Messieurs de Saint-Sulpice. La description que fit Renan de leurs frères de France ne saurait être surpassée. Il connaissait leur valeur 9. Sincères et savants, ils faisaient, dans leur éducation, une place plus large à la raison, défendaient ses droits avec chaleur, montraient plus de respect pour l'indépendance des personnes et des institutions que ne le faisaient leurs collègues. Il flottait autour d'eux une certaine ambiance libérale qui disparut plus tard, lorsque le reste du clergé évolua vers l'ultramontanisme 1. Comme seigneurs de Montréal, ils possédaient de vastes propriétés, qui ont maintenant une énorme valeur, mais, pratiquant entre eux une sévère, pour ne pas dire austère, économie, ils ont consacré leurs richesses aux fins les plus bienfaisantes et généreuses. Peu de personnes sont au fait de leurs largesses que, par humilité, ils cachent avec un soin jaloux. Ils ont donné aux Dames de la Congrégation un superbe terrain sur la rue Sherbrooke, à Montréal, pour y ériger leur beau monastère, et il y a peu de temps, ils ont contribué pour un million de dollars au fonds de l'université de cette ville 2. Nombre d'entreprises bienfaisantes eurent leurs débuts facilités et leur œuvre permanente soutenue par ces nobles serviteurs de Dieu. Indépendamment des religieux ci-dessus mentionnés, il y a environ vingt-cinq ordres consacrés à toutes sortes de bonnes œuvres. Chacune de ses organisations a ses fins particulières, ses traits caractéristiques, sa discipline, mais tous leurs membres ont fait le sacrifice absolu de leur personnalité. D'après leur théologie, l'univers est une masse de contingences soumises à la volonté divine qui les dirige en réponse aux prières des fidèles. L'idée de lois qui sont des modes d'action de Dieu n'entre guère dans leur esprit. Il faut pourtant ajouter qu'on trouve chez eux des vues assez variées relativement à cette question. Ces opinions rappellent celles des communions protestantes, dont chacune travaille à la solution de ses problèmes tout en secondant ensemble les fins fondamentales du protestantisme. Les travaux de ces ordres sont aussi variés que les besoins de la vie humaine ; ils s'occupent du service des âmes, d'enseignement, d'agriculture, d'œuvres de charité, d'hôpitaux et de missions. Une armée de 648 moines et de 2 670 frères se dévouent à une œuvre collective d'une impressionnante ampleur. Les exigences de ces congréganistes, en matière de dogme, sont absolues, mais à peine plus que celles de la minorité protestante ultra-dogmatique. Il nous faut pareillement louer l'œuvre de ces religieuses qui quittèrent leur France bien-aimée, traversèrent l'océan quand il était dix fois plus vaste que maintenant, et vingt fois plus dangereux, pour servir Dieu dans un champ demandant des efforts surhumains. Leur courage et celui des Canadiennes qui leur succédèrent défient toute parole. Plus compatissantes que le bon Samaritain, inspirées, non par la pitié d'un moment, mais par une charité qui ne s'éteint qu'avec elles-mêmes, elles incitent notre profonde admiration. M. le docteur Douglas a raison d'affirmer que la vie catholique des premiers jours de la colonie de Québec accorda à l'éducation de la femme une importance plus grande que ne l'avaient fait les Puritains 3. Les Ursulines se sont mises à l'œuvre à l'aube de la vie française en Amérique 4, et aucune catastrophe n'a pu les arrêter. Elles ont dirigé - et le font encore - l'éducation des dames de la classe supérieure de la ville de Québec. La note héroïque était pourtant plus frappante dans la grande œuvre de Marguerite Bourgeoys, et la congrégation dont elle a posé les bases, et qui est devenue, au Canada, l'institution enseignante pour jeunes filles la plus distinguée et la plus ouverte au progrès. Depuis la fondation de l'Hôtel-Dieu de Québec, en 1637 1, et de l'Hôtel-Dieu de Montréal, en 1642 2, la charité envers les blessés de la vie et le soulagement de toutes les souffrances s'est développée à peu près sous toutes les formes du dévouement. Nous retracerons, dans un chapitre spécial 3, les innombrables œuvres philanthropiques de la province. Plus de vingt-cinq ordres religieux s'occupent activement des nécessiteux, des malades et des incurables. Comme nous l'avons expliqué précédemment, chaque organisation a son apostolat particulier qui, à l'occasion, empiète sur celui d'une autre communauté. Dans de tels cas, les autorités ecclésiastiques interviennent et maintiennent les disciplines nécessaires. Certaines congrégations qui, au début, désiraient se livrer exclusivement aux œuvres charitables, furent contraintes, par la force des choses, à s'occuper d'enseignement, et il y a une certaine forme d'éducation qui se dégage de toutes leurs œuvres, mais elle est extrêmement conservatrice. Ainsi, les frères enseignent la doctrine de saint Paul, relativement à la primauté de l'homme dans la famille, et les religieuses insistent sur la complète subordination de la femme. Bien des critiques de ces nobles sœurs ont été faites par des protestants, - sans parler des libres penseurs, - mais est-ce que leur ministère ne vaut pas autant que celui des nobles femmes célibataires laïques parmi nous ? La vie monastique ne leur apporte-t-elle pas la sérénité et le contentement Elles entretiennent parmi elles, la flamme du dévouement et du sacrifice. Les habitants de la Nouvelle-Angleterre avaient un angle de vision religieuse étroit, mais ils pensaient par eux-mêmes, discutaient librement entre eux et avec leurs pasteurs. Ils étaient d'esprit plus philosophique et plus porté à la recherche du pourquoi. On comptait, à l'époque de la Cession, quarante Américains pour un Canadien 4. Le nombre, chez un peuple, crée une émulation mentale. Dans la province de Québec, la vie intellectuelle, excepté parmi le clergé et une minime classe supérieure, était presque nulle ; la science n'appartenait guère qu'aux prêtres. Leurs vertus les tenaient près du cœur du peuple, dont l'esprit était naturellement hypnotisé par le passé. On exhortait la jeunesse à imiter les ancêtres, et par là se continuait une mentalité immuable. Ainsi Garneau, oubliant que le même état de choses existe dans certaines régions des États-Unis et de l'Europe, attribue à tort l'immobilité apparente des Canadiens « à leurs habitudes monarchiques et à leur situation comme race distincte dans l'Amérique du Nord, ayant des intérêts particuliers qui redoutent le contact d'une nation étrangère » 5. La cause est plus fondamentale et réside dans cette philosophie, acceptée par un grand nombre de protestants comme de catholiques, qui affirme que les principes essentiels du christianisme reposent, comme les mathématiques, sur des bases immuables et éternelles. Ces idées provoquèrent de violents débats en France, mais même là ce ne fut qu'en 1738, vingt ans avant le traité de Paris, que le mot « progrès, comme l'idée de progrès, fit son apparition dans la littérature » 1. Au Canada cette idée se manifesta un siècle plus tard, par des infiltrations extérieures, et, même de nos jours, elle est loin d'être l'impulsion vitale des prêtres. Peu sont sensibles à la mobilité des choses. La théologie de la Nouvelle-Angleterre était rigide, sévère, inflexible, mais la libre parole relative et une certaine liberté de pensée créèrent un courant d'idées progressistes. Chez les Canadiens, avec leur passion de logique, l'idée d'immutabilité s'était cristallisée dans, l'âme populaire, comme un idéal toujours tendant vers la stabilité, mais n'atteignant que l'immobilité. Avec la tradition, que les nouveautés intimident, il était naturel que les chefs religieux en vinssent à inspirer aux colons une crainte de toute nouveauté. « Dans l'Église, dit Mgr Julien, ce qui ne s'est jamais vu rencontre toujours une opposition sérieuse. » De là est venu le conservatisme dominant de la société canadienne. Ceci fut intensifié par la morphologie sociologique importée de la mère patrie. Après les commotions endurées durant les derniers jours de la féodalité, la Renaissance et les guerres de religion, la paix et la stabilité étaient dans les désirs de tous. Cela contribua beaucoup à la création d'une parfaite philosophie de fixité contrastant avec la fluidité générale moderne. Le roi était absolu. L'Église, hostile à toute dissidence, se glorifiait, de son eadem-semper. Sur ce point les huguenots étaient peut être encore plus intransigeants que les catholiques. Les israélites tenaient à leurs traditions comme à la vie. Les nobles maintenaient de tout leur pouvoir leurs droits de vasselage ; la philosophie de Descartes était inflexible et immuable comme la science qui l'inspirait ; on conservait les dialectes ; la langue était soumise aux lois de l'Académie française qui, comme l'avait voulu, Richelieu, s'érigeait en une sorte de police du verbe national. Alors, comme aujourd'hui, son secrétaire était qualifié de « perpétuel », pas de changement. Le commerce et l'industrie devaient s'incliner devant les arrêts du corps de métiers. Partout se révélait le dessein de fortifier l'édifice social contre toute variation. Dans leurs écrits, les utopistes des seizième et dix-septième siècles louaient la séparation tranchée des diverses classes de la société, insistaient sur leur permanence, et voulaient qu'elles fussent distinguées les unes des autres par leurs costumes. Dans cette société tout se liait pour sa stabilisation. Une conception semblable fut introduite au Canada. Heriot constata la présence de quatre classes distinctes, maintenues par l'autorité décisive du seigneur, du capitaine de la milice et des prêtres. Cet état social que Durham et d'autres interprètent comme usé et décadent, était simplement la réalisation d'un idéal, idéal erroné, mais, quand même, un idéal. On retrouve, au centre même de la vie canadienne, le même concept de fixité qui a puissamment déterminé la pensée, la sensibilité, la volonté, les actes des hommes. Leur angle de vision repose sur un point fixe dans l'infini. Pour employer des paroles de Carlyle concernant certains penseurs d'Oxford : « Ils demeurent à l'ancre sur le fleuve du temps. » Ils ne voient pas le mouvement des hommes et des philosophies, les puissants et irrésistibles courants de la vie et les transformations de l'élan vital poussant les hommes vers l'éternel devenir. La mobilité des choses leur échappe. Dans la vie (il n'y a que les détails qui changent ». Aucun de leurs prêtres n'est connu comme acceptant la théorie de l'évolution ; beaucoup emploient le mot, la plupart combattent la chose. Ils ont une certaine fixité dans tous leurs objectifs. Leur atmosphère n'est pas vivante. Leur société manque de flexibilité. Son idéal n'est pas le mouvement en avant, le développement de l'esprit d'initiative, d'opportunité, de progrès. La. volonté n'est pas tendue vers la découverte de possibilités nouvelles et de leur mise en valeur. Ces conceptions ne sont pas exclusivement catholiques, on les trouve chez les protestants, avec les mêmes résultats. Des Américains déplorent la même situation dans le sud des États-Unis, menant aux mêmes résultats. Avec quel art M. Henry Bordeaux, lors de la réception à l'Académie de l'abbé Bremond, ne nous fait-il pas saisir l'action des mêmes idées dans sa description du foyer du nouvel académicien, qu'il résume par ces mots : « Ici le temps s'abolit et la vie s'immobilise. » La même psychologie populaire produit les mêmes effets sociaux. Garneau parlait de la société canadienne « où l'uniformité et l'égalité sont à peine troublées ». Dans un tel milieu les idées utilitaires contemporaines ont peu de prise. Les nouvelles initiatives sont découragées. Il y a près d'un demi-siècle un fermier du Canada nous disait que, dans sa jeunesse, il avait essayé de couper le blé avec une faux au lieu d'une faucille. Son père le tança vertement : « N'as-tu pas honte, dit-il, de penser que tu peux faire mieux que ton père ? » Il nous a été donné, sur la fin de sa carrière, de voir ce fils impénitent trôner, avec une grande fierté, sur une admirable faucheuse. Avec de telles conceptions - qui se transforment rapidement -on voit la connexité fatale de cette doctrine et l'absence de progrès. On est aussi frappé par le fait que les Canadiens idéalisent le passé, remémorent leurs chers disparus, s'élevant ainsi à une sorte de communion avec les morts, qui ont à leurs yeux une présence réelle. Le Canada ecclésiastiques annuaire du clergé, jusque tout récemment, n'énumérait pas seulement les prêtres vivants des églises mais encore leurs prédécesseurs. Il en est de même des statistiques publiées par diverses organisations religieuses, des annuaires d'universités : les noms des membres anciens, des professeurs, précédant ceux des représentants actuels. Il est touchant de voir les fidèles se rendre après le culte au cimetière, et de constater leur longue et constante souvenance de ceux qui ne sont plus. Il faut interpréter dans le même sens le court dialogue, entre deux mères de famille, rapporté par M. Louis Arnould, professeur français à l'Université de Montréal : « Combien êtes-vous ? - Neuf vivants et trois morts. - Et vous ? -Douze vivants et quatre morts. » Ceux qui ne sont plus font encore partie de la famille 1. C'est le « chœur invisible des immortels morts » de Georges Eliot, « qui vivent de nouveau dans les esprits rendus meilleurs par leur présence », d'où ils tirent une grande force morale. Pour eux, c'est la piété du souvenir. Il y a là un indice caractéristique d'une différence essentielle entre les Canadiens et leurs compatriotes anglais. Parlant de ces derniers, M. Arthur Hawkes nous dit : « Ils se préoccupent plus de l'avenir de leurs enfants que du passé de leurs grands-parents 2. » Les prêtres sont des hommes d'un grand mérite. Leur héroïsme dans le passé n'éclipse pas leur dévouement actuel. Aucun clergé n'a des états de services et d'abnégation plus élevés. Leur apostolat, faisant appel aux sensibilités émotives,touche les masses et suscite l'attachement populaire. L'attitude paternelle du clergé entretient des sentiments de confiante affection et de subordination. Il est impossible de pénétrer dans leurs archives sans constater à quel point certains curés ont poussé le dévouement personnel. La plupart des collèges de la province ont été fondés par eux et avec leurs dons. Un bon nombre d'hommes arrivés à la fortune par leurs propres efforts ont été aidés, dès le début, par leur pasteur qui leur a donné les premières leçons, et facilité les moyens de s'instruire. Ils sont puissants, parce que, le fidèle a conscience qu'ils sont ses meilleurs amis. « On ne saurait trouver au monde, écrit Beckles Willson, de prêtres plus intelligents, plus laborieux et plus honorables 1. » Par-dessus tout ceci, il y a le contrôle hiérarchique. Dans une étude sociologique dont nous avons déjà parlé, M. W. A. Riddell, du département des Travaux publics d'Ontario, attribue la puissance ecclésiastique sur les Canadiens à des facteurs démographiques nombreux et bien étudiés ; mais ce qu'il ne dit pas, c'est que dans l'organisme sociologique, importé de France, il existait déjà, non seulement en principe, mais en fait, un contrôle ecclésiastique. Il passe sous silence l'influence de l'esprit hostile des colons britanniques de la première heure, forçant ainsi les Canadiens à s'unir sous la direction du clergé, lorsque ces nouveaux venus voulurent imposer le Test act, l'ingérence des autorités dans les droits catholiques, l'introduction des lois anglaises, l'ostracisme de tout ce qui était canadien, la violence des Orangistes et des protestants extrêmes, ou l'exclusion de l'élément français des situations dans les services civils auxquels ils avaient droit. Il oublie surtout l'affection véritable du peuple qui pensait, avec Henri Perreyve, que « le prêtre est un homme créé et mis au monde pour les autres » et, qu'à leurs yeux, son office est divin Comme dans toutes les colonies, le peuple avait d'abord à pourvoir à ses besoins matériels immédiats, ce qu'il faisait assez facilement, mais il pouvait à peine disposer de l'excédent de ses produits à cause du manque de routes et de marchés. Il ignorait les principes fondamentaux de l'agriculture, et ses méthodes routinières d'alors épuisaient vite le sol 2. Il en résulta que la pauvreté régna dans un des pays les plus fertiles du monde. Les Canadiens n'étaient pas seuls à connaître cette détresse. Lord Durham, parlant des provinces maritimes, déclare que « leur mince population ne montre presque partout que pauvreté, ignorance et stagnation » 3. On peut affirmer que l'état du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l'île du Prince-Édouard n'était pas supérieur à celui de la province française, où les Canadiens ont un idéalisme pratique qui les rend exceptionnels. Quelles qu'aient été leurs défaillances, ils ont toujours placé en avant le devoir religieux, qui est le devoir à sa plus haute puissance, et soutenu l'armature religieuse de leurs pays. Avec quel orgueil légitime M. Henri Bourassa, répondant à l'archevêque Bourne de Londres, met en relief leurs états de service : « De cette petite province de Québec, de cette minuscule colonie française, dont la langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé de l'Amérique du Nord, qui sont venus puiser au séminaire de Québec ou à Saint-Sulpice la science et la vertu qui ornent aujourd'hui le clergé de la grande république américaine et le clergé de langue anglaise aussi bien que le clergé de langue française du Canada 4. » C'est encore lui qui affirme que : « La petite province de Québec a fourni plus de prêtres, plus de religieuses, plus de foyers de foi et de dévouement que tout le reste du Canada catholique. » On ne pouvait mieux dire.
L'évolution du canada français
Chapitre III Causes économiques de la suprématie anglo-canadienne
Retour à la table des matières Beaucoup d'Anglo-Canadiens - dont il faut exclure l'élite, les plus instruits et les plus cultivés - n'hésitent pas à affirmer leur supériorité sur les Canadiens. Les plus retenus gardent leurs propos un peu voilés, mais les autres disent positivement que leurs compatriotes franco-canadiens leur sont irrémédiablement inférieurs. Il faut donc essayer de mettre en lumière les causes de la « prépondérance » de ces Anglo-Saxons. Résulte-t-elle d'aptitudes ethniques supérieures ? Ne serait-elle pas, plutôt, la conséquence d'une situation particulièrement avantageuse, de faveurs politiques et de dons généreux de la métropole ? La nature de la conquête et ce que fut pendant longtemps le régime du gouvernement anglais, par les Anglais, pour les Anglais, n'expliquent-ils pas cette prééminence ? Lorsque, au lendemain de la Cession, les colons anglais arrivèrent en nombre, un grand travail préliminaire avait été fait, et le champ des grandes entreprises était tout préparé. Grâce aux efforts des pionniers canadiens, les nouveaux maîtres avaient des vivres, le couvert et le combustible. Pendant longtemps, les bûcherons et les laboureurs du pays fournirent aux besoins du nouveau groupement, au mépris de périls quotidiens et d'obstacles sans cesse renouvelés. Les arrivants avaient de grands avantages. Bien outillés 1, munis de capitaux, négociants de race et forts de leur prestige de conquérants, ainsi que du concours d'une armée victorieuse, tous les espoirs leur étaient permis. Ils avaient, de plus, cette liberté d'action que l'on refusait aux vaincus, et de précieuses relations commerciales - et même de famille - avec les colonies voisines, d'où plusieurs provenaient. Ils devinrent fournisseurs de l'armée et courtiers-financiers, se faisant payer en lettres de change tirées sur le trésorier général, à Londres, pour l'entretien de cinq ou six régiments 2. L'Angleterre obtint de la France une indemnité de 560 000 dollars en, obligations et de 120 000 dollars en espèces 3, destinés aux Canadiens, mais la majeure partie de cette somme échut aux Anglais, qui avaient auparavant racheté le papier-monnaie à des prix d'usuriers. Pendant les quarante premières années, les frais de la Grande-Bretagne étaient grands. Même au commencement du dix-neuvième siècle, d'après Isaac Weld, ils étaient d'un million de dollars 4. De vastes sommes furent distribuées ostensiblement pour concilier les Indiens, mais en réalité pour favoriser le négoce avec eux, et plus particulièrement les grandes compagnies se livrant au commerce des fourrures 5. L'extension de la province de Québec, en 1774, fut faite en vue de protéger les propriétés de ceux qui se livraient à ce commerce 6. Même en 1828, le subside annuel se montait à 125 000 dollars 7. Haldimand refusa d'abandonner des forts qui, d'après le traité, appartenaient aux États-Unis, sous prétexte que ces postes répondaient à une impérieuse nécessité, « la protection du commerce de fourrures » 8. À la fin de la guerre, leurs marchands trouvèrent de grandes quantités de pelleteries qu'ils achetèrent à des prix dérisoires 9. Ceci profita encore à la Compagnie de la baie d'Hudson et à sa rivale, la Compagnie du Nord-Ouest. Le 24 avril 1780, Haldimand évaluait à 1000 000 de dollars 10 le rendement annuel de leurs ventes. En 1788, Alexander Mackenzie estime celui de la Compagnie du Nord-Ouest à 200 000 dollars, mais, onze ans plus tard, ce montant était triplé 11. Ces deux sociétés eurent un succès prodigieux. À la mort de Simon Mc Tavish, chef de la Compagnie du Nord-Ouest, sa succession fut évaluée à 630 000 dollars 12, somme énorme pour l'époque. Les administrateurs anglais surent tirer de leurs situations de grands revenus. La population canadienne devint la proie facile des avocats et des fonctionnaires britanniques. Le fils de Stephen Burroughs, - faux monnayeur notoire, qui fabriquait des valeurs américaines avec l'assentiment tacite des Anglais, - ce fils, grâce à la faveur politique, devint « protonotaire », charge qui lui rapportait, dit-on, 100 000 dollars par an 1. Des Anglais notables s'emparèrent des seigneuries. Sir John Johnson, dont les intérêts au Canada étaient tellement importants que l'Office colonial refusa de le nommer lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, possédait la seigneurie d'Argenteuil 2, celle de Chambly, conjointement avec le général Christie Burton, un des lieutenants d'Amherst 3, et le Monnoir 4. Il est malaisé d'énumérer les achats de ce même Burton, les seigneuries de Léry 5, de la Colle 6, de Bleurie 7, de Sabrevois 8 et de Noyan 9. Alexandre Ellice acheta celle de Beauharnois, Simon Mc Tavish devint seigneur de Terrebonne 10, l'honorable Thomas Dunn possédait Saint-Amand 11, et sir Frederick Haldimand acquit celle de Sorel 12 et de Grand Pabos 13. En 1774, sir James Marriott affirmait au Parlement que les Anglais avaient la main sur les principales seigneuries de cette époque 14. Du temps de Durham et d'après lui, la moitié des plus importantes faisaient encore partie de leurs domaines 15. Presque toutes furent achetées, à des prix de panique, aux propriétaires abandonnant le Canada. On s'empara des terres avec un impétueux élan. Sans parler des « loyalistes », qui souvent s'établissaient là où ils trouvaient un endroit qui leur convenait, fût-ce dans les fermes expropriées des malheureux Acadiens 16, la Couronne britannique se montra prodigue envers ses sujets. James Cowan obtint 43 620 arpents, c'est-à-dire 13 824 hectares. Simon Mc Tavish et son associé, Joseph Frobisher, eurent 11 500 arpents chacun ; Thomas Scott, qui fut l'enquêteur des domaines des Jésuites, reçut 21 991 arpents ; William Bernard eut 40 753 arpents ; Elmer Cushing, aubergiste américain établi à Montréal, délateur de David Me Lane qui subit le supplice le plus barbare possible, se vit récompensé par le don du canton de Shipton, soit 58 962 arpents 17. Les deux concessions dévolues au docteur Henry Caldwell se montaient à 50 000 arpents. Du 2 février 1796 au 26 mars 1814, le total de toutes ces concessions, y compris celles des soldats, fut de 2 203 709 arpents 18. L'île de la Madeleine, donnée plus tard à sir Isaac Coffin, appartenait de droit au comte de Saint-Pierre 19. C'est encore lord Durham qui dit que, dans toutes les provinces, des millions d'arpents furent donnés aux créatures du gouvernement. Le colonel Talbot, favori un peu bizarre de George IV, qui déclamait contre les |