La Suisse a été pour Wilhelm Furtwängler d'abord un pays de vacances, puis une terre d'accueil; elle est devenue dès 1947 sa seconde patrie







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wilhelm furtwängler

et la suisse
Michel Chauvy

-1995-



La Suisse a été pour Wilhelm Furtwängler d'abord un pays de vacances, puis une terre d'accueil ; elle est devenue dès 1947 sa seconde patrie.
C'est en 1922 déjà qu'on peut rencontrer dans les Grisons le très jeune chef de l'Orchestre philharmonique de Berlin : non pas revêtu du frac, mais de la tenue du montagnard. En pull-over, pantalon de golf et leggings, il fait de longues randonnées dans les forêts de mélèzes. Les ascensions aussi l'attirent : il s'en va, accompagné d'un guide, contempler le Piz Palu du haut de la Diavolezza.
Les circonstances de l'installation de Furtwängler et de sa famille en Suisse, en 1945 ont été décrites par Mme Elisabeth Furtwängler dans l'ouvrage qu'elle a publié aux éditions Lattès en 1963. Les passages essentiels de son texte méritent naturellement d'être repris ici.
"Dans les derniers mois de la guerre, les nazis changèrent d'attitude à l'égard de Furtwängler. Pendant des années ils l'avaient utilisé sans vergogne comme un emblème. Ils ne s'étaient guère fait d'illusions sur ses opinions -A présent, il ne leur servait même plus de symbole. Diverses mises en garde lui parvinrent de sources dignes de confiance, qu'il ne prit d'abord pas au sérieux. Avant qu'il ne se rendit en Suisse - Ansermet l'avait invité à diriger son orchestre à Genève - on lui conseilla instamment de ne pas envisager de retour en Allemagne. Furtwängler ne fut convaincu de la valeur de ces avertissements que lorsqu'il fit le déplacement de Berlin à Vienne, et qu'il s'aperçut qu'il avait une escorte : même à Vienne, elle ne le quittait pas d'une semelle. De sorte qu'il ne retourna pas à Berlin. En ce temps-là toute demande de visa devait être faite des mois à l'avance. Son passeport en comportant déjà un - l'invitation d'Ansermet remontait à plus d'un an - il arriva donc en Suisse en février 1945, craignant jusqu'au dernier moment d'en être empêché.

"Je dois ajouter que lorsque Furtwängler fut invité en août 1944 au Festival de Lucerne pour deux concerts, il m'y emmena avec mon fils Thomas âgé de trois ans. Juste avant que nous prenions le chemin du retour, son souhait, qui était presque un ordre, me prit au dépourvu : « Reste ici avec Thomas ». J'attendais un enfant, et, comme les bombes n’épargnaient pas non plus les cliniques, il voulait que son enfant vienne au monde en Suisse. Nous allions rester séparés jusqu'en février.

"Les deux concerts avec l'Orchestre de la Suisse romande se déroulèrent sans heurt, mais le concert suivant, avec l'Orchestre de la Tonhalle de Zurich, fut interrompu dès les répétitions, puis interdit. La presse avait commencé son œuvre…"

"Les cachets des concerts suisses furent épuisés. Nous dûmes à un ami, qui était aussi un mécène en musique, le Dr Walter Reinhart, de pouvoir continuer à vivre en Suisse, et c'est le Canton de Vaud, le Waatland comme on dit en allemand, qui nous délivra un permis de séjour. Cette petite phrase n'a l'air de rien, mais elle signifie beaucoup..."
Grâce à cette autorisation. Furtwängler trouve le temps de composer à nouveau ; il termine sa Deuxième Symphonie, élabore la Troisième. Et il engage aussi ses forces en vue du combat pour la réhabilitation. On sait qu'il sera dénazifié après deux ans et demi d'épreuves, qu'il retrouvera enfin sa dignité d'homme et d'artiste au début de 1947. Son établissement définitif à Clarens, après la série de concerts donnés en Italie, prend un autre sens : cette fois, il y est vraiment chez lui.
La Suisse lui apporte le calme, sinon la sérénité. L’arrière-pays de Montreux n'a pas trop à souffrir des appétits des urbanistes et des promoteurs. Les cèdres, les pins, les chênes se dressent encore au flanc des collines et protègent les yeux des scintillements du lac. La crête des Alpes de Savoie émerge de la haute ligne des arbres. Vers l'ouest les pentes s'adoucissent, et le Léman s'étale jusqu'au pied du Jura. Quand la brume d'automne estompe la montagne, l'horizon du lac est presque aussi vaste que celui de la mer. Furtwängler aime ce paysage où le regard peut pénétrer l'espace. Chaque fois que son travail lui laisse quelque loisir, il part en promenade.
Dans l'intimité de sa demeure, l'artiste passe des heures à étudier ses partitions, restructurant, repensant sans cesse ses interprétations. Il se met au piano pour faire revivre sous ses doigts la Missa solemnis ou les derniers Quatuors de Beethoven, il joue sa Sonate préférée, l'opus 90.
La maison des Furtwängler est ouverte à l'amitié. Yehudi Menuhin, Carl Schuricht, Alfred Pochon, Oskar Kokoschka viennent en voisins. Quand ils séjournent en Suisse, Pierre Fournier, Geza Anda, Enrico Mainardi, Joseph Szigeti. Karl Münchinger, Antoine de Bavier ne manquent pas de rendre visite au Maître respecté et aimé
Notre cher Edwin… c'est toujours par ces mots que le pianiste Fischer est reçu au "Basset-Coulon". II y aurait un chapitre à écrire sur le sujet de Fischer et Furtwängler. Mais lorsque des êtres d'élite communient à ce point dans l'amour de la musique, pendant si longtemps (plus de trente ans d'amitié indéfectible), une pareille épopée défie l'écriture. Cette aventure de l'esprit, tout au plus peut-on en imaginer la direction grâce aux termes mêmes qu'emploie Fischer pour en parler : «Seul un art vécu de l'intérieur et auquel la personnalité prend une part créatrice reste intéressant. II faut donc s'atteindre et se retrouver soi-même. Pour y parvenir, mourir de cette mort qui est sacrifice de toute vanité. Descendre dans les tréfonds obscurs de son être intime et retrouver les lieux de son enfance. Avoir ainsi la notion de le force, de la grandeur, de la douceur et de la transfiguration, et aussi de la souffrance». Rappelez-vous les visages de Fischer et de Furtwängler : sur les traits fanés, la même innocence. Rappelez-vous leur regard : les mêmes yeux bleus rêveurs, mais avec des fulgurances.
"Ansermet l'avait appelé à diriger à Genève..." Le témoignage de Mme Furtwängler fait bien comprendre que dans l'orientation du destin de son mari, l'intervention du chef d'orchestre suisse s'est révélée providentielle. Voilà qui peut marquer à jamais une amitié. Et il en a été ainsi entre Furtwängler et Ansermet. Il est juste d'évoquer à leur propos une fascination réciproque, qui remonte à… 1922, c'est-à-dire au moment où Furtwängler est désigné comme successeur de Nikisch à Berlin.
Soutenu par Strawinsky (le compositeur russe dédie à l'OSR la suite d'orchestre tirée de L'Oiseau de feu), exécutant privilégié de ses oeuvres, Ansermet est encore auréolé de la gloire qu'il a connue aux Etats-Unis â la tête de l'orchestre des Ballets russes. Il est passé maître dans l'interprétation de Ravel, de Debussy, de Dukas et de De Falla, de Bartók et de Rimski-Korsakov. Les succès qu'il remporte en présentant des créations (L'Histoire du soldat, Pulcinella, Le Tricorne) lui ouvrent les portes des salles des grandes capitales. Le 20 novembre 1922, il dirige à Berlin son premier concert de musique contemporaine. "Scintillement de la République de Weimar !" s'émerveille un critique, "feu d'artifice de tous les arts se détachant sur le paysage sinistre d'une économie qui s'effondre ! Thomas Mann, Fritz Lang, Brecht, Husserl, Heidegger, Kokoschka, cherchent, explorent composent, construisent, et parmi eux le jeune chef de la Philharmonie inscrit dans ses programmes tous les noms qui comptent dans la musique allemande". Furtwängler apparaît très tôt comme l'artiste qui réalise dans la conduite de l'orchestre l'équilibre entre la richesse du sentiment et la rigueur de la forme, qui concilie dans un degré jamais atteint jusqu'alors inspiration et discipline. Devant le bonheur du public berlinois il peut désormais se convaincre que "la musique allemande est la manifestation la plus profonde et la plus pure de l'esprit allemand ; dans le domaine de l'art, la réalisation la plus originale qui ait été assurée par un peuple moderne". Si Ansermet impose des compositeurs contemporains auxquels il croit, guidé par un instinct presque infaillible, il a la prudence de ne pas s'aventurer déjà dans le répertoire de Beethoven et de Brahms. Mais n'aiguillonne-t-il pas Furtwängler à initier Berlin à la musique de Bartók et de Strawinsky ? Deux artistes d'exception, aux tempéraments si différents, mais aux univers intérieurs complémentaires, s'apprêtent à faire ensemble un long chemin...
Ils commencent par s'écouter. Furtwängler est présent aux concerts d'Ansermet à Berlin, et Ansermet à ceux de Furtwängler à Genève. Il est clair qu'ils s'affirment l'un et l'autre hors de leurs terres comme les représentants typiques, comme les ambassadeurs de la tradition musicale à laquelle ils appartiennent. D'où le pouvoir attractif des interprétations qu'ils "s'offrent" en quelque sorte. Verrait-on cela encore aujourd'hui ? On peut en douter. A l'époque (les enregistrements étaient rares, ils n'avaient pour supports que les disques 78 tours), la pratique était assez courante. Karajan rappelle volontiers que dans sa jeunesse il parcourait des longues distances pour venir entendre Toscanini... et Furtwängler.
Immédiatement après la fin de la seconde guerre mondiale, Ansermet et Furtwängler marquent leur préoccupation en face des nouvelles tendances de la création musicale. Ils refusent de suivre ceux qui échafaudent des systèmes théoriques dans le seul but de rompre avec le passé : les dodécaphonistes sont visés, ces "manipulateurs de l'art". Ils défendent la nécessité pour la musique de conserver un sens : la compréhension que nous avons d'elle passe par une perception de son déroulement dans la durée, qui est lié à la structure tonale. La musique est vivante si elle est organique. Pour donner à sa réflexion philosophique toute sa portée. Ansermet s'attache pendant quinze ans à la rédaction des Fondements de la musique dans la conscience humaine). Furtwängler de son côté confie ses pensées à des Carnets, les regroupant parfois pour qu'elles fournissent la matière d'une conférence. Sur l'initiative de l'Académie bavaroise des Beaux-Arts, il devait donner le 15 décembre 1954 à Munich une communication intitulée : Du chaos à la forme, ou l'irrationnel en musique. Les premiers mots en étaient : "Aucun musicien n'osera bientôt plus écrire une seule note sans qu'une idéologie et un programme agréés par l'époque ne le justifient".
Parmi les évocations de la vie de son mari esquissées au "Basset-Coulon" par Mme Furtwängler, une est particulièrement émouvante : elle nous montre Ansermet et Furtwängler, tous deux alors âgés de plus de soixante ans, consacrant plusieurs soirées à lire ensemble des partitions de Beethoven et de Brahms, de Bartók et de Strawinsky, de Debussy et de Ravel. Ainsi les univers intérieurs s'ouvrent maintenant l'un à l'autre, s'éclairent et s'enrichissent dans la recherche humble et partagée de la vérité musicale. L'aviez-vous remarqué ? Ansermet n'enregistre pas avant la fin des années 50 les symphonies de Beethoven et de Brahms, de même que le Requiem allemand. Et c'est entre 1948 et 1953 que Furtwängler remet à ses programmes Bartók (le Concerto pour orchestre, le Concerto pour violon), Strawinsky (la suite de l'Oiseau de feu, Petrouchka, la Symphonie en trois mouvements, Le Baiser de la Fée), Debussy (Deux Nocturnes, La Mer), Ravel (La Rapsodie espagnole, les Valses nobles et sentimentales, la suite de Daphnis et Chloé).
Mme Furtwängler parle des mois d'octobre et de novembre 1954. "L'activité artistique de Wilhelm Furtwängler devait trouver un dernier prolongement à vienne, à l'occasion de l'enregistrement de La Walkyrie. Les altérations de l'ouïe avaient disparu, et mon mari avait repris, par la grâce d'un vrai miracle, l'entière possession de ses moyens. Mais en rentrant en Suisse il fut victime d'un nouveau refroidissement. Au lieu de garder la chambre, il préféra renouer avec ses habitudes favorites, les promenades dans les allées du "Basset-Coulon". Une broncho-pneumonie se déclara. Le 6 novembre Wilhelm me dit très calmement : « De cette maladie-là, je mourrai. Et ce sera très facile. » Je fis venir son médecin de Baden-Baden, qui ordonna le transfert en clinique le 12 novembre. La Faculté m'assura qu'on ne décédait plus d'une broncho-pneumonie, pour autant que le coeur fût solide. Mais quelque chose s'était brisé en Furtwängler, il paraissait détaché et serein. Il me dit en souriant, et presque d'un air complice, lorsque nous fûmes de nouveau seuls : « Tout le monde croit que je suis venu en Allemagne pour me guérir, mais je suis revenu dans mon pays pour y mourir. » Il s'éteignit à l'aga de soixante-huit ans, le 30 novembre, à cinq heures de l'après-midi. Ernest Ansermet vint me rendre visite à Clarens quelques jours plus tard. Il voulait m'entendre parler des derniers instants de son ami. Lorsque je lui expliquai que jusqu'au 30 novembre je considérais qu'un décès inattendu, libérant l'homme d'un coup, était au fond désirable, mais que la façon de mourir de mon mari, si courageusement lucide, si sereinement acceptée, m'avait convaincue que c'était là ce qu'on pouvait souhaiter le plus, Ansermet, après un long silence, me répondit pensivement : - Oui, mais il faut être capable d'assumer sa mort. Lui l'a pu".
A quel point Ansermet a été atteint par la disparition de Furtwängler, on le sent bien dans l'hommage qu'il rend à sa mémoire, le 1er décembre 1954, à Radio Genève.

«La mort de Furtwängler est pour moi un événement si bouleversant qu'il m’est difficile de dire en quelques mots ce qu'il me fait ressentir. Car c'est à mon sens le plus authentique, le plus pénétrant et, pour dire toute ma pensée, le plus grand interprète des classiques, dans ce dernier demi-siècle, qui s'en va, et nous aurions eu besoin de lui longtemps encore.

"Il s'est produit dans notre vie musicale des courants d'idées nouveaux, des manières nouvelles de voir et de sentir qui troublent beaucoup le jugement, et auxquels il eût été nécessaire de voir encore s'opposer celte attitude de Furtwängler devant la musique, qui procédait d'une longue tradition, d'une réelle congénialité avec les œuvres qu'il interprétait, d'un profond mûrissement en lui, par l'expérience et la méditation, de leur sens. L'espèce d'opposition qui résultait de cette différence d'attitude en face de la musique entre Furtwängler et d'autres interprètes fameux de notre époque a empêché le public, je crois, dans ces dernières années, de l'apprécier à sa vraie mesure. Il en a beaucoup souffert parce qu'il savait exactement ce qu'il faisait et ce qu'il avait à communiquer. L'expérience était d'ailleurs patente : les esprits critiques le discutaient, mais au moment même de l'exécution, le public, le vrai public, était subjugué. D'autre part, parce qu'on le jugeait rivé à son répertoire classique, on lui reprochait d'en donner des interprétations non conformes à la tradition. Or, qu'est-ce qui compte : est-ce les œuvres ou est-ce la tradition ? On ne voyait pas que ce qui faisait précisément la substance de ses interprétations était une vision renouvelée, approfondie et informée par une longue expérience, qui cumulait en elle ce qui avait déjà été exploré et en donnait une nouvelle synthèse, de sorte qu'en vérité il rendait à la vie les classiques. Est-ce que Lawrence Olivier interprète Hamlet comme il est convenu de l'interpréter ? Il a aussi été victime après la guerre de préjudices politiques d'une injustice révoltante car il était absolument indépendant de la politique, ne lui devant rien ; il avait souffert lui-même du régime nazi, étant en lutte constante avec ses chefs… Toutes ces circonstances, il eût été bon que Furtwängler vive assez pour les voir dissipées par le temps, et pour qu'il se sentit justement reconnu. Le sort ne l'a pas permis. Il s'en va, vraiment à l'improviste, et laisse sus amis inconsolables de ce départ. Mais il laisse à ceux qui l'ont entendu des empreintes ineffaçables. Il laisse aussi quelques écrits dont le dernier volume Ton und Wort contient des pages qui seront pour les futures générations révélatrices à bien des égards du sens de la musique.

Il laisse encore des œuvres qui, au regard des modes du jour, nous eussent déconcertés, et dont il est à souhaiter que l'on sache une fois reconnaître la valeur.

Du foyer de notre orchestre, pour lequel il n'a eu que des gestes d'amitié, et à la tête duquel il a donné des concerts que nous n'oublierons pas, j’adresse à sa mémoire l'hommage de ma plus fervente admiration, certain d'exprimer en même temps celle de noire milieu musical. »

Avant la guerre, Wilhelm Furtwängler avait emmené son orchestre de Berlin dans de nombreuses tournées de concerts en Europe. La Suisse avais alors reçu la visite des artistes allemands aussi souvent que l'Angleterre, l'Italie, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Après la guerre, elle devient à ce point pour Furtwängler sa patrie d'élection qu'il y dirige chaque année, de 1948 à 1954, soit la Philharmonie de Vienne, soit celle de Berlin. Bâle, Genève, Montreux, Lausanne, Berne, Zurich, accueillent pour la première fois les musiciens viennois en 1948. En 1950, la Philharmonie de Berlin parcourt la Romandie au printemps ; en automne, celle de Vienne lui succède... Heureuse époque : les mélomanes suisses n'ont plus connu pareil privilège depuis longtemps ! Le Maître ajoute à ces concerts ceux qu'il conduit à la tête de toutes les associations symphoniques du pays, qui ne manquent pas de l'inviter. Il apparaît au pupitre de l'Orchestre de Winterthur en 1947, 49 et 53, inscrivant à son programme la Sommernacht op.58 d'Othmar Schoeck. Il est à Berne en 1948 et 49, à Bâle en 1949 et 51. Il dirige la Tonhalle de Zurich en 1951, 52, 53 et 54 ; l'Orchestre de la Suisse romande en 1947, 49 et 54. Et Lucerne l'appelle dès 1944 pour être la figure de proue de son Festival.

J'ai dix-sept ans... ah, la découverte de Beethoven, partagée avec des amis assis en cercle au pied d'une colonne, dans une chambre d'étudiant ! Le pick-up s’immobilise toutes les quatre minutes et il faut changer l'aiguille de corne à la fin de chaque face -qu'importe! Mes premiers disques de La Voix de son Maître sont lourds dans la main : l'Ouverture de Coriolan, le Concerto pour violon, la Symphonie No 3. J'ignore alors dans quelles conditions héroïques Walter Legge a enregistré à Vienne les opus 62 et 55, et je ne sais rien de la présence de Menuhin au coté de Furtwängler lors de son combat pour la réhabilitation, ni de l'impression profonde que leur collaboration, commencée à Lucerne, a laissée aux deux artistes. Mais Beethoven... une musique qui doit tout à son énergie spirituelle, brusquement ressentie comme nécessaire, comme évidente dans sa grandeur, ses tensions, ses affrontements ; magnifiée par l'ambiance conviviale du lieu, dominant de toute sa hauteur les nuages de fumée de nos pipes ! Mais Furtwängler... comment est-il possible, dès les premiers accords de Coriolan qui tombent d'ailleurs curieusement en cascades, de donner à l'auditeur une telle impression de force catastrophique ? comment est-il possible de conduire le dernier crescendo de l'orchestre à un tel paroxysme sonore, d'accumuler les tensions jusqu'au point extrême de la rupture ? puis, après un long silence, de faire chanter les basses avec un lyrisme si intériorisé, avec une douceur si poignante? Dans le temps qu'il faut pour faire tourner les deux faces d'un disque, nous avons été transportés d'un pôle à l'autre d'une tragédie.
J'ai dix-sept ans... C'est le Dimanche de la Pentecôte. Un peu à l’étroit, l'Orchestre philharmonique de Berlin a pris place sur l'estrade vétuste de la "Grande salle du Pavillon" de Montreux. Je vais non seulement entendre, mais voir en action des artistes exceptionnels. Une étrange cacophonie - on m'apprend qu'elle est habituelle - précède l’arrivée imminente du chef. Soudain un silence se fait, que personne n'a ordonné ; la longue silhouette est apparue dans l'embrasure de la porte scénique. D'une allure presque irréelle elle se faufile entre les musiciens et se dresse tout à coup devant le pupitre de direction. Un salut très bref au public, les bras s'ouvrent, puis s'abaissent en saccades, le premier accord de la Symphonie en ut majeur retentit, et voici que la musique remplit, plutôt qu'elle ne rompt, le silence. Elle chante large, si j'ose dire, et elle avance, elle est portée en avant, mais sans que jamais elle se précipite, ni qu'elle bascule: elle respire naturellement dans un tempo qui parait donc toujours juste. La fluidité du phrasé est rendue par d'imperceptibles libertés d’allure, l'auditeur sent immédiatement où le phrase musicale aura son moment le plus intense et sa conclusion. La main gauche souligne un thème, apaise quand il le faut, s'ouvre pour accueillir ce qui lui revient. La baguette du sourcier frémit pour susciter le crescendo, et le corps, presque désarticulé, est alors saisi de mouvements brusques - l'orchestre, du premier au dernier pupitre, s'engage irrésistiblement, mais sonne toujours clair.
Le magnétisme de Furtwängler : déjà deviné à l'écoute du disque, j'en éprouve ici la puissance. II y a dans le phénomène une part de mystère. liée profondément à la personnalité de l'artiste. Celui-ci agit par voie d'incantation sur la sensibilité de ses instrumentistes, leur transmet le feu intérieur qui le brûle. Mais aussi la fulgurance d'un regard suffit à obtenir, quand il le faut, la précision d'intervention absolue d'un registre entier de l’orchestre. Dans la salle, le mélomane lui-même perçoit ce qui se passe, pour autant qu'il possède une ardeur vitale assez soutenue organiquement pour recevoir les courants de passion qui traversent la musique. Il donne alors raison à Platon, qui veut qu'en art une chaîne d'inspirés unisse l'auditeur à l'interprète, l'interprète au compositeur, et le compositeur à Dieu,
La Symphonie No 1 conduite à son terme, les applaudissements n'explosent pas en tumulte immédiat. Il y a d'abord un silence de quelques secondes, puis l'ovation s'élève.

Je n'aurai à me déplacer qu'à Lausanne et à Lucerne pour mes premières auditions en concert des Symphonies de Beethoven, à l'exclusion de la Deuxième et de la Huitième. Merci à la famille Reinhard, merci au Waadtland... L'Orchestre de la Suisse romande est le partenaire de Furtwängler dans l'exécution de l'Héroïque et de la Quatrième symphonie ; les Viennois interviennent dans la Sixième, les Berlinois dans la Cinquième ; les « Lucernois » jouent la Septième, les Anglais la Neuvième : il est tentant de donner libre cours aux émotions qui se pressent dans la mémoire du cœur. Évoquer les stridences et le déferlement de l'orage de la Pastorale à la Cathédrale de Lausanne ; dans la même nef, les accents triomphants de la Cinquième ; au Kunsthaus, l'emportement frénétique du finale de la Septième, ou la lenteur extatique de l'adagio de la Neuvième : le lecteur se doute bien que ces moments-là demeurent inoubliables.
J'observe que si les orchestres officiant en Suisse entre 1950 et 1954 sous la baguette de Furtwängler ont chacun leurs couleurs ou leurs timbres, ils atteignent, dès qu'ils sont entre les mains du démiurge, à la même qualité expressive, au même raffinement, à la même intensité, à la même sensualité sonore. II n'y a pas à s'en étonner. Nul n'ignore que le véritable artiste, le créateur authentique se reconnaît à son style, qui se doit d'être unique, et à son tempérament, qui est nécessairement personnel "jusqu'à l'exubérance."
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