Entretien d’Elisabeth Martini avec Laurent Ledoux1







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Oser la spiritualité dans les organisations

Entretien d’Elisabeth Martini avec Laurent Ledoux1

Président du Service Public Fédéral Belge pour la Mobilité & les Transports (www.mobilit.fgov.be),

Directeur de l’association Philo & Management (www.philoma.org) et

Président de l’association face2faith (www.face2faith.eu)
Elisabeth Martini (EM) : A 47 ans, tu as déjà une carrière bien remplie, alternant entre le secteur public et privé. Tu y as transformé et redynamisé de nombreuses organisations. Tu poursuis également depuis ta jeunesse un cheminement philosophique et spirituel. Peux-tu nous en retracer les grandes lignes ?
Laurent Ledoux (LL) : Tout a commencé lorsque j’avais sept ans. Mon professeur de judo, François Vassart, qui fut également mon premier guide spirituel, me montra la photo de Maître Awa, l’un des plus grands maîtres japonais de tir à l’arc, bandant son arc. Bien qu’ayant plus de 80 printemps et presqu’aveugle, Maître Awa ne manquait jamais la cible. Son secret : Ne tirez pas. Laissez « cela » tirer.
Mon cheminement philosophique et spirituel de ces 40 dernières années pourrait dès lors se résumer ainsi : apprendre à laisser « cela » tirer à travers moi. C’est-à-dire à m’effacer autant que possible pour devenir un canal, un instrument au travers duquel « cela » s’exprime.
Dans un premier temps, mon cheminement philosophique m’a permis de cerner un peu mieux, intellectuellement, ce que « cela » pourrait être. Le philosophe Marcel Conche, en particulier, m’y a beaucoup aidé. Avec lui, j’ai appris à penser la Nature, c’est-à-dire le tout de la réalité, comme infinie dans le temps et dans l’espace et donc comme une. Dès lors, tout être humain ou animal, toute chose, n’est que la forme que prend de manière temporaire, fugace, la Nature en un point donné. Les êtres humains se pensent comme des individus avec une réalité indépendante de la Nature, mais cela n’est qu’illusion. Nous sommes à la fois finis et infinis. Finis par la forme corporelle que nous prenons, par notre ego… Infinis parce que nous sommes plus que reliés au tout (à « cela ») : nous en sommes un élément indissociable, nous sommes le tout.

Avec le temps, j’ai ainsi appris à penser le « cela » de Maître Awa comme la Nature de Conche, et non pas simplement comme une partie distincte de celle-ci ou de nous. « Laisser ‘cela’ tirer » nécessite donc de comprendre, à l’instar de Maître Awa, que tout est un : pour lui, l’homme qu’il est, l’arc, la flèche et la cible ne font qu’un. Et c’est précisément parce qu’il pratique le tir à l’arc conscient de cette unité et qu’il s’efface pour la laisser s’exprimer que la flèche atteint la cible, n’étant déviée en rien par un quelconque désir de réussir ou une crainte d’échouer de la part de l’archer. D’ailleurs, pour Awa, la véritable cible est bien au-delà de la cible de paille dans laquelle la flèche viendra se loger. Elle est dans la réalisation de cette unité qu’il exprime de ces mots : « Une flèche, une vie ».

EM : Le mot « spiritualité », est construit à partir du mot « esprit ». La spiritualité peut être définie comme une façon de vivre en communion profonde avec l’Esprit. Dans ton cas, l’Esprit est donc ce que tu nommes la Nature, le tout de la réalité, qui est un, malgré la diversité des formes qu’il prend ?
LL : Oui. J’ai eu le bonheur de rencontrer des maîtres spirituels de convictions différentes : juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, zen, hindous, athées… Grâce à eux, j’ai compris qu’il y a dans pratiquement toutes les grandes religions et même chez les athées, une veine spirituelle dont l’essence est similaire à celle exprimée par Maître Awa. Ils sont heureux de se mettre en retrait, de s’effacer pour laisser « cela » s’exprimer dans chacune de leurs pensées et actions et ils sont à la fois engagés dans l’action. À la fois détachés et engagés. Détachés parce qu’ils ne s’identifient pas à leurs pensées, à leurs actions ; ils savent n’être que les instruments de quelque chose qui les dépasse2. Engagés, parce qu’ils font jusqu’au bout ce qu’ils estiment être juste, ce qu’ils estiment devoir faire.
Ainsi, malgré des divergences parfois fortes sur le plan intellectuel quant à leurs croyances ou convictions, ces maîtres spirituels se rejoignent et se retrouvent dans leur cheminement spirituel, au point d’adopter des pratiques communes (un chrétien pratiquant la méditation zen ; un hindou recevant la communion chrétienne…). Parmi ces maîtres, il y a des artistes3, des peintres, des musiciens, des enseignants, des scientifiques, des écrivains… pour qui l’art auquel ils s’adonnent, le métier qu’ils exercent, est en fait une pratique spirituelle.
Grâce à eux et à Maître Awa, j’ai ainsi compris qu’il me fallait dépasser la recherche purement intellectuelle de mon cheminement philosophique. En effet, comme l’illustre l’exemple du tir à l’arc, pour réussir à opérer pratiquement cette alchimie de l’unité, il ne suffit pas de la penser, il faut la vivre et apprendre à l’expérimenter chaque jour au travers de l’une ou l’autre pratique. C’est pourquoi mon chemin s’est progressivement élargi et transformé pour devenir cheminement spirituel où j’apprends chaque jour à vivre autant que possible cette unité, dans chacun de mes gestes et de mes pensées. Je m’y exerce au travers de pratiques diverses : la méditation et la respiration consciente, la marche en forêt, le vélo que j’utilise pour l’essentiel de mes déplacements quotidiens, la préparation et l’animation mensuelle des séminaires de PhiloMa4, la rédaction de comptes-rendus de ces séminaires, l’enseignement et le partage via des conférences, le soutien actif à diverses associations, la lecture, le suivi d’une diète alimentaire, une certaine ascèse dans ce que je consomme... et la pratique quotidienne de la gestion, du management.
Cette diversité de pratiques peut apparaître paradoxale pour quelqu’un qui prétend rechercher l’unité. Ce paradoxe n’est qu’apparent : la recherche de l’unité passe inévitablement par une diversité de pratiques. En fait, chacune de nos activités, même les plus humbles (laver la vaisselle, sortir les poubelles…) peuvent être vécues comme l’occasion d’une pratique spirituelle. Ce qui caractérise les grands maîtres spirituels, c’est précisément de vivre l’unité dans chacun de leurs gestes, pas seulement lorsqu’ils méditent ou s’adonnent à une pratique particulière (tir à l’arc, yoga…).
EM : Dois-je comprendre que tu considères le management comme une de tes pratiques spirituelles ?
LL : Oui. Dans l’esprit d’unité que je viens d’évoquer, il serait absurde de distinguer des activités ou des pratiques qui seraient spirituelles et d’autres qui ne le seraient pas. Le moindre de nos gestes est potentiellement spirituel : il « suffit » pour cela que nous le vivions comme tel, que nous soyons « présents » à ce geste, que nous soyons conscients en l’accomplissant qu’il nous relie à tout, qu’il affecte tout, même de manière infime ou très indirectement. La gestion d’organisations et d’équipes étant mon activité principale, il est donc tout naturel qu’elle soit aussi, aujourd’hui, ma pratique spirituelle principale.
EM : Concrètement, comment cela se passe-t-il ?
LL : Bien évidemment, cette conscience de l’action dans l’instant présent ne prend pas la forme de rituels ou de pratiques observables à l’œil nu. Cela se manifeste plutôt par une volonté constante et consciente d’adopter une éthique managériale (une façon de me comporter en tant que manager) qui soit le plus possible en harmonie avec la vision du monde, de la Nature, c’est-à-dire du tout de la réalité, que je viens d’esquisser. En ce sens, tenter d’accorder mes actes managériaux quotidiens avec la spiritualité qui m’habite est aussi une voie de sagesse5. Sagesse que l’on peut parfois entrevoir mais que l’on n’acquiert jamais définitivement6. Cette voie du management n’est d’ailleurs pas fondamentalement différente de la voie du tir à l’arc pratiquée par Maître Awa. À son instar, j’accorde une importance croissante à respirer consciemment avant, pendant et après une réunion importante, à ne pas perdre de vue, même en situation de conflit ou de tension, que la personne en face de moi fait partie du tout comme moi, qu’elle est moi et que je suis lui. C’est toujours un émerveillement de vérifier, à chaque fois, que le simple fait de respirer consciemment peut nous aider à nous reconnecter avec le tout de la réalité, à cette paix intérieure que nous avons tous naturellement, mais que nous oublions si souvent, déconnectés de nous-mêmes et de ce tout par notre intellect surchargé de préoccupations, par notre ego. Comme n’importe quel être humain qui pratique une activité régulièrement, nous autres managers expérimentons des moments de flow durant lesquels tout semble se mettre naturellement en place, où nos décisions semblent justes, dans l’ordre des choses, portées par un mouvement qui nous dépasse. Considérer les actes de management quotidiens comme une pratique spirituelle revient finalement à revivre ces moments de manière de plus en plus fréquente, voire continue.
EM : Tu évoquais à l’instant l’éthique. L’éthique des affaires, les codes de conduites sont un must aujourd’hui dans les entreprises. En quoi ton approche spirituelle de la pratique managériale se distingue-t-elle, dans la pratique, du respect d’un code de conduite éthique ?
LL : La différence fondamentale réside dans le pourquoi ces codes de conduite ont été rédigés et doivent être respectés. Pour l’illustrer, prenons l’exemple du feu rouge7 : vous pouvez le respecter parce que vous avez peur du gendarme ou de la contravention. Vous pouvez aussi le respecter parce que vous respectez la vie des autres et la vôtre à partir de votre vision du monde. Dans la pratique, vous pouvez avoir l’impression que l’effet est a priori le même. Il n’en est rien. Dans le second cas, le respect est indifférent à la présence des gendarmes ou à la probabilité d’être pris. Le respect n’est d’ailleurs plus tant celui des règles spécifiques que celui de l’esprit des règles et de ce qu’il soutient : le respect de soi, des autres et de la Nature, le tout de la réalité. Ce respect est beaucoup plus robuste, quelles que soient les circonstances car il est une expression d’amour et non de peur. Il en va de même pour les codes d’éthique en entreprise. La plupart sont des documents de défense, de protection, qui ne font écho à aucune vision du monde particulière de la part des dirigeants, explicitée au et partagée par le personnel. Ces codes expriment en quelque sorte des éthiques déracinées. Sans fondements spirituels (qui relient l’entreprise et ses collaborateurs à un tout qui les englobe et les dépasse), elles inspirent donc difficilement des comportements qui soient autrement motivés que par la peur. Il n’est donc pas étonnant qu’elles soient en fait instrumentalisées par ceux qui en profitent. Ainsi aujourd’hui, sans vision du monde et éthiques dominantes et partagées, susceptibles de l’encadrer, le capitalisme s’emballe8 avec les conséquences humaines, sociales, et environnementales que l’on connaît.
EM : Dois-je dès lors comprendre qu’il faudrait idéalement, selon toi, que les collaborateurs d’une entreprise partagent les même croyances religieuses pour que l’éthique y soit un guide fort ? Comment oser la spiritualité dans les organisations selon ta vision ?
LL : Non, bien évidemment. Ce serait confondre religions et spiritualités. Comme je l’ai évoqué précédemment, il y a une veine spirituelle dans la plupart des grandes visions du monde, qu’elles soient religieuses ou pas. Le processus séculier de sortie des religions dans pratiquement toutes les sociétés du monde (même celles où sévit l’intégrisme qui correspond souvent aux derniers soubresauts d’un corps mourant) est en fait une formidable opportunité de remettre à l’honneur la veine spirituelle commune qui a sous-tendu la plupart de ces visions du monde. Oser la spiritualité dans une organisation9 n’implique donc nullement d’y imposer une croyance ou une vision du monde particulière mais plutôt de veiller à ce que chacun, quelle que soit sa vision du monde, puisse trouver dans son travail une opportunité de grandir, de se développer en cohérence avec sa vision du monde. Vous me direz que cela est utopiste et qu’il est impossible de changer notre système économique actuel pour aller en ce sens. Je n’en crois rien. Le système économique dans lequel nous opérons aujourd’hui n’a rien d’inéluctable. Il ne se maintient que grâce au sentiment d’impuissance que nous ressentons face à lui et que cultive une caste assez restreinte qui en profite aux dépens des autres. Une autre façon d’articuler l’économie et de gérer les organisations est possible. Mais il faut le vouloir et se donner les moyens de l’expérimenter. À l’instar de tant d’autres, c’est précisément ce que je tente de faire à mon niveau.
EM : Venons-en au type de management que tu pratiques : comment le cheminement spirituel que tu viens d’évoquer a-t-il changé en profondeur la façon dont tu gères les organisations dont tu es responsable ?




LL : Comment la vision du monde que je viens d’esquisser se traduit concrètement dans mon style de management, dans les projets que je lance, dans les décisions que je prends ? Je propose de répondre concrètement à cette question à partir de trois exemples qui touchent à des thèmes classiques du management :


  • L’objectif poursuivi par l’organisation : Pour la plupart des entreprises privées, la maximisation de la valeur actionnariale est l’objectif ultime. Oser la spiritualité dans l’organisation, c’est prendre conscience que tout est lié et vouloir agir en conséquence, et cela implique de ne pas se satisfaire d’un tel objectif. Il ne s’agit nullement de nier la nécessité du profit et de la juste rémunération des actionnaires. Mais le profit et la valeur actionnariale sont des contraintes, pas des objectifs.En revanche, c’est un objectif de contribuer au mieux, au bien-être sociétal, comme l’expriment et le pratiquent des dirigeants engagés spirituellement, quelles que soient leurs convictions, religieuses ou qu’ils n’en aient pas. Concrètement, cela implique de ne pas soumettre chaque action, projet ou décision au critère de maximisation du profit mais à d’autres critères, tout en veillant à ce qu’un profit minimum soit assuré. Lorsque je travaillais dans le secteur financier, mon équipe et moi-même avons ainsi décidé d’allouer des centaines de millions au financement de projets hospitaliers alors que ce secteur n’offrait pas pour la banque les meilleurs rendements. Nous avons pu mener cette politique en veillant à ce que le rendement combiné de ces projets avec ceux existant dans d’autres secteurs nous permette de réaliser le taux de rendement minimum exigé par notre hiérarchie. Aussi anodin et simple que paraisse cette politique, elle nécessite d’avoir pris conscience de l’idéologie de la valeur actionnariale et de l’abus de langage qui fait des actionnaires les propriétaires de l’entreprise. Nous devons penser de façon globale, intégrale, la contribution que doivent ambitionner les organisations10 que nous dirigeons. Il s’agit là d’une transposition pratique de cette conscience de la Nature, du tout de la réalité, de l’unité.




  • Le leadership et la gestion des équipes : Dans la plupart des formations qui sont données en entreprise pour développer le leadership et la capacité de gérer des équipes, l’accent est mis sur les façons de convaincre et de motiver les gens à réaliser les objectifs de l’organisation. Le développement des personnes y est vu comme un levier pour réaliser ces objectifs. Mon cheminement philosophique et spirituel m’a amené à envisager les choses autrement. Ainsi, j’ai compris qu’on ne pouvait pas motiver quelqu’un à faire quelque chose ; on peut seulement créer les conditions dans lesquelles cette personne peut se motiver11 à le faire. J’ai aussi compris que le rôle du leader n’était pas nécessairement d’articuler une vision pour l’organisation mais avant tout de mobiliser le groupe de collaborateurs pour cocréer et mettre en œuvre une vision partagée. Mais le rôle du Leader est de moduler de manière responsable le stress du groupe12 durant tout ce travail.




  • Enfin, je suis devenu plus attentif au pouvoir des mots : raviver les conversations ‘manquantes’ au sein des organisations, aider ses collaborateurs à briller et les traiter avec grâce quel que soit leur rang13. Je tente de traduire ces idées en trois principes simples14, qui pourraient paraître évidents s’ils n’étaient pas si souvent bafoués dans de nombreuses organisations :

1) traitement intrinsèquement égal de chaque collaborateur, c’est-à-dire avec le même respect, la même dignité (par exemple, une invitation pour chaque collaborateur à participer à l’élaboration de la stratégie ; la mise en place d’une évaluation à 360° des dirigeants ; instauration d’une limite au rapport entre les salaires des dirigeants et ceux des collaborateurs les moins payés) ;

2) priorité donnée au développement personnel de chaque collaborateur (en permettant par exemple, dans une organisation ayant atteint un certain niveau de maturité, à des collaborateurs de suivre des formations qui ne sont pas strictement nécessaires en tant que telles pour l’organisation mais qui peuvent l’être pour le développement de la personne) ;

3) création d’un environnement qui permet aux collaborateurs de devenir plus autonomes (en supprimant, par exemple, les contrôles infantilisants tels le pointage, en facilitant le télétravail, en assouplissant les structures hiérarchiques, en favorisant la transversalité…).

Ces idées, principes, actions concrètes, ont ceci de commun : ils impliquent une vision du rôle de leader, d’un manager qui est réellement au service de ses collaborateurs et non qui prétend l’être pour mieux servir les objectifs de l’organisation ou ses propres objectifs. Ils impliquent également que le leader soit capable de se mettre en retrait quand cela est nécessaire (au début de ma carrière, j’avais une vision héroïque, omniprésente, du bon leader…). Ainsi, à l’instar de Lao-Tseu qui qualifiait, il y a déjà plus de 2600 ans, le meilleur leader comme celui dont le groupe connait à peine l’existence, j’ai aujourd’hui pour but, en tant que manager, de libérer les énergies qui sommeillent dans l’organisation et de me rendre progressivement inutile, dispensable. Un tel retournement dans mon style de leadership n’a été possible que grâce au cheminement spirituel évoqué précédemment. Comme m’y invite Maître Awa, je choisis d’une part, de me préparer avec discipline (mettre en place les éléments qui permettent un environnement favorable au respect, au développement et à l’autonomie) et d’autre part, de me mettre en retrait et laisser « cela » (ici, l’ensemble des collaborateurs) tirer la flèche.



  • La stratégie et l’efficacité : Dans une conception occidentale, héritée des Grecs, l’efficacité d’une stratégie consiste à atteindre l’objectif que l’on s’est fixé en écartant les obstacles entre nous et lui avec le moins de ressources possibles. Cependant, la philosophie chinoise envisage l’efficacité de façon très différente15 : il s’agit plutôt de laisser autant que possible l’effet (ce qui se produit naturellement) s’imposer et mener à un résultat qui peut nous convenir, en intervenant le moins possible16. Concrètement, cela m’amène à laisser une certaine souplesse, voire un certain flottement dans les organisations que je dirige, à laisser le plus d’autonomie possible aux collaborateurs, à permettre que des projets soient revus ou changés rapidement suite au questionnement de collaborateurs ou à des changements externes… À nouveau, on retrouve ici le thème spirituel qui parcourt tout ce que j’ai dit jusqu’ici et qui souligne l’importance de se relier au tout, d’apprendre à lâcher prise, d’agir sans chercher à imprimer ma volonté propre, sans vouloir laisser ma marque. Plutôt de laisser « cela » tirer.


EM : Quels sont jusqu’ici les résultats de la mise en œuvre de ces idées, influencée par ta vision du monde, par ton cheminement spirituel, dans les organisations dont tu as eu la responsabilité ou que tu diriges actuellement ? Comment cela modifie-t-il l’environnement de travail des organisations dont tu es responsable ?
LL : Avant toute chose, je pense que cela a donné et donne l’opportunité à chacun de retrouver du sens dans le travail qu’il réalise. Du sens, du plaisir, de la motivation. Mais attention, comme je l’ai dit, ce n’est pas moi qui donne ce sens, qui rend les gens heureux ou qui les motive. Ils se motivent eux-mêmes. Ma tâche consiste essentiellement à créer un environnement dans lequel les gens peuvent retrouver le respect pour eux-mêmes, peuvent se développer et devenir plus autonomes. Cela les entraîne non seulement à vouloir prendre des initiatives, mais aussi à être capables et à avoir la liberté de les prendre. Cela libère et démultiplie les énergies. C’est alors que l’on se rend compte du paradoxe suivant : à mesure que l’on poursuit véritablement un objectif plus noble que celui de maximiser le profit, ce dernier croît généralement plus que prévu. Et c’est précisément ce que nous avons régulièrement observé, mes équipes et moi : outre une bonne ambiance de travail, des résultats commerciaux et financiers qui dépassaient régulièrement, et de loin, les objectifs qui nous étaient imposés par notre hiérarchie ou nos actionnaires. Ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe n’en est pas un. Au contraire, cela fait parfaitement écho à l’enseignement de Maître Awa17 : « C’est au plus haut degré de concentration que la flèche jaillit spontanément comme un enfant laisse échapper quelque chose de ses doigts, avec innocence et oubli : c’est le parfait non-vouloir qui a réalisé le tir, le but lui-même est atteint de surcroît. Tirer à la cible c’est avant tout atteindre l’harmonie du tir, plutôt que la précision du tir qui est atteinte de surcroît. » Cela permet aussi d’entrevoir qu’inversement, poursuivre en apparence un but noble pour espérer maximiser indirectement le profit ne fonctionne pas. Tout d’abord parce que tôt ou tard, les collaborateurs s’en rendent compte et que cela sape toute l’énergie positive et incroyable que peut générer la poursuite d’un but noble. Ensuite et surtout parce que cette hypocrisie a inévitablement l’effet d’un poison qui contamine toute l’organisation et les relations entre les collaborateurs. Elle empêche qu’y soit réalisée cette alchimie de l’unité qui permet à des groupes de réaliser des choses extraordinaires que seul l’engagement désintéressé permet de réaliser. De même, à un niveau plus personnel, le cheminement spirituel doit être poursuivi pour lui-même et non pour trouver la paix ou le bonheur. La paix et le bonheur surviennent de surcroît.
EM : Tes collaborateurs sont-ils conscients de la façon dont ton cheminement spirituel influence ta façon de gérer ? En quoi est-ce différent pour eux d’être managés par toi ?
LL : De manière générale, ce que ressentent la plupart de mes collaborateurs, c’est que j’ouvre les fenêtres pour laisser souffler un vent frais ! La culture de respect, de développement personnel, d’autonomie, de confiance et de responsabilité qui se met graduellement en place plaît à bon nombre d’entre eux. Mais il y en a toujours aussi pour trouver qu’avec les fenêtres grandes ouvertes, il fait subitement trop froid et que l’odeur de renfermé qui régnait avant avait les charmes de l’habitude. Il n’y a donc jamais approbation unanime ! Par ailleurs, tous mes collaborateurs sont loin d’être conscients du cheminement spirituel que je poursuis. Tout d’abord, je ne l’affiche pas ostensiblement au travail, sans bien sûr le cacher pour autant si on me pose des questions à ce sujet. Que ce soit dans ou en dehors de l’administration que je gère maintenant, tout le monde ne fait ainsi pas directement le lien entre le manager et la personne engagée dans des organisations philosophiques et spirituelles comme PhiloMa et face2faith18. Ensuite, contrairement à ce que certains pourraient penser à la lecture de ce qui précède, créer un environnement de travail libérateur au sens d’Isaac Getz ou de Ricardo Semler19, ne se fait pas sans tension. Bien souvent, avant de pouvoir travailler à se rendre inutile, il faut accepter de traverser une période durant laquelle on est très présent et intervient dans presque toutes les décisions. Période nécessaire pour permettre à l’organisation de changer, de mûrir afin de pouvoir devenir, in fine, plus autonome. L’apprentissage de la liberté et de l’autonomie des enfants passe également par une période où ils doivent mûrir, en apprenant à respecter une discipline ou des règles imposées par leurs parents (qui, par la suite, devront veiller à se rendre inutiles20). Dans le cas des organisations, l’apprentissage et la mise en place se font plus difficilement encore car il faut d’abord aider les collaborateurs à se déprendre de pratiques inappropriées ou inadéquates : pas ou peu de questionnement toléré sur la stratégie, sur la façon de travailler ; respect différencié des personnes selon la hiérarchie ; développement des collaborateurs recherché non comme une fin mais comme un moyen de maximiser la poursuite des objectifs de l’organisation ; règles et contrôles infantilisants ; objectifs de l’organisation autocentrés… Créer un environnement différent ne se fait donc pas sans heurts et requiert souvent des mesures fortes au début, qui peuvent apparaître en totale contradiction avec les principes de l’environnement de travail libérateur envisagé à terme. À titre d’exemple, Ricardo Semler, figure emblématique de ce management, a licencié toute l’équipe managériale de Semco lorsqu’il a hérité de la société de son père. Mais encore une fois, le cheminement spirituel du manager facilite, selon moi, la traversée de cette période plus rude, tant pour les collaborateurs que pour le manager lui-même. D’une part, il lui permet souvent de mieux maîtriser ses émotions et de prendre des décisions mêmes très dures avec justesse, sans mièvrerie mais également sans excès. D’autre part, ce cheminement spirituel libérant aussi progressivement du désir de plaire ou d’être aimé, le manager peut accepter plus facilement d’être incompris et d’apparaître comme incohérent ou inconséquent.
C’est pourquoi, bien qu’athée, je fais mienne cette phrase de Cécile Renouard, philosophe et religieuse de l’Assomption, dans son très bel article intitulé Vie en entreprise et vie spirituelle21. Elle y caractérise le défi du manager engagé spirituellement comme « celui de la confiance, au prix, parfois, d’une grande solitude, mais aussi d’une expérience possible de la proximité aimante et inouïe de Dieu : lâcher prise pour oser quitter ses idoles et ses peurs, inventer du neuf, oser être soi jour après jour, oser épouser de grandes causes dans la banalité du quotidien, mettre ses compétences et son savoir-faire au service de la justice et de la fraternité, avancer en eau profonde, sûrs que la source de vie ne nous sera jamais ôtée ».

1 Merci entre autres à Serge Pegoff et Michel Colas pour l’aide apportée à finaliser ce texte.

2 Luther King, Gandhi ou Mandela sont les modèles contemporains et connus de ces leaders portés par cette même veine spirituelle, bien qu’adeptes de croyances différentes.

3 Quelques phrases de Georges Braque, recueillies ce week-end dans une exposition et qui font écho à celles de Maître Awa : « Le tableau c’est avant tout une aventure. Je pars à l’aventure vers le mystère des choses, leur secret. J’attends que ça se dévoile. […] Seuls les rapports – je détache bien ce mot – me touchent. La peinture vivante ne s’établit qu’en fonction d’eux. […] Ce sont les rapports des objets entre eux qui nous donnent parfois le sentiment de l’infini en peinture ». Ce matin même (06/01/14), j’ai entendu l’écrivain et poète Christian Bobin sur France Culture (Les racines du ciel) dire : « Les choses que j’écris me viennent alors que je ne les attends pas. Mais elles arrivent reliées de moi. Mon travail consiste à enlever ce moi. C’est nécessaire pour arriver à cette densité dans l’écriture. Paradoxalement, pour enflammer la page, il faut être froid, il faut que les mots soient libérés du moi. […] J’aimerais que mes livres donnent ce qui m’a été donné. […] Malgré les apparences, je suis en bataille permanente mais mes alliés sont innombrables : fleurs, feuilles, étoiles, et tout cela. […] Les fleurs entretiennent d’ailleurs avec les étoiles une conversation permanente, vibrante, secrète. Le monde n’est jamais qu’un grand entretien de tout avec tout. C’est une musique dont la note de base est vibrante et heureuse ».

5 Le philosophe Marcel Conche définit une sagesse particulière comme le résultat d’une éthique pratiquée au quotidien en cohérence avec une métaphysique.

6 Comme me l’a appris Jacques Castermane, disciple de Karlfried Graf Durckheim et maître zen, même les plus grands maîtres n’acquièrent jamais cette sagesse : elle peut se vivre ou se perdre à chaque instant.

7 Exemple utilisé par le philosophe et manager Emmanuel Toniutti

8 La philosophe Anne Salmon et le sociologue Benjamin Barber m’ont permis à cet égard de comprendre l’évolution des rapports entre métaphysiques, éthiques et formes de capitalisme durant les deux derniers siècles. Ainsi, comme l’a montré Max Weber, la métaphysique et l’éthique protestante qui en découle ont facilité l’essor du capitalisme. De même, la croyance dans le progrès, la science et l’éthique progressiste ont facilité l’essor du capitalisme industriel.

9 La philosophe Simone Weil, entre autres, a énoncé la forme que pourrait prendre une spiritualité du travail.

10 Des philosophes comme Christian Arnsperger, Benoit Frydman, Philippe de Woot ou Cécile Renouard et des penseurs-acteurs engagés comme Daniel Hurstel, avocat d’affaires, m’ont aidé à développer cette vision de la contribution des organisations.

11 Isaac Getz, Liberté & Co. avec Brian Carney

12 Ronald Heifetz, Leadership without easy answers

13 Mark Strom, Lead with wisdom.

14 Empruntés à Isaac Getz (voir note 10).

15 Le philosophe et sinologue François Jullien m’a invité à revoir radicalement ce que veut dire « être efficace ».

16 Cette idée fait d’ailleurs écho à la virtù selon Machiavel (la capacité de souplesse du Prince à s’adapter aux circonstances et à saisir la fortuna).

17 Tel que le rapporte Michel Random dans Les arts martiaux ou l’esprit des budô.

19 Ricardo Semler, auteur de « Maverick » et de « The Seven-day Weekend ». Pour Getz, voir note 10.

20 L’extrait suivant du « Prophète » de Khalil Gibran exprime poétiquement cette idée : « Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même, Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. […] Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés. L'Archer voit le but sur le chemin de l'infini, et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.

21 Article disponible sur http://www.cairn.info/revue-etudes-2011-6-page-751.htm


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