The Quebec Act, le lecteur est frappé par les fréquentes allusions au bon fonctionnement des anciens tribunaux. « Sous le régime français, insiste le général Carleton, la justice était intègre. » Il n'y avait pas d'impôts directs, mais l'Église percevait la dîme, et elle la reçoit encore. Les colons étaient soumis au service militaire, aux corvées et à quelques exigences peu importantes. D'un autre côté, la protection royale allait si loin qu'elle soumettait les habitants à d'innombrables restrictions. Comparés à leurs voisins du Sud, ils étaient traités comme des enfants, car les décisions du monarque étaient capricieuses. Ignorant absolument la situation au Canada, il n'en voulait pas moins régir la colonie dans ses moindres détails. Si un bateau apportait un ordre du roi, le vaisseau suivant en apportait le contre-ordre. Pendant près d'un siècle, Londres imita Versailles. L'autorité royale française était déléguée à des hommes disposant de tout en maîtres, et pas un seul n'avait à rendre compte de ses actes au public. Trompés par leurs courtisans et leurs informateurs, les gouvernants étaient les premières victimes de ce système. On vendait des monopoles aujourd'hui, pour les reprendre demain. Les seigneurs en souffraient peut-être plus directement que les colons, mais, en définitive, c'était le peuple qui pâtissait. Les nations d'alors, ignorant les méthodes modernes de colonisation, commirent bien des fautes. L'Espagne et le Portugal se fourvoyèrent fréquemment, et les erreurs irréparables de l'Angleterre avec ses colonies américaines lui furent une salutaire leçon. À Terre-Neuve, elle modifia entièrement sa politique, et, dans tout le Canada, son attitude en 1774 fut diamétralement opposée à celle qui suivit le traité de Paris. Le roi de France ne profita nullement des leçons de l'expérience, et l'on doit attribuer la perte du Canada à la corruption de Versailles plus qu'aux fautes des colons. Il est vrai que la dépravation de l'intendant Bigot avait profondément ému le peuple et le clergé, soulevant de telles protestations que Montcalm dut intervenir 1. Quand même, le peuple lutta pour son roi et son pays, avec une telle bravoure que l'ennemi lui-même fut rempli d'admiration. Après l'offensive de Lévis, en 1760, on vit sur le même champ de bataille des octogénaires et des gamins de douze ans 2. Les noms canadiens ont pour nous une importance historique. Quoique nous trouvions parmi eux la survivance de ceux des nobles et des seigneurs, les autres, précédés de l'article le ou la, sont des noms populaires de soldats, désignés à l'origine par des sobriquets : Lebel, Lebeau, Ledoux, Letendre, Lemieux, L'Heureux, Lefort, Leguerrier, Lemay, Lejeune, Legros. Les noms de couleurs sont aussi nombreux : Leblanc, Lebleu, Leblond, Lebrun, Legris, Levert, Lenoir et Leclaire. Les noms de professions abondent : Leclerc, Lecavalier, Lechasseur, Leduc, Lepage, Lemaire, Lemarchand, Letourneur et Lemoine. La zoologie a une représentation impressionnante : Labaleine, Lebœuf, Lecocq, Lebouc, Lelièvre et beaucoup d'autres noms d'animaux, Lefoyer, Lepain, Levin et Laframboise ont un agréable fumet domestique. Leborgne rappelle, sans doute, quelque accident, et semble cruel ; mais de quelle joyeuse humeur sont : Lajoie, Surprenant, Beauparlant, Bonvouloir, Belhumeur, Labonté, Lajeunesse, Latendresse, Ladouceur, Lespérance, Lafleur, Larose, Latulipe, Lalumière, Lafiamme et Laflèche - quelques-uns peut-être venus de France. L'esprit satirique du Canadien se retrouve dans Lelâcheur, Lamalice, Lemarbre, Ladébauche, Sansregret, Ladéroute, Sansoucis, Sansquartier. À l'École supérieure de pharmacie de Montréal, il y a quelques années, les trois directeurs principaux s'appelaient : Contant, Lachance et Vadeboncœur 3. Le maréchal Fayolle parle d'une dame charmante, qui lui fut présentée, du nom de Jollicœur. En général tous ces noms indiquent une vaillante bonne humeur et une gaieté robuste. Les 65 000 Canadiens abandonnés à leur triste sort, au temps de la cession, sont maintenant devenus un peuple de 4 500 000 aux États-Unis et au Canada. Selon l'abbé Casgrain, ils ont doublé leur nombre en vingt-huit ans 4, ou en trente ans, d'après Desrosiers et Fournet 1. De 1784 à 1841, la population a augmenté de 200 pour 100 2. Cette fécondité tient du prodige. Montcalm a écrit qu'un de ses soldats eut 250 descendants 3. Quand il mourut, M. de Gaspé, l'illustre écrivain, avait 115 enfants et petits-enfants 4. Gérin-Lajoie nous dit que son grand-père, Gélinas, mort en 1852, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, avait 150 enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Le grand-père du cardinal Bégin, à sa mort, avait 324 descendants directs 5. Le chanoine Émile Chartier, vice-recteur de l'Université de Montréal, déclare que, dans sa famille, quatre générations successives eurent 17 enfants chacune. Le recteur distingué de l'Université de Laval, que nous citerons souvent, a 19 frères et sœurs 6. Un des résultats de cette descendance, de souches peu nombreuses, est que l'on retrouve, dans chaque profession, bien des noms analogues. Ainsi, sur 5 681 prêtres, moines et frères, nous comptons 12 Simard, Poirier et Labelle ; 14 Michaux, Lemieux et Leclerc ; 17 Desjardins ; 20 Morin ; 21 Gagnon ; 30 Gauthier ; 32 Côté ; 33 Tremblay et 40 Roy et Pelletier 7. Il arrive aussi que l'on rencontre un nombre exceptionnel d'hommes portant le même nom dans un service civil ou militaire. Par exemple, en 1908, sir Alphonse Pelletier était lieutenant-gouverneur de la province de Québec, et le lieutenant-colonel P. Pelletier, docteur en médecine, était commissaire provincial à Londres. Le colonel Oscar Pelletier, fils de sir Alphonse, commandait la 5e division et le major Victor Pelletier, neveu de sir Alphonse, était aide de camp du lieutenant-gouverneur. D'un autre côté, M. Antonio Pelletier, docteur en médecine et poète, appartenait à l'école littéraire de Montréal. Quelques années plus tard, Mgr François P.-A. Pelletier était recteur de l'Université Laval. On parle de villages dans lesquels plus de cent familles portent le même nom 8. Dans un charmant petit recueil d'études autobiographiques, M. G.-E. Marquis nous raconte que dans le grenier de sa maison une balançoire de bébé était suspendue. « Je ne voudrais pas affirmer, dit-il, que je l'aie souvent vue accrochée à cet endroit, car chez nous, soit dit en passant, les Noëls domestiques s'ajoutaient souvent et en toutes saisons aux Noëls liturgiques, comme d'ailleurs dans la plupart des foyers canadiens 9. » M. le magistrat Adjutor Rivard, dans une série d'admirables tableaux rustiques, où la simplicité le dispute à l'élégance, esquisse une scène délicieuse et nous montre des personnes portant un enfant à l'église pour le faire baptiser. « Des têtes paraissent aux fenêtres : c'est Benjamin qui fait baptiser encore une fois. Il aura bientôt toute ma paroisse dans sa maison 10. » Certes, les enfants sont nombreux, mais on leur fait toujours fête. Nous avons connu une famille de 26 enfants. Un évêque de Portland en avait, dans son diocèse, une de 27 rejetons. C'est encore Mgr Landrieux, évêque de Dijon, qui parle d'une famille « trifluvienne » de 33 enfants 11. Enfin, M. le premier ministre Taschereau aime, à rappeler qu'un de ses ancêtres eut 36 descendants immédiats 1. Il y a quelques années, le gouvernement de Québec accordait cent arpents de terre à tout père de douze enfants vivants. En moins d'un an, plus de 3 000 personnes reçurent ce don 2. En 1907, on publia une liste de 5 000 familles ayant tous les titres à cette faveur 3. Si l'on excepte la Roumanie, Québec a une natalité supérieure à celle de tous les pays. Elle était, de 38,1 par mille, en 1911 ; de 46,63 dans la ville de Sorel et de 69,24 à Chicoutimi 4. Celle de l'Ontario n'est que de 24 et la Nouvelle-Écosse atteint 25 5. Pendant la période écoulée entre le dernier et l'avant-dernier recensement, Mr Arthur Hawkes nous dit que « les Canadiens de la Nouvelle-Écosse ont eu deux fois plus d'enfants que les Anglo-Canadiens. Dans l'île du Prince Édouard, le nombre des Canadiens a décru la moitié moins rapidement que celui des habitants de langue anglaise. Dans le Nouveau-Brunswick, ceux-ci perdirent 8 000 habitants, et les Canadiens augmentèrent de 19 000, constituant ainsi un quart du total de la population. Si les Anglais avaient suivi l'exemple des Canadiens, leur nombre aurait augmenté de 60 000 » 6. Malgré un climat sévère, les Canadiens ont la survivance proportionnelle la plus grande au monde. Leur natalité et leur survivance sont phénoménales.
L'évolution du canada français
Chapitre II La formation théocratique du Canada
Retour à la table des matières Tout d'abord, à peu d'exceptions près, le but des Français, en s'établissant dans l'Amérique du Nord, n'était pas de s'enrichir, mais de faire le bien moral des Indiens : ils voulaient les instruire, les christianiser et les sauver. Jacques Cartier - que M. Stephen Leacock appelle avec raison « un aventurier audacieux, mais sans qu'il eût cette sinistre cruauté qui caractérisait la plupart de ses congénères » 1 - se conduisit, en arrivant à Hochelaga, comme un missionnaire plutôt que comme un explorateur. « Notre capitaine, dit-il, voyant la misère et la ferveur de ces pauvres Indiens, récita l'Évangile selon saint Jean : Au commencement était le Verbe, imposa les mains aux malades, priant Dieu de bien vouloir ouvrir les cœurs de ce peuple malheureux et de leur faire comprendre sa sainte parole, afin qu'ils puissent recevoir le baptême et le christianisme 2. » Inspiré par le même esprit, Champlain dit : « Le salut d'une âme vaut mieux que la conquête d'un empire ; et les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays où règne l'idolâtrie, que pour les soumettre à Jésus-Christ. » Il est impossible de ne pas rendre justice au zèle religieux profond d'Antoinette Pons, de l'épouse de Champlain, de la duchesse d'Aiguillon, de Mme de la Peltrie, de Marguerite Bourgeoys, de Mlle Mance, de Mme de Bullion, de toutes ces Françaises qui, à cette époque, où la plupart des protestants se montraient indifférents aux missions, firent les plus grands sacrifices pour introduire le christianisme dans ce pays nouveau. Nul ne saurait parfaitement mettre en relief la sublime audace de Maisonneuve, s'adressant à ceux qui voulaient le décourager, par crainte des Indiens, de se rendre là où se trouve actuellement la métropole du Canada : « J'irai m'établir à Montréal, dit-il, quand même chaque arbre d'ici là serait un Iroquois. » L'héroïsme chrétien apparaît à son plus haut point dans les souffrances des jésuites Jogues, Brébeuf, Lalemant, Garnier, Chabanel et Buteux qui, après avoir donné leur vie aux âmes, moururent martyrs. Garneau nous les montre qui, « Un bréviaire au cou, une croix à la main, devançaient souvent nos plus intrépides voyageurs » 1. C'est de ces nouveaux apôtres que le docteur G.-M. Grant, pasteur et éducateur éminent, dit : « Ces premiers jésuites étaient des missionnaires sublimes ; l'histoire ne cite pas de dévouement plus grand... Ce que Livingstone a fait dans l'Afrique du Sud, se séparant de tous les autres missionnaires restés à portée du confort de la colonie, lorsqu'il s'enfonça parmi les tribus indigènes éloignées, ce que fit aussi le missionnaire anglo-canadien Machay, à Formose, il y a huit ans, les jésuites l'ont toujours fait 2. » Chez eux, le moi fut toujours sacrifié sans réserve. Éclatant est le bel hommage rendu à ces héros magnanimes par Mr William H. Moore : « De 1615, qui marque le séjour du Père Le Caron à la baie Georgienne, jusqu'en 1650, date de la dispersion finale des Hurons, vingt-deux missionnaires avaient passé au milieu de ces peuplades, sept d'entre eux subirent une mort violente. » - « Ces religieux - il y en eut tant d'autres donnèrent au monde un exemple inoubliable de dévouement et de sacrifice. » Ils vécurent dans un état d'héroïsme et de martyre constant 3. Pour récompense de ces services intrépides, et pour leur continuation, le roi donna au clergé 2 096 534 arpents 4 de terre, dont 891 845, propriété des jésuites, rentrèrent plus tard dans le domaine public 5. Ces concessions, même alors, étaient moins considérables que celles faites plus tard par l'administration britannique à ses favoris. Il faut se rappeler que, lors de leur octroi, les dons français n'avaient que pou de valeur. Le clergé séculier, lui aussi, fut soumis à de rudes épreuves et déploya un zèle sans bornes. Le Père Morel, dans une paroisse longue de quatre-vingt-un milles, n'avait qu'environ trois cents paroissiens 6. Le long du Saint-Laurent, leurs visites présentaient des périls incessants. Il fallait traverser le fleuve par tous les temps, par la pluie, par la tempête, s'aventurer sur la glace, se frayer un chemin dans les broussailles et les fourrés de la forêt. Aux premiers jours, la note héroïque était aussi constante chez le peuple et chez les nobles que dans le clergé. C'est encore Mr W. H. Moore, qui évoque en traits saisissants le sublime de cette vie : « L'histoire de la Grèce n'offre rien de plus émouvant que la bravoure de Dollard et de ses compagnons, allant à une mort certaine, aux mains des Indiens du Long-Sault, pour sauver la colonie. Ce n'est pourtant là qu'un exemple entre mille des immolations volontaires dont l'ancien régime était coutumier 1. » L'abnégation rayonnante de soi était le trait saillant de cette époque. Certains écrivains de langue anglaise ont parfaitement compris en quoi différaient les buts des colons français et anglais. Le professeur Perey Evans Lewin, conservateur de l'Institut colonial de Londres, l'a clairement montré : « Le contraste entre les méthodes employées en Amérique par les Anglais et les Français, est des plus remarquables. Satisfaits de s'établir sur le littoral, les colons anglais se contentaient d'exercer leur négoce, de coloniser les côtes orientales. L'apostolat missionnaire n'avait pas d'attrait pour la masse du clergé et des pasteurs. Les tribus indiennes, quoique sous la domination anglaise, étaient laissées à leurs superstitions, et l'on ne fit que très peu pour les initier aux bienfaits du christianisme. Pendant que les Français ouvraient de nouveaux territoires et s'avançaient peu à peu vers l'intérieur, cherchant à gagner l'amitié des tribus indiennes et à les soumettre à leur influence, les Anglais restaient à peu près indifférents à toute entreprise géographique et religieuse 2. » Mr James Douglas dit que « l'Église de la Nouvelle-Angleterre fit bien un essai - sans enthousiasme - pour civiliser et convertir les quelques Indiens demeurés dans leurs villages, mais ni l'État et ni l'Église ne songèrent à rivaliser d'efforts avec les Français pour répandre le christianisme sur le continent » 3. John Fiske insiste également sur le mode d'expansion des deux peuples. « La population des colonies de la Nouvelle-Angleterre était de vingt fois supérieure à celle du Canada, mais elle n'avait atteint, dans l'intérieur, que Deerfield et Hadley sur les bords du Connecticut. Déjà, les avant-postes français étaient à plus de mille milles de l'Atlantique 4. » Pour ceux-ci la propagande religieuse était le but dominant, et le Canada était plutôt considéré comme une « mission » que comme une colonie. Si un négociant se permettait un certain relâchement dans l'œuvre religieuse, on l'accusait aussitôt de négliger son devoir. Pour le clergé, le couronnement de ses aspirations était le salut des « Peaux-Rouges ». Francis Parkman a admirablement saisi la grande idée synthétique des premiers colons. Il s'agissait « d'unir au pied du trône et de l'autel ces hordes sanguinaires, à, jamais délivrées de leurs luttes intestines. Séparées les unes des autres, mêlées aux marchands et aux colons français, polies par ce contact, guidées par des prêtres, gouvernées par des officiers français, elles devaient former un vaste empire qui, à l'avenir, couvrirait le pays d'un océan à l'autre. La civilisation espagnole écrasa l'Indien ; la civilisation anglaise le dédaigna et le négligea ; la civilisation française l'adopta affectueusement et le chérit » 5. Selon cet historien, les activités françaises furent une longue dévotion envers les indigènes. « Les moyens de conquête furent paisibles, calmes et bienfaisants. La croix, et non le glaive, fut l'arme dont la France désira se servir. Elle ne voulut ni écraser ni anéantir les peuplades dont elle envahissait le territoire, mais les recevoir chez elle comme ses propres enfants 1. » Il est vrai que Frontenac, en guise de représailles, condamna deux Indiens au bûcher, et que ce supplice fut répété 2, mais ces actes sévères n'affaiblissent en rien la thèse de l'historien américain. Ces indigènes étaient traités de telle façon que, pour eux, le mot « Français éveillait l'idée d'ami » 3. Malgré les sommes énormes dépensées par les conquérants pour gagner leur affection, les paroles d'Isaac Weld, quarante ans après la conquête, sont significatives : « Même aujourd'hui, l'Indien ira toujours frapper à la porte d'un pauvre cultivateur canadien de préférence à celle d'un Anglais 4. » Ces sentiments étaient si intenses qu'Alexander Henry, pour pouvoir voyager sans obstacles et même pour protéger sa vie 5, s'habillait à la française. Un peu plus tard John Palmer fut frappé 6 par cette préférence des Peaux-Rouges. Les missionnaires voulaient aussi créer, de ce côté de l'Atlantique, une France nouvelle où les nations indigènes cotinueraient de vivre comme dans le passé. Garneau, déplorant l'exclusion des huguenots, s'écrie : « De quel avantage n'eût pas été une émigration faite en masse et composée d'hommes riches, éclairés et laborieux, pour peupler les bords du SaintLaurent ou les fertiles plaines de l'Ouest ? Du moins ils n'auraient pas porté à l'étranger le secret des arts de la France, et nous ne serions pas, nous, Canadiens, réduits à défendre pied à pied, contre une race étrangère, notre langue, nos lois et notre nationalité 7. » La présence de protestants, d'israélites, et même de libres-penseurs, eût été favorable à l'Église établie ; au lieu d'avoir, aujourd'hui, quatre millions et demi de fidèles, elle en aurait peut-être dix fois plus. Quoi qu'il en soit, le catholicisme n'est nulle part plus vivant et plus énergique que dans les pays protestants. Partout, l'exclusion des non-conformistes a été néfaste dans ses résultats et à la nation, en général, et au corps religieux favorisé en particulier, Un homme qui exerça une influence extraordinaire fut François de Laval, le premier évêque de la colonie qui, excédant les pouvoirs de sa charge, joua un rôle prépondérant dans l'administration du pays, « faisant et défaisant les gouverneurs à son gré » 8. Élève des jésuites, un vrai miracle de volonté, il désirait transformer tout son clergé en une sorte de milice passive, « obéissant à son chef comme les jésuites à leur général ». Nul n'aurait pu se donner plus entièrement à sa tâche qu'il ne le fit. Prestige aristocratique, honneurs, richesse, influence, il mit tout au service de Dieu. Apôtre enflammé et infatigable, quelles que fussent les décisions à prendre, son courage ne faillit jamais. Le professeur Skelton l'appelle le premier « prohibitionniste » d'Amérique 1, car, à l'instar des missionnaires qu'il inspirait, il lutta ardemment contre la vente des liqueurs fortes aux Indiens, ainsi que contre toutes les déviations du sens moral. Il fit une guerre sans trêve aux commerçants sans scrupule et aux excès des négociants en pelleteries 2. Inépuisable génie, Québec lui est redevable de ce Séminaire qui fut généreusement doté par lui-même et par le roi. Personne, au Canada, n'a été son émule pour la cause de l'éducation. Il institua le Petit Séminaire et, sans partager sur tous les points l'avis de ceux qui ont appelé Saint-Joachim « la première école technique du continent » 3, cet établissement n'en fut pas moins une école qui honora grandement son fondateur. C'est de lui que Goldwin Smith a écrit ces lignes caricaturales -« Ce prélat, dont le nom, toujours illustre au Canada, est porté par l'Université Laval, fut le plus grand ascète de son époque. Il couchait sur une paillasse grouillante de vermine ; il mangeait des viandes putréfiées ; il est étonnant qu'il n'ait pas été canonisé 4. » Après un tel jugement d'un soi-disant historien, on est charmé d'entendre un autre protestant, le docteur Douglas, parlant d'une des institutions rattachées à la vie de l'illustre évêque : « Le séminaire de Québec est encore la pierre angulaire de l'Église catholique du Canada. Le prêtre y retourne comme à son foyer. Il continue une correspondance systématique avec le prélat. Dans la vaste bibliothèque de l'évêché, ces lettres forment de nombreux manuscrits reliés, et offrent une documentation inestimable, portant premièrement sur les affaires ecclésiastiques, mais incidemment sur l'histoire sociale et politique de la Nouvelle-France pendant les derniers deux siècles et demi 5. » Le séminaire de Québec, comme nous le verrons, exerça une profonde influence éducative. C'est à Mgr de Saint-Vallier, deuxième évêque de la colonie, que les Canadiens sont redevables de la fondation de l'hôpital général de cette ville et de l'organisation du clergé séculier 6. Ce fut une bonne fortune pour les Canadiens que le rôle joué par les Sulpiciens dans leur histoire religieuse. Ces hommes extraordinaires ne forment pas un ordre monastique, mais un groupement de prêtres séculiers, qui n'ont pas prononcé de vœux 7. Établis à Montréal en 1657 8, leur nombre déclina à l'époque de la Cession, mais devint plus grand pendant la Révolution française. Aussi zélés que les Jésuites, leurs émules et parfois leurs adversaires, mais moins abstraits et d'un esprit chrétien plus ouvert, - et plus libre, - ils sont avant tout d'humbles et doctes prêtres, hommes d'une robuste candeur. Ces qualités leur gagnèrent tout particulièrement l'affection nationale et, partout, ils sont connus comme les |