, La Fisica, Naples, Loffredo, 1967, pp.89-90]. Le lieu est la synthèse d’une perspective dédoublée qui fonde à la fois la subjectivité du regard et l’objectivité des éléments (architecturaux, historiques, sociaux) qui le composent. »7

Ce degré zéro du lieu comme espace vital faisait déjà l’objet de l’ouvrage de Gaston Bachelard, Poétique de l’espace8, du moins dans sa version euphorique, topophile et éminemment subjective, portant sur les « espaces louangés ». Nous devrons donc veiller à y suppléer par la suite en incluant « l’objectivité des éléments (architecturaux, historiques, sociaux) » qui composent le lieu. Bachelard valorise en effet l’abri et la chambre, les « valeurs d’intimité » (p.53) du dedans par rapport à l’hostilité du dehors, que l’on retrouve dans les huttes, les réduits, les coins où nous aimons nous blottir : « Dans toute demeure […] trouver la coquille initiale, voilà la tâche du phénoménologue » (p.24) « Tout espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison » (p.24) « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur. Elle est le premier monde de l’être humain. Avant d’être ‘jeté au monde’ comme le professent les métaphysiques rapides, l’homme est déposé dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos rêveries, la maison est un grand berceau » (p.26) « le giron de la maison ». (p.28) Les réduits ont valeur de coquille ; les gîtes réconfortants ; « l’inconscient est […] heureusement logé. » Cette « maison onirique » (p.34), « de dépouillement en dépouillement, elle nous donne accès à l’absolu du refuge » (p.46) « L’hiver est le renforcement du bonheur d’habiter » (p.53), l’univers est supprimé.

Ce qui est intéressant chez Bachelard c’est que le concept de maison n’est pas simplement euphorique, idyllique, mais inclut une polarité : rationnel, irrationnel, des peurs et des drames et qui fait appel à notre conscience de la verticalité, avec une cave, et un grenier, une cave obscure et irrationnelle où « les ténèbres demeurent jour et nuit » (p.39), et un grenier où « les peurs se ‘rationalisent’, aisément » grâce à « l’expérience du jour ». Aussi invoque-t-il les « demeures oniriquement incomplètes » (p.42) des grandes villes, des boîtes superposées privées de caves, qui ne connaissent plus « les drames d’univers, l’éclair, le tonnerre » (p.43) avec des ascenseurs qui « détruisent les héroïsmes de l’escalier » et ou le « chez soi n’est plus qu’une simple horizontalité » (p.42) Il anticipe déjà sur les niches d’usages invoquées par Paul Virilio pour lequel « L’ascenseur détruit l’escalier »9. Cela reste cependant une conception très bourgeoise et enracinée d’une maison qui traverse les générations (avec de l’intime et de l’immémorial), qui valorise le dedans, le secret, la mémoire. Il privilégie les valeurs de sédentarité par rapport au nomadisme, avec une composante intime de fidélité, de sécurité : « On y revient, on rêve d’y revenir, comme l’oiseau revient au nid, comme l’agneau revient au bercail » (p.99)

Bachelard excelle cependant dans la perception d’une maison protectrice fantasmatiquement « ajustée à notre corps » (p.101), une « rêverie d’habiter de l’ordre du toucher » (p.106) comme il la repère dans d’autres catégories naturelles, par exemple dans « la valeur domiciliaire du nid » (p.97) : « un édifice physiquement adapté à l’homme » ; « Le bien-être nous rend à la primitivité du refuge. L’être qui reçoit le sentiment du refuge se resserre sur soi-même, se retire, se blottit, se cache. » (p.93) Il invoque les mouvements de repli inscrits dans les muscles, dynamique de la retraite : L’image de la maison simple, la chaumière-nid, « Les Chaumières de Van Gogh, surchargées de chaume. Une paille épaisse, grossièrement tressée, souligne la volonté d’abriter en débordant les murs. » (p.97) ; « la coquille vide, comme le nid vide, appelle des rêveries de refuge » (p.107), ce qui n’empêche que le Bernard l’Hermite [crustacé] puisse aller habiter les coquilles abandonnées : « la Nature s’amuse à contredire la morale naturelle. » (p.122)

Ce fantasme de maison-vêtement, ou maison-chrysalide qu’Edward Hall, dans La dimension cachée10 situerait dans la bulle intime, nous l’éprouvons tous dès que nous nous lovons dans un coin et nions l’univers « Tout coin […] est, pour l’imagination, une solitude, c’est-à-dire le germe d’une chambre, le germe d’une maison. » (p.130) Le coin est le sûr local, le proche local de mon immobilité, un « antre », une crypte, doté d’une âme. Le seuil minimal de l’habitable semble bien représenté par Le mollusque de Francis Ponge qui illustre par anticipation les considérations de Bachelard.
Le mollusque est un être – presque une – qualité.

Il n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart, quelque chose comme la couleur dans le tube.

La nature renonce ici à la présentation du plasma en forme. Elle monstre seulement qu’elle y tient en l’abritant soigneusement, dans un écrin dont la face intérieure est la plus belle.

Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité des plus précieuses.

Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se refermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un blount et sa porte.

Le blount ayant sécrété la porte. Deux portes légèrement concaves constituent sa demeure entière.

Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa mort.

Rien à faire pour l’en tirer vivant.

La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole – et réciproquement.

Mais parfois un autre être vient voler ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.

C’est le cas du pagure.11
La coquille est la réalité consistante du mollusque, sa carapace, elle le protège comme un rempart, un écrin. Le mollusque, n’ayant presque pas de consistance est à la fois prisonnier de sa coquille et protégé par elle. Comme dans l’« Huitre », la face interne de la coquille est la plus belle. Le mollusque est à l’abri des agressions de l’extérieur même s’il est lui-même informe, sans charpente, un « simple crachat ». Ce logis auquel toutes ses cellules sont si étroitement reliées, par le « muscle » dont il se compose, comme c’est le cas de la parole pour l’homme, est à la fois sa maison et son cercueil. Le pagure, le Bernard L’Hermite devra en effet attendre la mort du mollusque pour occuper sa demeure. Qu’on ait pu y lire une métaphore du lecteur qui parasite le texte en « violeur de sépulture » ou, dans cette coquille hermétiquement fermée et ensuite abandonnée, le poème lui-même, qui résiste à l’interprétation, livrée à nous, herméneutes, qui y logeons notre lecture, ne fait que conforter cette idée initiale d’une nidification inévitable.

Ce fantasme de maison-vêtement nous ramène à ce que Jacques Fontanille dans Soma et Sèma. Figures du corps a qualifié d’enveloppe, renvoyant au Moi-Peau de Didier Anzieu, qui considère la peau comme une enveloppe psychique à double sens : « d’un côté, le ‘pare-excitation’ qui fait office de filtre protecteur vis-à-vis des sollicitations extérieures, et de l’autre, la membrane plus ou moins résistante et (im)perméable qui contient les forces intérieures. »12 Fontanille traduit cela en une interface sémiotique : d’une part, l’enveloppe qui contient les contenus, de l’autre, la surface qui « inscrit » les expressions. On retrouve donc la double composante subjective et objective qui compose le lieu, qui manquait chez Bachelard et dont Ponge avait pourtant déjà montré la nécessaire coprésence : une articulation entre intériorité informe et extériorité rugueuse mais précieuse et protectrice, hermétique mais accueillante post-mortem, demeure qui peut être réaffecté à d’autres usages, architecture polyvalente accueillant d’abord des mollusques et ensuite des squatteurs. Comme la parole de l’homme, la coquille est à la fois énoncée, sécrétée par l’animal et énonciation : poème hermétique dans l’attente d’un sens qui viendra s’y loger.

Le cas du vêtement s’avère particulièrement révélateur pour Fontanille, mais on pourrait y ajouter la maison-vêtement : « Il s’agit bien de la conversion d’une enveloppe fonctionnelle (ayant les mêmes propriétés que l’’enveloppe’ corporelle) en surface d’inscription sémiotique ; et, pour ce faire, le vêtement doit acquérir une plus ou moins grande autonomie par rapport au corps : il y a donc un débrayage qui convertit l’enveloppe purement fonctionnelle en objet sémiotique autonome. »13 La maison jouira bien évidemment d’une autonomisation supérieure mais souvent on assiste à un réembrayage sur le corps avec le mobilier cocooning, l’architecture d’intérieur privilégiant les coins confortables invitant à s’y blottir, se rencogner, se pelotonner.

On découvre cependant les limites de cette proximité dans le texte proustien, là où Marcel vient s’engluer dans le couvre-lit à fleurs de sa grand-tante et dont Jean-Pierre Richard a souligné les limites libidinales et focales :
L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.14
« Le gâteau d’odeurs ‘prend’ en effet et lève sous la chaleur d’un feu situé au centre de la pièce, feu dont il figure une sorte d’expansion (gustativo-olfactive) ; mais une fois reconnu et goûté dans ses valeurs les plus périphériques (placards, murs, recoins), il encourage un retour à son centre secret, attirant, si fascinant même qu’il en devient captivant et emprisonnant, centre qui est aussi le lit de la tante Léonie. Trop désirable sans doute ce lieu médian, trop vivement visé par la pulsion inconsciente pour ne pas renverser aussitôt l’axe de sa valorisation sensuelle : le succulent devient face, il prend le goût de ce qui n’a pas de goût ; l’attirant y vire à l’engluant, au poisseux, marque d’une attraction aliénante, promesse d’une sorte de collage carcéral ; et tout ce qui s’offrait à l’incorporation gourmande y refuse finalement de passer : le plaisir d’ingestion menace de tourner à l’indigestion. Comment ne pas penser qu’une défense a provoqué tous ces renversements ? L’intimité de ce lit focal (fœtal), pourtant encore préservé par l’enveloppe de son couvre-lit, a sans doute été jugée trop forte pour que son appel ne dégénère pas en écœurement ou en vertige. Telles sont ici les limites libidinales, de tout effort de centralisation »15

Une autre limite nous est présentée par Italo Calvino. On pourrait se demander si dans cette maison de l’ordre du toucher, maison haptique, ne sommeille pas un « objet transitionnel » (au sens de Winnicott), qui pallierait/sublimerait par le toucher l’absence d’un lieu architectural réel. Quand nous voyageons par exemple nous avons tous notre petit « lieu de vie » portatif, non plus objet d’usage mais objet purement symbolique qui nous accompagne (des livres, un téléphone portable, un doudou pour les enfants ou autres talismans). Il y a cependant des cas où ce lieu de vie n’est plus qu’un vieux pneu sans signification ou peut-être susceptible de toutes les significations. Le « gorille albino » du zoo de Barcelone, évoqué dans Palomar de Calvino, serre en effet toute la journée contre sa poitrine un pneu de voiture, pour apaiser l’angoisse de la différence (il est le seul exemplaire de son espèce) :
La femelle possède elle aussi un pneu d’auto, mais c’est pour elle un objet d’usage, avec lequel elle a un rapport pratique et sans problèmes : elle s’est assise dessus comme dans un fauteuil, pour prendre le soleil en épuçant son petit. Pour Copito de Nieve, au contraire, le contact avec le pneumatique semble être quelque chose d’affectif, de possessif et en quelque sorte de symbolique. Par là peut s’ouvrir pour lui un soupirail vers ce qui, pour l’homme en proie à l’effroi de vivre, est la recherche d’une sortie : s’investir soi-même dans les choses, se reconnaître dans les signes, transformer le monde en un ensemble de symboles ; presque une première aube de la culture dans une longue nuit biologique. Pour ce faire le gorille albinos ne dispose que d’un pneu d’auto, un artefact de la production humaine, qui lui est étranger, privé de toute potentialité symbolique, dénué de significations, abstrait. […] Nous retournons tous dans nos mains un vieux pneu vide grâce auquel nous voudrions parvenir au sens ultime que les paroles n’atteignent pas. » 16
De la maison primitive nous rejoignons à nouveau l’habitable : on assiste de nos jours à des architectes qui vont réinvestir, réincarner les lieux inhabitables d’une autre nature : usines, magasins, espaces restreints (architectes Anvers), caves, péniches, voire les canaux eux-mêmes (Pays-Bas), maisons sur pilotis ou dans les arbres. Le ne pas pouvoir habiter selon les modalités optatives se convertit ainsi en un vouloir/devoir habiter (pour des raisons économiques ou environnementales, étant donné la pénurie d’espace habitable dans la métropole actuelle). La question du lieu de vie et de l’habitable devient ainsi d’autant plus prégnant que le déracinement guette et que des questions d’appartenance sont à l’ordre du jour (Leone). Marc Augé prendra le relais avec sa notion de non-lieu dont il constate la prolifération tous azimuts, un endroit inhabitable car il ne peut se définir « ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique »17. Ce qu’Augé ajoute au débat c’est la « contractualité solitaire » (p.119) que créent ces non-lieux anonymes à l’encontre des « lieux anthropologiques » (104) qui créaient du lien social avec leur densité « identitaire, relationnelle, historique » (100).18

Que le lieu de vie soit toujours en dernier ressort un lieu de mémoire (qui est un concept mis en avant par Pierre Nora et entré dans l’usage courant19), Georges Perec l’a suffisamment montré. « Rue Vilin » (1969-1975), sous ses couverts d’Épuisement d’un lieu parisien, car, en bon oulipien, il y décrit chaque façade de façon exhaustive, est un hymne à sa mère déportée. Même l’emboîtement successif de lieux à la manière des poupées russes proposés par Espèces d’espaces20 de différentes sphères locales de l’univers jusqu’à la page en passant par le pays, la ville et la chambre, est déterminé par un vide central, focal, celui de l’absence, la « disparition » aux antipodes de la saturation sensorielle du jeune Marcel : [[[[[[[[[[[page] lit] chambre] appartement] immeuble] rue] quartier] ville] pays] Europe] monde] univers. « Cependant, ce n’est pas tant la page qui importe à Perec qu’une surface vierge ainsi délimitée : fragment de vide au centre du système de lieux. Espèces d’espaces s’introduit et se déploie d’ailleurs à partir d’un extrait de La Chasse au Snark de Lewis Carroll : la carte de l’océan. Cette carte se présente comme la simple figure géométrique d’un carré ; délimitation élémentaire d’un espace vide : « Mais enfin, au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien, de l’impalpable, du pratiquement immatériel : de l’étendue, de l’extérieur » (p.13). Frédéric Yvan, présente ce vide au centre des sphères architecturales emboîtees à la fois comme « non-lieu » et comme « hors-lieu » : « si ce vide est non-lieu autour de quoi s’organisent les lieux, il est aussi hors-lieu. Autrement dit, ce vide constitue précisément l’en-dehors de l’architecture en tant qu’il échappe à la localité : excès ou transgression de la localisation – dedans/dehors, champ/hors champ ; l’inhabitable. Insaisissable localité. »21

Le lieu de mémoire a pour particularité de subir la distorsion liée à la prégnance d’un vécu. Un seul exemple : le plan du camp d’Auschwitz III- Monowitz, dessiné par un de ses rescapés, en l’occurrence Serge Smulevic, diffère d’un autre plan, dessiné par un anonyme en ce que qui concerne la taille de la place d’appel, disproportionnée dans le cas de Smulevic. « On peut comprendre comment, pour un déporté, l’immensité de la place d’appel correspond à un vécu très profond : celui des heures passées debout, dans le froid, sans bouger » (perso.wanadoo.fr : 7)

Dernière précision terminologique après le « lieu », le « territoire », « la maison vêtement », le « lieu d’affection » et le « lieu de mémoire ». Anne Cauquelin, dans Le site et le paysage a, pour sa part, mis le doigt sur la duplicité du terme « site » mais nous devrions y ajouter le « domaine », l’« aire », le « champ ». Le site se décomposerait selon elle en :


  • Un versant tangible, réaliste : « vise quelque chose qui fait partie de notre monde quotidien, aisément montrable : les sites panoramiques, classés, paysagés, protégés, appartenant au patrimoine – de l’humanité ou de la nation. »

  • Un versant immatériel, abstrait : « fait référence aux pratiques de la communication technologique : il s’agit des sites sur Internet. »22


« Dans ce cas-ci, le site-réseau, d’une nature si différente du site géographique, se cache et cache le malaise que peut susciter son abstraction sous le vêtement bariolé et charmeur des autres sens du même mot. On conjure ainsi l’étrangeté du nouveau en l’habillant d’images convenues » (p.23) Lorsqu’on ne fait pas partie du site « Je me sens misérablement SDF, ou plutôt SSF. Sans site fixe. »

Le terme « site » établit et confirme le sentiment d’appartenance à une maison, à « un lieu protégé dans lequel se trouvent des sites, sortes de promontoires, postes de surveillance et tout à la fois portes d’accès, péages et octrois » (Cauquelin, p.24) Ce qui est intéressant avec Cauquelin c’est qu’on passe du site à l’appartenance ou la non-appartenance, à la sacralité de l’accès, du seuil (Debray, Eloge des frontières).
De leur origine paysagère (sito, en italien, vers 1560) les sites touristiques gardent une nuance « picturable », pittoresque. Ils conjuguent, dans la formule contemporaine que je viens d’évoquer, l’idée de paysages plaisants à contempler et la mise en vente de leurs appâts numérisés, conjuguant ainsi esthétique, communication et finances de manière naïvement triomphale. Il en est de même des sites culturels : musées, galeries, monuments ; les sites à visiter apparaissent sur les sites qui leur sont tout dévoués. Sites sur sites en quelque sorte. Le terme « site » sert d’embrayeur.

Toujours sur le versant « position » du terme site, voici le seat anglais, de to sit, s’asseoir. Site, siège sur lequel on s’assied pour trôner ou simplement se reposer. Siège principal d’une filiale, siège de député, siège automobile, tous sont faits pour offrir un équilibre sûr et confortable, et s’opposent au vague, à l’éphémère, à la précarité.

De même le site web décline-t-il cette ligne interprétative quand il se présente avec son home, sa maison à soi (home page, front page [on pourrait ajouter le mur de Facebook], avec façade et adresse, et les éléments architecturaux qui s’ensuivent : portes, frontons, enseignes, balises et portails. Ici le côté sécurité, protection, sauvegarde et patrimoine s’impose. Chacun chez soi, résidences, assises. […]

« situm », le site géographique et patrimonial s’adapte très bien à plusieurs traits du monde des transports électroniques, des espaces abstraits et de la cartographie des réseaux. Ces traits s’éclairent les uns les autres. Je dirais même que les traits qui apparaissent avec le site Internet sont des sortes de révélateurs des traits des sites traditionnels. (pp.25-26)
Voila notre mot latin : sistere, résister – ou italien : sito (paysage élargi), qui prend un aspect d’expérience en cours, de work in process. Il perd sa stabilité ancrée dans un sol résistant, la terre, patrie des villes qui s’y fondent. Disparue l’araire de Romulus, viennent les nomades des grands espaces, les forêts renouvelées, les déserts où, sur le sable, on ne peut rien accrocher. […]

Si donc on prend « site » au sens de « vue », quel panorama s’ouvre donc devant nous ? Ce n’est plus la stabilité ni la propriété mais peut-être tout le contraire, la dépossession. L’aventure. Le site est ce point du territoire d’où je peux embrasser l’espace, la campagne d’un regard circulaire. Roc. Phare. Ville au sommet d’une colline chez les peintres florentins. Le site donne à voir quelque chose qui n’est pas lui, quelque chose de son environnement, ses alentours. Il vaudrait d’ailleurs seulement par cela : la facilité qu’il offre de lui tourner le dos pour regarder ailleurs, au loin (les bancs de Gaudi tournent le dos à la Sagrada Familia.) Il est pittoresque, il pose et fait garder la pose à ce qu’il domine. » (p.27)

« Le site ni ne voit ni ne se voit : il fait voir » (p.29)

« mais concluons ce tour dans les usages du terme en évoquant la rencontre du site-web et de la site-cité, car elle résume bien à mon avis le déplacement et la concaténation des deux chaînes de signification : sécurité et placidité d’une part, mouvement de dissociation et de réunification d’autre part. » (p.29)

« l’effort accompli pour domestiquer, apprivoiser cet espace de réseau au sein d’une configuration de concept déjà établis » (p.29)


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