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Actualité de Victor Hugo : Réflexions sur le succès du bicentenaire de 2002 Texte paru dans le n°19/20 (2002/2003) de Revista da Universidade de Aveiro – Letras (Portugal). ACTUALITE DE VICTOR HUGO : REFLEXIONS SUR LE SUCCES DU BICENTENAIRE DE 2002 Hugo tête d’affiche L’importance du succès du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo ne semble pas avoir été initialement prévue. Au fond, tout le monde pensait en 2001 que le bicentenaire de la mort de Hugo en 19851, qui a été la première grande opération de commémoration nationale sous le premier ministère du socialiste Jack Lang, avait épuisé le sujet, et l’intérêt du public comme des acteurs de la vie culturelle. Or, loin d’être affaibli par un bicentenaire de sa mort trop proche de celui de sa naissance, la commémoration de Hugo en 2002 a manifestement profité des acquis de 1985 : preuve s’il en était besoin que les commémorations ne sont pas purement et simplement des enterrements à usage idéologique, et qu’elles sont capables de raviver la mémoire, d’insuffler de nouvelles énergies à des œuvres et à des figures anciennes. Le bicentenaire de 1985 avait donné lieu à des événements mémorables : l’exposition de Pierre Georgel au Grand Palais, La Gloire de Victor Hugo, les mises en scène de Vitez au théâtre de Chaillot par exemple. Il avait été l’occasion d’une publication des Œuvres complètes, sous la direction de Guy Rosa et de Jacques Seebacher, dans une collection relativement peu chère, l’édition « Bouquins » (chez Laffont), base d’une relance de la lecture de l’œuvre par le grand public, et de la recherche universitaire. Et puis cette commémoration avait été associée, par le garde des sceaux d’alors, Robert Badinter, à l’abolition de la peine de mort, comme une sorte de confirmation d’outre-tombe d’un des combats majeurs de Victor Hugo : la République française, en abolissant – enfin - la peine de mort, rendait à son « grand homme » le plus authentique des hommages. Ce qui n’empêche pas que le bicentenaire de Hugo en 1985 ait été d’abord et avant tout une très grosse machine de communication (Hugo en blouson noir hantait alors les murs du métro parisien) – et de communication politique : il s’agissait, en ces premières années de la gauche au pouvoir, de promouvoir une culture de gauche républicaine. Promotion à grand renfort de marketing, mais qui au fond fut mieux assumée qu’elle ne le fut quatre ans plus tard lorsque vint le bicentenaire de la Révolution française. Quoiqu’il en soit, la grande machinerie commémorative de 1985 étant encore toute proche dans les mémoires, on pouvait penser qu’il y aurait en 2002 une petite commémoration convenable, avec des actions pédagogiques promues par le Ministère de l’Education, deux ou trois expositions, une poignée de mises en scène, et quelques colloques universitaires. A quoi s’ajoutait dans les esprits, de manière très raisonnable, l’idée que le centenaire de la mort de Zola et la panthéonisation de Dumas allaient concurrencer le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, et le rejeter rapidement dans l’ombre. Or Zola a été contre toute attente, et l’on peut le regretter, éclipsé par Hugo, alors qu’il est en France, du fait de sa défense du capitaine Dreyfus, la première grande figure non du poète prophète à la manière hugolienne, mais de l’intellectuel ; alors surtout qu’il est incomparablement plus lu, non seulement par les lycéens mais par le public adulte que ne l’est Victor Hugo : les tirages en éditions de poche de Zola continuent de battre des records, ce qui n’est pas le cas de ceux de Hugo. Quant à Dumas, il a fait figure de second, assez loin derrière : un seul grand colloque universitaire, des éditions éparses, aucune mise en scène ou exposition marquante. Sa panthéonisation a finalement eu moins d’écho, tant auprès du grand public que des praticiens de la culture et des universitaires, que la célébration de la naissance de Victor Hugo : elle a été l’objet d’un consensus mou, au fond sans grand intérêt. Pendant ce temps, les manifestations autour de Victor Hugo (éditions, expositions, lectures, mises en scène, programmations d’adaptations cinématographiques, colloques…) ont continué de proliférer et ont même débordé le cadre de l’année 2002 : exposition à la Maison Victor Hugo de peintres contemporains dialoguant avec l’œuvre de Hugo, tournée de l’admirable mise en scène de Mangeront-ils par Bruno Besson, qui a fait salle comble en février dernier au Théâtre de la Ville, pour ne citer que deux exemples, la commémoration du bicentenaire semble continuer sur sa lancée, si bien que le ministère de la Culture a pris la décision de ne pas fermer le site du bicentenaire hugolien, tant sont nombreuses encore (en mai 2003) et les manifestations annoncées, et les consultations par le public. La commémoration de la naissance de Victor Hugo a donc pris une ampleur inattendue, ce qu’illustre l’exemple de la Comédie française. C’est à la Comédie française qu’a été lancé le bicentenaire, à l’automne 2001, en présence de la ministre de la Culture d’alors, Catherine Tasca, à l’occasion de la mise en scène de Ruy Blas par Brigitte Jacques. L’administration de la Comédie française avait prévu cinquante représentations, ce qui est déjà considérable. Il lui aura fallu cependant ajouter trente-cinq représentations au printemps dernier, plus une vingtaine à l’automne 2002, avec des salles combles, remplies à 95%. Remplies à 95%, cela veut dire, dans un théâtre à l’Italienne, qu’il y avait des spectateurs qui assistaient au spectacle sans pouvoir le voir ! Le succès faisant boule de neige, la Comédie française a présenté, en novembre 2002 en collaboration avec France-Culture et avec le centre de musique contemporaine de l’Ircam, une lecture de La Légende des siècles, qui rassembla sur le plateau du grand théâtre la quasi-totalité de la troupe pour un spectacle qui dura de 12h à 23h. Là encore, le public fut au rendez-vous, en dépit de la désaffection globale des Français pour la poésie. Une rencontre a bien eu lieu en 2002 entre le public français et les agents de la vie culturelle à travers Victor Hugo. Retour sur la gloire de Victor HugoCette rencontre n’est évidemment pas la première, dans la série des avatars de la gloire de Victor Hugo2. Gloire qui a peut-être ceci de particulier, ce que montrait en 1985 l’exposition que lui consacrait le Grand Palais, de s’auto-alimenter, comme si le premier titre de la gloire de Hugo était d’être glorieux. On dira que de même qu’on ne prête qu’aux riches, de même la renommée ne s’attache qu’aux hommes fameux. Mais l’Histoire nous rapporte l’exemple de poètes immensément célèbres et rapidement tombés dans l’oubli – tel Ronsard – et la gloire de Victor Hugo semble relever d’un phénomène plus complexe que ne l’est celui de l’accumulation du capital, fût-il symbolique. Car Hugo en France ne peut être que glorieux, étant l’image même de la gloire, et la figure du poète en majesté. Le mythe Hugo est le mythe de l’écrivain souverain, qui réunit en une seule figure le Poète et le Père. Que Victor Hugo soit une figure du Père, il n’est que de regarder la couverture de l’édition des Orientales dans la collection Poésie / Gallimard pour le supposer. La photographie choisie en illustration montre un beau et magnanime vieillard, alors qu’en réalité, on le sait, Hugo a publié ce recueil à l’âge de vingt-sept ans, à une époque où il apparaît comme le chef de file de la jeunesse subversive qui va l’année suivante casser les chaises de la Comédie française, lors de la bataille d’Hernani. Indice d’un fantasme oedipien confirmé par les portraits choisis par les magazines en couverture de leurs numéros spéciaux sur Victor Hugo : c’est quelquefois le Hugo du début de l’exil (ses vieux habits, ses cheveux mal coupés, son air de visionnaire un peu fou) qui est montré, mais le plus souvent, c’est le vieillard à barbe blanche, yeux cernés, front ridé, le grand-père, dont on sait que Hugo a inventé « l’art » en 1877, soit le Père du Père, une sorte de figure de la bonne puissance paternelle au carré : mythe dont on ne saurait dire que Victor Hugo est victime, dans la mesure où il a, et pas seulement dans L’Art d’être grand-père, activement participé à sa formation. Le fait est cependant que ce mythe a investi et pour une part occulté la lectures de ses œuvre. Et cela depuis longtemps : en 1877, dans La République des lettres, le poète (et gendre de Gautier) Catulle Mendès, oubliant l’objet de son article (la récente parution de la Nouvelle Série de La Légende des siècles) célébrait en Hugo le « vieux chêne » qui protège les Français de son ombre, le Père. « Il est le Père », écrivait-il textuellement, en ce temps où Freud n’étant pas encore paru, certains fantasmes pouvaient se dire tout crûment. Mais Claude Imbert dans l’éditorial du numéro spécial « Hugo » du Point (7 décembre 2001) n’est pas loin du très filial Mendès, à l’ambivalence près, qui ne fait au reste que confirmer la dimension oedipienne de la gloire de Victor Hugo. La pompe, le mauvais goût, l’énormité, jusqu’aux amours ancillaires, toute l’antienne de la critique hugophobe des XIXe et XXe siècles passe dans son éditorial. Mais Victor Hugo y est d’abord un «colosse », un « monceau de gloire, [qui] se dresse dans la mémoire française en vestige d’un passé englouti », un passé de poésie et de grandeur, confisqué par un présent de « musique pop » (sic) et de platitudes télévisuelles. L’exemple, parmi d’autres, de l’éditorialiste de ce magazine conservateur de la mouvance libérale qu’est Le Point, invite à penser qu’on n’est pas encore sorti en France de cette relation oedipienne, avec ses ferveurs et ses rejets, qui fut celle de la génération de Mendès et de l’auteur en 1885 d’un court essai sur Les Poètes maudits, Paul Verlaine - Les Poètes maudits, contre le poète béni qu’en cette même année 1885 un à deux millions de Français accompagnèrent jusqu’au Panthéon. Les fantasmes se sont seulement amortis : la gloire de Hugo en 2002 n’est évidemment pas comparable à celle de 1885. Mais les projections imaginaires continuent et le publiciste Jean-François Kahn, par ailleurs auteur d’un très bon ouvrage sur Victor Hugo, un révolutionnaire3, n’a, me semble-t-il, pas manqué une occasion, dans ses nombreuses interventions médiatiques, pour peindre, comme naguère Barrès et Claudel, l’orgie supposée de la fin des funérailles de Victor Hugo, les prostituées travaillant gratis, leurs jarretelles rouges ce soir-là, etc., etc.. En 2002, les fantasmes sur la vie érotique de Victor Hugo semblent encore travailler les esprits, surtout les esprits conservateurs, peu enclins à bénir sans reste le défenseur des forçats, des prostituées et des Communards – le numéro spécial consacré par Le Figaro à Victor Hugo, de loin le plus hostile des hors-séries consacrés à l’écrivain par les magazines, regorge de détails salaces sur sa sexualité. Le bon grand-père est aussi un vieillard lubrique, ce qu’on sait au moins depuis le compte-rendu en 1865 des Chansons des rues et des bois par Barbey d’Aurevilly. Les fantasmes sur la vie sexuelle de Victor Hugo ont toujours un arrière-goût politique. C’est que la figure du poète est toute entière politique, et plus exactement qu’elle a toujours été traversée par le débat politique, et ce jusqu’à aujourd’hui. Cette dimension polémique différencie le grand écrivain français de ses homologues européens, Dante, Shakespeare, Goethe ou encore Camoens. Si je peux me fonder sur mes faibles connaissances de la culture lusitanienne (je songe en particulier à l’œuvre portugaise contemporaine la plus connue en France aujourd’hui, celle de Saramago, et à un des chefs-d’œuvre de Manuel de Oliveira, Non ou la vaine gloire de commander), il me semble qu’on peut dire que Camoens est comme une sorte de héros fondateur de la littérature portugaise. Et cela d’abord parce qu’il appartient lui-même aux temps héroïques, mythico-héroïques du grand Portugal, du grand empire portugais ; ensuite, parce qu’avec La Lusiade il a chanté, et consacré la gloire de ce grand empire. Hugo, quant à lui, n’appartient pas aux temps fondateurs et lointains de la France, mais à son passé proche, un passé où déjà le débat, la controverse démocratique allait bon train : Hugo n’a jamais été, même en 1885, un homme qui faisait consensus (toute la droite catholique a crié lors de ses obsèques, scandalisée par le retour, en l’honneur du poète, de l’église du Panthéon à son affectation révolutionnaire de tombeau des grands Hommes de la nation). La gloire de Victor Hugo a toujours fait question. Elle est autant faite d’admiration que d’exécration, de vénération que de mépris haineux. Et cela entre autres parce que si Hugo a effectivement chanté la grandeur de la France de son temps, il a été aussi un de ses critiques les plus violents. Si l’œuvre de Hugo – son œuvre et sa vie – ont pu et peuvent cristalliser les intérêts et les émotions des français, ce n’est pas comme lieu d’une union unanime, mais comme champ où se révèle des divisions, des débats conflictuels, des France plutôt qu’une France – on l’a vu à l’époque de la Collaboration et de la Résistance par exemple, mais aussi au moment du cent-cinquantenaire de sa naissance, en pleine guerre froide. La figure de Hugo est un espace de rencontres, mais de rencontres conflictuelles. La gloire d’un Dante, d’un Shakespeare ou d’un Camoens est devenue depuis longtemps l’objet d’un consensus national : celle de Hugo, de son vivant comme après sa mort, s’est inscrite dans les divisions de la France, les a travaillées et a été travaillée par elle. C’est une gloire toujours inscrite dans les polémiques du temps, et la lecture, la réception de Hugo s’est toujours greffée sur ces polémiques. Plutôt que le poète de la France, Hugo est son réactif. Hugo n’a donc jamais été, et n’est pas une figure de rassemblement, fondatrice de la nation française dans son unanimité. En ce sens, ce grand-homme-de-la-patrie n’est pas un héros épique mais le théâtre d’un conflit dramatique, celui des divisions de la nation, travaillée par la contradiction des opinions. On dira que c’est aussi le propre d’un autre de nos grands hommes, Voltaire. Mais en réalité le cas de Voltaire est différent, d’une part parce que politiquement l’héritage des Lumières est beaucoup plus largement consensuel en France, et d’autre part parce que Voltaire est une des incarnations principales de « l’esprit français », cette invention du XIXe siècle d’abord contre le romantisme, ensuite contre les avant-gardes ultérieures. L’esprit français, c’est-à-dire l’esprit classique : entendez le bon goût, la mesure, la clarté, et le détachement ironique. Cette imagerie a été élaborée d’abord par les adversaires du romantisme, et en tout premier lieu de Hugo, et elle s’est très profondément enracinée dans la culture française, parce qu’à travers le très hugophobe Désiré Nisard en particulier, mais aussi à travers le second Sainte-Beuve, contempteur de tous les désordres (poétiques, moraux, politiques), elle a informé l’enseignement de la littérature, du manuel d’un Géruzez sous le Second Empire à celui, encore en vente libre aujourd’hui, de Lagarde et Michard. Ce que dit Hugo dans les années 1860 sur les « professeurs officiels » parquant « la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle « un grand siècle » n’est pas tout à fait obsolète aujourd’hui – du moins n’est-il pas rare de rencontrer à l’Université, en particulier il est vrai dans la génération des plus anciens, des collègues qui s’étonnent qu’on puisse travailler sur un écrivain de si mauvais goût que Victor Hugo, ou qui répètent (sans y croire, leur préférence allant plutôt à Baudelaire) le fameux mot de Gide, à la question de savoir quel est le plus grand poète français : « Victor Hugo, hélas ! ». Le romantisme français, qui s’est lui-même forgé en réaction contre le néo-classicisme de son temps, est encore assez communément rejeté par nos esprits attiques, et Hugo, qui a toujours revendiqué le mauvais goût contre le bon, parce que la littérature, infinie, ne saurait se limiter à ce qui est correct sans se mutiler4, Hugo continue de heurter par son manque de mesure, de sobriété, de tact. La politesse française ne peut toujours pas composer avec ce que les contemporains du Massacre de Scio et des Orientales appelaient « l’école du laid » - le romantisme. Interviewé sur France-Culture à propos de son dernier livre, Portrait d’un homme heureux, André Le Nôtre5, Erik Orsenna, en pleine année du bicentenaire, ne disait guère autre chose que les contempteurs des romantiques dans les années 1820 : que le romantisme est germanique, non français, l’essence de notre littérature étant encore une fois toute de mesure et de délicatesse civile, à quoi Orsenna ajoute : toute de légèreté. Hugo n’a évidemment pas sa place dans cette littérature française-là. Les choses commencent à bouger cependant, et le goût à changer. Clarté, pureté, mesures classiques sont de toutes part concurrencées par d’autres valeurs esthétiques à la fois très contemporaines et très anciennes (valorisation du choc, de l’hybridité, de l’inachèvement comme principe dynamique de dé-mesure, etc.), valeurs esthétiques qui se déploient dans le champ de la poésie et de l’art contemporains, mais qui se manifestent également dans les reconfigurations du passé – en particulier dans l’attrait pour le baroque, pour le théâtre élisabéthain. Il est ainsi possible que depuis une vingtaine années le théâtre de Shakespeare en particulier, si fréquemment monté, ait joué en France le rôle qu’il avait déjà eu dans les années 1820 : affirmer la possibilité de penser une dramaturgie impure et sans mesure, essentiellement dissonante, ou encore celle de jouer Hugo d’une certaine façon contre Racine – à moins de monter Racine, comme l’a fait récemment Patrice Chéreau, comme du Shakespeare…ou du Victor Hugo. A quoi il faut ajouter, mais le phénomène est moins nouveau, que le Hugo dessinateur de tâches et d’ombres faites de marc de café, d’encre et de dentelles collés est évidemment plus « actuel » aujourd’hui qu’il ne l’était… en son temps. Nous sommes décidément en un bon moment pour voir Hugo. A cette mutation profonde du goût s’ajoute sans doute un épuisement de toutes les formes de désengagement de la littérature : l’exaltation de la « poésie pure », de « l’aventure de l’écriture », du « jeu du signifiant », etc., est certes un grand réservoir de poncifs dans les dissertations des futurs enseignants que sont les candidats au concours du CAPES, mais il n’est pas sûre qu’elle soit partagée par l’ensemble du public, ni même que ces candidats y croient vraiment. Le retrait du récit dans la sphère la plus privée fait certes le succès (considérable) des textes de mon homonyme Catherine Millet, mais ce succès est celui, en plus chic évidemment, du Loft et autres reality show : l’auto-fiction, concept inventé par Serge Doubrovski, n’est plus aujourd’hui que le cache-misère d’une littérature sans ambition de dire le monde, et d’agir en lui. « La poésie n’est qu’un souffle, mais ce souffle remue le monde », écrit Hugo dans un de ses carnets. C’est ce souffle-là qui s’est fait entendre en 2002. Souffle puissant, qui signale que ce qu’Etiemble appelait le « désir d’épopée » ne saurait être intégralement comblé par les produits de l’industrie hollywoodienne. Souffle puissant d’une littérature qui parle de tout, mais, contrairement à ce qui se passe avec notre dernier prix Nobel de littérature, Claude Simon, parle de tout à tous, et là aussi les perceptions du public changent, sur cette dimension populaire de l’œuvre de Hugo. Les travaux de G. Rosa sur le roman et d’A.Ubersfeld sur le théâtre ont montré comment Hugo utilisait les codes de la littérature populaire (le roman feuilleton, le mélodrame), pour les projeter et les « compliquer » dans la « grande » littérature, et redonner à celle-ci une énergie que sa dignité menaçait de lui ôter. L’œuvre de Hugo est à tous, et peut se lire selon les compétences culturelles du lecteur à des degrés différents : on peut lire Les Misérables comme on lirait un roman d’aventure ; on peut les lire aussi, et en même temps, comme un roman philosophique. « Ce feuilletage démocratique » du sens, pour reprendre une expression de G. Rosa, prend tous ses effets dès lors que cesse, ou que tend à cesser, l’habituelle opposition de la « bonne » littérature et de la littérature populaire. Le succès du bicentenaire de Hugo en 2002 a de ce point de vue la même signification que la panthéonisation de Dumas, ou l’entrée en 2003 de Georges Simenon dans la Pléiade : nous sommes en train de prendre la mesure du ratage de la démocratisation de la culture engagée depuis les années 1960, et au regard de cet échec, leurs œuvres, mais celle de Hugo de manière évidemment plus flagrante, nous apparaissent comme l’idéal incarné d’une littérature « élitaire pour tous », pour reprendre le mot d’un des grands metteurs en scène de Hugo, Jean Vilar – d’une littérature qui refuse le départ entre le fin tissu des grands textes et les grosses ficelles des best-sellers. Il y a là un enjeu poétique, qui est évidemment, dans le même mouvement, politique. Les conditions socio-politiques du succès du bicentenaire de Victor HugoC’est donc prioritairement par le biais de la politique, et des conditions socio-politiques, qu’il faut envisager la question de l’actualité de Hugo, et des raisons du succès du bicentenaire de sa naissance. Il faut dire que parmi ces raisons, il en est qui ne sont pas spécifiques au cas hugolien, étant liées aux modes de financement des manifestations culturelles. Les commémorations sont, on le sait, propices aux manifestations de toutes sortes, dans la mesure où elles s’assortissent de subventions. Elles jouent en ce sens un rôle de moteur, donnant à des projets longuement mûri la possibilité de se réaliser, mais aussi incitant des projets qui sans elles ne se formeraient pas. Editeurs, directeurs de théâtre ou de centres culturels, conservateurs, etc. savent cela, à toutes les échelles de la vie culturelle. L’usage de la commémoration peut être cyniquement intéressé, mais je crois qu’il l’est au fond rarement, dans la mesure où la culture, réclamant de ses acteurs un investissement de leur imaginaire, n’est pas, quoiqu’on en dise, un champ de production pareil aux autres. Si Hugo a suscité par exemple tant de mises en scène en 2002, ce n’est pas seulement pour des questions de subsides, mais bien parce que son œuvre a suscité le désir créateur d’un grand nombre de metteurs en scène – ce qui n’a pas été le cas de Dumas. Cela étant, les possibilités de financement ont joué, comme vraisemblablement aussi certaines formes de paresse d’initiative (programmer en 2002 une lecture de Victor Hugo demande par exemple peu d’efforts d’imagination à un centre culturel en panne de projets). A joué aussi la loi de décentralisation, déjà votée en 1985, mais qui n’a pris effet qu’assez récemment, ce qui explique une des grandes différences entre les bicentenaires de 1985 et de 2002 : en 2002, les initiatives se sont multipliées au niveau local (municipal et régional), avec le même mélange qu’au niveau national de saisies d’opportunité et de passion. Le site du groupe inter-universitaire « Groupe Hugo » que dirige Guy Rosa à Paris VII a ainsi été durant toute l’année 2002 sollicité par des maires, souvent de très petites municipalités, demandant le soutien et les conseils du groupe pour élaborer une manifestation en l’honneur de Hugo. Condition nécessaire du succès du bicentenaire, cette loi de décentralisation n’en a pas été cependant la condition suffisante : encore une fois, elle a joué en faveur de Hugo, non de Zola et de Dumas. Ces conditions socio-juridiques de la commémoration n’expliquent donc pas à elles seules l’ampleur de son écho dans la France de 2002. Elles n’ont été qu’un terrain favorable, fécondé en premier lieu par le contexte strictement politique du bicentenaire. Rappelons que jusqu’en avril 2002, la France a vécu dans un climat d’affairisme, et de compromission de la gauche socialiste dans des logiques libérales et technocratiques sans grandeur, comme sans grande vision d’avenir, climat évidemment particulièrement déprimant pour ce qu’il est convenu d’appeler en France « le peuple de gauche ». Et puis il y eut les élections présidentielles, Le Pen passant devant Jospin au premier tour, Chirac élu avec 80% des voix au second, alors même que sa compromission dans les « affaires » ne semble guère faire de doute, y compris chez ses électeurs. La France a connu pire, mais elle a aussi connu mieux. Il est plus que vraisemblable que dans ce contexte, Hugo soit apparu comme une figure de compensation, l’image d’une grandeur perdue et qu’on voudrait croire en réserve, le symbole d’une résistance à la corruption du champ politique, du refus du compromis, et du désir de morale en politique. En bref, Hugo a incarné ce qui faisait défaut : la conscience. Car la France de 2002 (et de 2003) est marquée, en dépit ou à cause des aléas de sa vie politique, par un retour très fort de l’exigence morale, dans les mœurs et la politique, et plus précisément à la fois par un désir de moralisation de la politique et de prise en charge des questions de morale – de mœurs – par le politique. Citons, parmi les symptômes de ces aspirations, dans « la France d’en bas », le discours sur les « tous pourris » - ce même discours qui fait voter Le Pen, et dans « la France d’en haut », le succès actuel du néo-kantisme jusqu’au plus haute sphère de l’Etat – la philosophe Barret-Kriegel chargée d’enquête sur le violence à la télévision – sans parler des mesures que prend Sarkosy contre la prostitution. Or Victor Hugo est non seulement un homme politique qui a fait de son engagement l’engagement d’une conscience jusqu’au plus douloureux des sacrifices, l’exil, mais un écrivain qui propose une vision intégralement moralisée de l’univers, jusqu’à voir dans l’abyme infini des planètes châtiées, des astres prisons, en attente de rédemption - je vous renvoie entre mille exemples au beau poème de 1853 publié trente ans plus tard dans La Légende des siècles, Inferi : « On est dans l’invisible, on est dans l’impalpable. / Ici, tout, jusqu’à l’air qu’on respire, est coupable, / Et l’eau qui pleure est un remords… ». Rien n’échappe au jugement moral chez Hugo – pas même l’eau, les astres, et l’air qu’on respire, ou ne peut respirer. Et cette moralisation radicale de tous les phénomènes, tant au plan politique que cosmique, moralisation qui pouvait passer pour rébarbative dans les années 1950-1980, entre très fortement en résonance avec le désir de morale qui travaille la France aujourd’hui – le débat portant sur les valeurs morales qu’on veut promouvoir, évidemment. Là-dessus Hugo encore une fois ne peut pas faire consensus, et Sarkosy ne doit pas aimer le Hugo qui a publié dans Les Chants du crépuscule en 1835 « Sur le bal de l’hôtel de ville », qui s’adresse ainsi aux femmes « chastes et saintes » invitées à ce bal : Vous vivez, vous brillez, vous ne voyez pas même, Tant vos yeux éblouis de rayons sont noyés, Ce qu’au dessous de vous dans l’ombre on foule aux pieds ! […] Vous allez à ce bal, et vous ne songez pas, Que parmi ces passants amassés sur vos pas, [… ] D’autres femmes sont là, non moins que vous parées, Qu’on farde et qu’on expose à vendre au carrefour ; […] Pour vous voir au passage, hélas, exprès venues, Voilant leur deuil affreux d’un sourire moqueur, Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur ! Non, Hugo encore aujourd’hui ne saurait faire consensus ni moralement ni politiquement – et il est encore capable de faire sortir le très conservateur Figaro de ses gonds, jusqu’à lui faire oublier le minimum déontologique de vérification des sources et d’authentification des faits qu’un journal, fût-ce dans un hors-série, se doit. Il y a dans l’œuvre de Hugo une dimension subversive inaliénable, qu’aucun ordre moral ne peut accepter. Il y a aussi, parce que telle est « l’éternelle histoire de l’utopie »6 et tel est le destin des génies, une banalisation de ses rêves et de ses combats les plus ardents : « Tout le monde marchera dessus et logera dedans », disait-il de la chimère du génie, aujourd’hui irréalisable, bientôt « praticable »7. Prédiction qu’on peut croire aujourd’hui réalisée : ces chimères qui traversent son action politique et son œuvre, les droits de la femme et de l’enfant, l’abolition de la peine de mort, du servage en Russie et de l’esclavage en Amérique, le règlement politique de la question de la misère, les Etats-Unis d’Europe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, d’une certaine manière, « tout le monde marche[] dessus et loge [] dedans », du moins en Europe, et à peu près. D’où une certaine tendance, du côté du « peuple de gauche », à réduire Hugo à une sorte de vademecum du politiquement correct, et du côté du « peuple de droite » (et surtout de ses élites) à honnir en lui précisément cet idéal politiquement correct, banal, clichéique. Caricature des deux côtés qui n’empêche pas son œuvre de nous rappeler constamment à ce qui fait défaut dans la réalisation actuelle de ses « utopies », et de nous renvoyer dans les cordes de banalités bien plus sinistres – quid par exemple des droits de la femme dans un pays où une femme sur dix est victime de violences conjugales ? Au fait que les « chimères » de Hugo renvoient les Français d’aujourd’hui à leur réalité s’ajoute un autre trait de son efficience politique, trait constant au moins depuis son exil8, et que nous avons déjà un peu abordé, à savoir le lien affectif, d’amour (ou de haine) qui lient les Français à Hugo. « J’aime Hugo » ou « je déteste Hugo » ne signifie pas la même chose que « j’aime (ou je déteste) Proust », ou Flaubert, ou Baudelaire. Dans le second cas, il s’agit d’une appréciation esthétique ; dans le premier, d’un goût (ou d’un dégoût) indissociable d’un sentiment d’amour ou d’aversion. « Autrui, c’est là leur moi », disait Hugo des « Génies appartenant aux peuples », et quelque chose est passé dans le public de cette conviction – la reconnaissance fervente des prostituées envers le créateur de Marion Delorme et de Fantine n’est pas un mythe inventé par Jean-François Kahn. Cette sorte de sentiment de gratitude, de reconnaissance, de ferveur aimante liée à la figure du bon grand-père est très spécifique de la gloire de Hugo, sans équivalent en France, même si l’on songe à l’enterrement de Sartre en 1980. C’est que Sartre était salué comme un intellectuel, tandis que le rapport à Hugo est un rapport rendu essentiellement sentimental d’abord du fait de la légende de sa vie, et ensuite parce son œuvre est une grande machine à produire des émotions de toutes sortes, à aller droit au cœur du lecteur. Très significativement, lors des réunions de la Société des Amis de Victor Hugo, société créée à l’occasion du bicentenaire 2002, les textes que choisissaient les acteurs membres de la Société étaient à ma connaissance, à l’exclusion de tout vers (la poésie versifiée est malheureusement aujourd’hui très souvent un problème pour les comédiens français), soit des textes politiques, tirés des Actes et paroles, sur la peine de mort, les Etats-Unis d’Europe, etc…, soit des textes intensément pathétiques, comme par exemple l’insoutenable discours de la Sachette dans Notre-Dame de Paris, lorsqu’elle se rend compte qu’elle va de nouveau perdre sa fille, Esmeralda. Il y a, dans le succès politique de Hugo en 2002, une dimension sentimentale à la fois réconfortante et inquiétante : réconfortante, parce qu’on peut penser comme Hugo que le sentiment est ce qui soutient l’articulation de la morale et de la politique dans le Juste ; inquiétante, parce qu’on est en droit de se demander si elle n’est pas la pure et simple reconduction du sentimentalisme fade qui rend de fait inintelligible la situation politique dans les journaux télévisés. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas par le seul sentiment que le discours de Hugo trouve aujourd’hui des résonances toutes actuelles. Deux caractéristiques structurelles de sa pensée expliquent à mon sens son actualité. La première, c’est que Hugo, en accord sur ce point avec les saint-simoniens, conçoit le monde comme un réseaux de communication (et de ce point de vue des phénomènes aussi divers que le bateau à vapeur et l’analogie ont la même fonction de liaison). Cet imaginaire du lien, de la connexion, à peu près impénétrable à un esprit de 1952 par exemple, est au contraire spontanément appropriable par un lecteur de 2002. Deuxième caractéristique de la pensée de Hugo qui la rend toute actuelle, sa façon de concevoir l’espace social comme un champ d’inclusion et d’exclusion de l’individu9, et non de division de classes. Tant que la pensée politique a été structurée (à droite comme à gauche), par le paradigme marxiste de la lutte de classes, la réflexion hugolienne sur la violence que le champ social peut exercer sur l’individu – ce qu’on appelle à l’époque de Hugo la « question sociale » - ne pouvait guère rencontrer d’échos. Les choses changent dès lors que précisément, depuis les années 1980, le schème de la division a laissé place à celui de l’exclusion. Le succès de la comédie musicale Notre-Dame de Paris de Luc Plamondon et Richard Cocciante - d’après le Nouvel Observateur le plus gros succès populaire de ces vingt dernières années – et en particulier de la chanson intitulée Belle (2,3 millions d’exemplaires vendus à la date du 3 mars 1999) ne s’explique pas autrement : Esmeralda et Quasimodo sont des figures d’exclus, non de prolétaires en lutte. Où l’on retrouve la dimension sentimentale de l’effet-Hugo, mais cette fois bien connectée à des modes de penser la politique, et de faire de la politique, qui sont aujourd’hui les nôtres, quelles que soient nos appartenances – ou déshérences – politiques. Walt Disney et Didier Decoin ne s’y sont pas trompés : l’œuvre de Victor Hugo offre aujourd’hui des schèmes mythiques qui fonctionnent très efficacement – quitte à devoir en corriger la puissance d’interrogation10. Claude Millet Professeur à l’Université de Lille III Membre du groupe de recherche inter-universitaire de Paris VII dit « Groupe Hugo ». 1 Sur le bicentenaire de 1985, voir J.-Cl. Fizaine (« Aspects d’un centenaire », in Romantisme n°60, 1988) et S. Raffin (qui prépare une thèse sur ce sujet à Paris VII, sous la dir. De G. Rosa) : « Quelques usages du nom Hugo dans la presse de 1985 », communication au « Groupe Hugo » du 3 mars 2001, consultable sur le site (http://groupugo.div.jussieu.fr/). 2 Sur cette gloire, voir la Présentation de P. Georgel du catalogue de l’exposition La Gloire de Hugo, RMN 1985, ainsi que l’ensemble du catalogue. 3 Fayard, 2001. 4 Voir par exemple une des Proses philosophiques de 1860-1865, « Le Goût » (OEC « Bouquins », vol. « Critique », pp. 564-578). 5 Fayard, 2001. 6 Voir le chapitre intitulé ainsi dans Les Travailleurs de la mer et la prose philosophique « Les Génies appartenant aux peuples » 7 « Les Génies appartenant aux peuples », in Proses philosophiques de 1860-1865 ; OEC « Bouquins », vol. « Critique », p. 591. 8 Voir sur ce point la préface de F. Laurent à son anthologie des Ecrits politiques de Victor Hugo ; Le Livre de Poche, collection « Références », 2001. 9 Voir toute la réflexion d’Anne Ubersfeld sur les deux espaces de la dramaturgie hugolienne, l’espace A, des inclus, et l’espace B, des exclus. Le Roi et le bouffon, II, I, B ; Corti, 1974. 10 Le Bossu de Notre-Dame de Walt Disney offre toutes sortes de manipulations idéologiques dont la plus savoureuse est le changement de métier de Claude Frollo (d’archidiacre il devient juge…). Mais ce n’est rien par rapport à l’adaptation télévisuelle des Misérables par Didier Decoin (2000-2001), qui a déployé des trésors d’inventivité pour ramener à l’ordre le roman de Hugo - mentionnons seulement la transfiguration du policier Javert en un John Malcovitch inspiré… Comme tous les mythes, ceux de Hugo sont malléables. Tel est le prix de leur « actualité ». |
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