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![]() www.comptoirlitteraire.com André Durand présente MARIVAUX (France) (1688-1763) ![]() Au fil de sa biographie s’inscrivent ses œuvres qui sont résumées et commentées (surtout ‘‘Arlequin poli par l’amour’’, ‘’La double inconstance’’, ‘’La fausse suivante’’, ‘’La surprise de l’amour’’, ‘’La seconde surprise de l’amour’’, ‘’Le paysan parvenu’’, ‘’La vie de Marianne’’, ‘’Le jeu de l’amour et du hasard’’, ‘’Le prince travesti’’, ’’Les fausses confidences’’, ‘’L’heureux stratagème’’, ‘’L’île des esclaves’’, qui font l’objet de fichiers à part). Bonne lecture ! Né à Paris, le 4 février 1688, il fut, le 8, baptisé à la paroisse Saint-Gervais. Son père, Nicolas Carlet, appartenait à une famille de la bourgeoisie de Normandie, qui avait fourni plusieurs magistrats au parlement de cette province. Sa mère, Marie Bullet, était apparentée aux Bullet de Chamblain père et fils, architectes célèbres auxquels on doit notamment le château de Champs et de beaux hôtels parisiens du style Régence. Pierre Carlet passa à Paris les dix premières années de sa vie, au cours desquelles son père, qui était fonctionnaire de l'intendance de la marine et de la guerre, fut absent : trésorier des vivres, il suivit les armées en Allemagne pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697). Mais, en 1698, la famille émigra à Riom où il avait obtenu une charge de «contrôleur-contre-garde» à l’Hôtel de la Monnaie, dont il allait devenir directeur, connaissant dans l’exercice de sa fonction de sévères difficultés. Il ajouta à son nom «de Chamblain de Marivaux», après avoir acheté ces terres, et avoir été anobli. Le jeune garçon entra au collège des Oratoriens de Riom, où il reçut une solide formation de latiniste mais n’apprit pas un traître mot de grec. La connaissance de I'Antiquité fut pour lui un apport culturel essentiel à I'illustration, au prolongement et à I'approfondissement de sa méditation sur les problèmes et les ressources de I'être humain. On lui enseigna aussi Montaigne, Descartes, Pascal, La Rochefoucauld, Malebranche, son éducation ayant donc obéi à une saine morale. Mais il eut certainement aussi d'autres lectures que celles qu’imposaient les programmes scolaires de l'époque, car son oeuvre reflète une vaste culture littéraire : les poètes antiques, d'Homère à Lucain, les dramaturges français Comeille, Racine, Molière, Regnard, et ceux de la Restauration anglaise comme Milton, comme aussi le Tasse et les romanciers Cervantès, La Calprenède, Mlle de Scudéry, Mme de La Fayette, Sorel, Dufresne. Il dut alors connaître ses premières aventures sentimentales, car il fallut bien qu’il tire sa si profonde connaissance du coeur humain d’expériences personnelles. On prétend qu'il subit certaines déceptions amoureuses. Il allait raconter l'une d'elles dans ‘’Le spectateur français’’. Alors qu’il était âgé de dix-sept ans, il aima une jeune fille, qu'il jugeait «belle et sage ; belle sans y prendre garde». Un jour, alors qu'il venait de la quitter, il s'aperçut qu'il avait oublié un gant. Revenant sur ses pas, il surprit sa belle, un miroir à la main, tout entière absorbée dans sa propre contemplation, et reproduisant I'une après I'autre les expressions, les mimiques qu'elle qu’elle lui avait faites au cours de leur conversation et qui lui avaient semblé naturelles : «Elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre entretien, j'avais vu son visage.» En somme, la jeune fille ne faisait qu'étudier et perfectionner ses gestes et son jeu de physionomie : léger péché véniel que cette duperie, ce qu’il appela des «tours de gibecière». Il aimait la comédie, mais pas à la ville. Aussi persifla-t-il : «Je viens de voir, Mademoiselle, les machines de I'opéra !» Et, ajoutant que ce spectacle le «divertira toujours», mais le «touchera moins», il rompit brutalement, à la façon d’Alceste, le misanthrope de Molière. Et de ce traumatisme originel toute une œuvre serait née car cette expérience allait nourrir son ressentiment tenace contre les masques dont on s'affuble en société, particulièrement les femmes, allait l’entraîner à la quête de la vérité. Puis son père fut nommé à Limoges où, en dépit des railleries dont la ville fut I'objet chez Molière, on trouvait plusieurs cercles de beaux esprits. Déjà attiré par la littérature, il les fréquenta assidûment. ll se dit alors admirateur de Racine, et afficha un certain mépris pour Molière. Péremptoire comme on peut l’être à dix-huit ans, il professa que rien n’est plus facile à écrire qu’une comédie. Ses amis le mirent au défi de le faire ; il accepta le pari, et, huit jours plus tard, leur apporta le manuscrit de sa première pièce : _________________________________________________________________________________ “Le père prudent et équitable ou Crispin l’heureux fourbe” (1706) Comédie en un acte et en vers Démocrite, son père, propose à Philine, qui aime Cléandre, différents galants. Mais le valet de Cléandre, Crispin, prend leur place, et se conduit de telle façon qu’on leur préfère finalement son maître qui peut épouser sa belle, tandis que Crispin et Toinette se marient aussi. Commentaire Le sujet était dans la lignée du ‘’Dépit amoureux’’ et de ‘’Monsieur de Pourceaugnac’’ de Molière, du ‘’Légataire universel’’ de Regnard, et de tout le théâtre comique français et italien. Ce petit acte sans valeur intrinsèque était médiocrement versifié. Mais la pièce était notable dans la mesure où elle peut passer pour une des premières comédies sérieuses ou même moralisantes du théâtre français. Marivaux, conscient de sa faiblesse, ne consentit jamais à ce que cette comédie, qui avait été jouée sur un théâtre privé, le soit en dehors du cercle de ses intimes. Elle fut publiée anonymement en 1712, à Limoges et à Paris. _________________________________________________________________________________ Marivaux perdit sa mère. Il allait déclarer : «La mort me ravit ma mère dans le temps où j'avais le plus besoin d'elle». En 1710, il s'installa à Paris où il fut hébergé par son oncle maternel, le célèbre architecte Pierre Bullet, dont I'influence sur lui fut très grande. Envisageant de prendre la succession de son père, il s'inscrivit à l'école de droit. Mais, son oncle l’ayant recommandé et lui ayant ainsi permis de pénétrer dans le salon de la marquise de Lambert, plutôt que de poursuivre ses études, il préféra se mêler aux discussions qui y avaient pour protagonistes le marquis d’Argenson (ministre et amateur de théâtre), le président Hénault, I'abbé de Saint-Pierre, Montesquieu. Mme de Lambert avait appris chez Mme de La Sablière à tenir un salon littéraire. Par cet intermédiaire, il recueillit l'héritage des La Fontaine, de Guilleragues, de La Fare, de Chaulieu, leur tradition du badinage. Il y trouva ce ton de la conversation mondaine, à la fois élégant et spontané, dont Marianne allait faire l'éloge dans la cinquième partie de sa ‘’Vie’’ et que, dans la préface des ‘’Serments indiscrets’’, il dit avoir pris pour modèle. Surtout, il se consacra à la littérature où il débuta discrètement avec : _________________________________________________________________________________ ‘’Pharsamon ou Les nouvelles folies romanesques’’ (1712) Roman Un jeune noble de province oisif et rêveur, Pierre Bagnol, a été élevé par son oncle dans l’amour des romans, et, à force d’en lire, est devenu fou. Se donnant le nom de Pharsamon, et se faisant accompagner par son ami d’enfance et serviteur Colin, qu’il appelle Cliton, il part à la recherche d’une dame du nom de Cidalise. Sa quête est ponctuée de rencontres et de récits. Ainsi, il découvre une maison solitaire ; dans sa folie, il imagine que c'est le refuge d'un amant malheureux, que cet amant sera «sensible» au récit de ses peines... et précisément cette maison est le refuge de Clorine, amante désespérée, qui y vit déguisée en homme ! arrachée à ses parents, elle a été adoptée par une femme affectueuse ; aimée par un jeune noble, déchirée de scrupules à l'idée de faire le malheur de celui-ci en l'épousant malgré I'inégalité des fortunes et l'opposition de la famille, elle renonce généreusement à ce mariage ; mais elle est ensuite persécutée et séquestrée par des gens égoïstes et pleins de préjugés. Finalement, un guérisseur connu de son oncle le libère de sa folie. Commentaire L’œuvre, sans doute le dernier roman baroque mettant en scène la folie, était directement inspirée de ‘’Don Quichotte’’, Pharsamon ayant, à l’instar du héros de Cervantès, I'esprit gâté par la lecture des romans, étant incapable de distinguer les imaginations fausses des véritables, le réel de l’imaginaire. Il s'applique à imiter les héros de roman, et son valet s'applique à son tour à l’imiter. Mais Marivaux parodiait aussi sans vergogne les romans goûtés par les précieuses. Les aventures comiques de Pharsamon sont parfois grivoises, quasi rabelaisiennes. Le burlesque y tient une grande place : récit fait au hasard, de I'aveu même de I'auteur ; excuses désinvoltes, moqueries à l'égard du lecteur et de soi-même ; bagarres, chutes, grossièretés (Cliton baisant les pieds de Fatime se barbouille le visage de la crotte de ses pantoufles et, faute de mouchoir, s’essuie sur le jupon de sa maîtresse) ; cornmentaire plaisant du récit, intrusions de I'auteur. Tout cela rappelle Scarron. Cependant, si Marivaux se soucia peu de vraisemblance, il manifesta parfois un réalisme inattendu, se souvenant d’impressions et d’images de la campagne. En effet, I'action se déroule dans un milieu de gentilshommes campagnards dont il nota les habitudes, le comportement, l'étonnement devant la folie de Pharsamon ; Cliton raconte son enfance, ses jeux avec son maître, la chasse aux moineaux, le maraudage des pommes dans le verger du seigneur, les duels à coups d’épées de bois, la lecture des romans ; apparaît un témoignage sur la guerre des Cévennes. Sensible à la poésie rustique et au pittoresque des détails familiers, Marivaux se justifia de son goût : «Il est faux de dire qu'une paysanne, de quelques traits qu'elle soit pourvue, n'est point capable de plaire, parce qu'elle n'est pas environnée du faste qui suit une belle et grande Princesse». Ce réalisme allait être l’une des grandes conquêtes du roman au XVIIIe siècle. Au romanesque parodique s'entremêle de façon volontairement équivoque un romanesque sérieux ; sur la trame des folies et des extravagances de certains personnages, se détachent des épisodes insérés comme des tiroirs, qui sont hautement romanesques, et pourraient figurer parmi les romans passionnels et les romans d'aventures qui ont tourné la tête de Pharsamon, même si leurs personnages sont, eux, des humains sensés et normaux. L’un de ces épisodes est I'histoire de Clorine qui est un personnage précurseur de Marianne, qui a un destin semblable à celui de Marianne, en beaucoup plus tragique, qui le raconte elle-même, comme Marianne, avec la même tendance à le commenter. Elle est une de ces jeunes filles des premiers romans de Marivaux qui sont seules à avoir le goût de l'analyse morale et psychologique, I'un des objets auxquels cette analyse s'applique étant la naissance de l'amour, qui allait devenir l’un de ses thèmes favoris. Le problème moral qui se posait à elle était amplement développé. Par l'étude du romanesque, Marivaux en arriva donc à l'étude du cœur, de ses illusions, de ses ruses et de ses inconstances, et de nombreux passages de ‘’Pharsamon’’ sonnaient déjà comme certaines scènes de ses comédies. D’autre part, sous le signe d'un rire tournant volontiers à la bacchanale, il n'en théorisait pas moins, proclamant le peu d'importance du sujet et le triomphe de la manière sur la matière, dans une tirade corrosive sur les «riens» : «Ne savez-vous pas, grand raisonneur, que le Rien est le motif de toutes les catastrophes qui arrivent parmi les hommes? [...] que c'est toujours le Rien qui commence les plus grands Riens qui le suivent, et qui finissent par le Rien?» (6e partie). Le roman reçut approbation et privilège, mais ne fut publié qu’en 1737, à la faveur du succès de ‘’La vie de Marianne’’. _________________________________________________________________________________ ‘’Les aventures de *** ou Les effets surprenants de la sympathie’’ (1712-1713) Roman en cinq volumes Clorante, le héros, part seul à Londres à la recherche des ennemis de son père dont il veut venger la mort. Il est attaqué en chemin par trois brigands. Les gens de Clarice, une jeune veuve de dix-huit ans, le tirent de ce mauvais pas. Elle tombe amoureuse de lui. Il croit partager ses sentiments, mais, poursuivant sa route avec elle, il aperçoit une inconnue dont la beauté le foudroie. Il abandonne tout pour suivre cette Caliste qui lui fait oublier le but de son voyage et son motif. Mais elle lui échappe, tandis qu’il fuit Clarice, qui le poursuit. Il tombe à l’eau en franchissant une rivière. Clarice s’y jette pour le rejoindre. Sur le point de se noyer, ils sont secourus par Turcamème, un «corsaire» qui garde Clarice pour lui, et expédie Clorante chez son voisin, Périandre, qui se trouve être le «tyran» qui retient Caliste prisonnière. Remis de ses fatigues, mais non de ses émois, Clorante libère, comme il se doit, l’une et l’autre femmes, mais pour les perdre aussitôt et se retrouver seul, errant de nouveau, cherchant à éviter l’une et à retrouver l’autre. Les deux femmes, qui ne se connaissent pas, arrivent l’une après l’autre, par des chemins différents et par hasard, chez Fétime, une paysanne fort urbaine qui leur accorde l’hospitalité. Clarice est attirée par Caliste (qui se fait désormais appeler Isis). Elle a deviné en elle sa rivale. Survient un inconnu qui annonce que Clorante a été fait prisonnier par Périandre, mais que lui, l’inconnu, l’en a sauvé. Les deux femmes se mettent en quête de Clorante, tombent sur leurs tyrans respectifs, et c’est le drame : Clarice et Turcamène s’entretuent. Caliste est sur le point de subir le même sort quand Clorante arrive opportunément pour la sauver, et expédier Périandre dans l’autre monde. Clarice, mourante, fait de touchants adieux aux amants enfin réunis après tant de tribulations. Comble de bonheur, l’un et l’autre retrouvent leurs père disparus. Commentaire Cette grande épopée romanesque, cet énorme roman précieux, naïf, fougueux et lyrique, qui était inspiré des ‘’Aventures de Persiles et Sigismonde’’, de Cervantès, qui imitait les longs romans d'aventures que Marivaux avait dû lire dans sa jeunesse et qu'il allait bientôt parodier dans ‘’Pharsarnon’’, qui pastichait Scudéry ou Gomberville, exploitait un romanesque héroïque et galant, donnait plein essor aux tendances baroques de cette fin de règne. L'intrigue principale est déjà très compliquée, avec ses situations assez surprenantes, ses événements violents et pathétiques, le hasard étant le grand moteur de I'action, Marivaux ne reculant devant aucune des invraisemblances les plus rebattues : enlèvements, déguisements, voyages au long cours, naufrages, corsaires, châteaux-prisons, grandes âmes capables de cornéliens sacrifices, malheurs qui passent l’imagination, turqueries, personnages qu'on croit morts et qu'on revoit bien vivants, disparus qu'on retrouve aux antipodes, etc.. Mais, de plus, y sont insérés de nombreux récits étrangers, dont l’histoire d'Émander, naufragé dans une île qu'il civilisait, ou celle de Merville qui ne peut résister aux tendres sentiments que lui manifeste la suivante Frosie, s’il veut avoir accès auprès de sa maîtresse, Halila). Aussi le lecteur s’y perd-il ! Le style est affecté. Les monologues à haute voix, souvent surpris par un auditeur caché, sont pleins d'exclamations, d'invocations, de tutoiements adressés à soi-même. Tant de circonstances extraordinaires ou affreuses servirent seulement à Marivaux à mettre en valeur, en dépit de I'emphase et des exagérations, la sensibilité des âmes tendres. Se consacrant surtout à la peinture de l'âme féminine, il célébra la sympathie comme une sorte d'«amour fou», I'amour-passion, né au premier regard, auquel on sacrifie sa vie entière, qu'il est vain. de vouloir combattre, qui se place au-dessus de toute règle morale, mais qui inspire aussi les dévouements les plus généreux et les actes les plus héroïques. Il fit dire à une femme : «Si nous voyons quelque amant arrêter la violence de son amour, nous regardons cet effort comme celui d’une grande âme qui, livrée à une passion à qui tout cède, se réserve encore des droits sur elle, et sauve à force de vertu, pour ainsi dire, une partie d’elle-même d’un esclavage absolu où tombent ordinairement les autres.» Mais, si, chez les uns, l'amour est d'une délicatesse voisine de la fadeur, d'autres emprisonnent, assassinent, brutalisent, violent ou du moins n'en sont empêchés que par la providence. On voit des amants que I'amour plonge dans un abîme de supplices ; les jalousies éclatent, le sang coule de toutes parts ; ce n'est que désespoir : tout y est fureur, ou plaintes et gémissements ; Ia vie de ces infortunés n'est qu'un tissu d'horreur : le sort et I'amour en font successivement leurs victimes. On trouve souvent le thème, banal et mélodramatique, de la jeune orpheline et sa mère adoptive que Marivaux exploite avec insistance et avec un goût déjà très vif des nuances et de la profondeur de la vie intérieure : ainsi, Dorine est recueillie par une paysanne et éveille la sympathie de Clarice ; Parménie est élevée par une bonne dame qu'elle a beaucoup de peine à quitter ; Caliste enfin, si elle n'a pas de mère adoptive, est elle aussi une enfant perdue que son père finit par retrouver. Il allait le reprendre dans ‘’La vie de Marianne’’ avec Marianne et Mme de Miran, tandis que s’ébauche, entre Frédelingue et Parménie, la scène que Marivaux allait décrire dans la deuxième partie de son grand roman entre Marianne et Valville : «[Parménie] demeurait immobile, ses alarmes et son amour s'expliquaient par son silence ; elle n'osait avouer qu'elle aimait, elle ne s'apercevait pas qu'elle le témoignait [...]. Elle repoussait d'une main Frédelingue, et oubliait l'autre qu'elle abandonnait à sa tendresse.» Lorsque Clorante s'abîme dans le ressouvenir de Caliste, Marivaux commente ainsi ce qu'il éprouve : «C'était de ces plaisirs que la perte qu'on en a faite rend amers, qui attristent et qui consolent une âme amoureuse». Il fit dire à une femme : «Si nous voyons quelque amant arrêter la violence de son amour, nous regardons cet effort comme celui d’une grande âme qui, livrée à une passion à qui tout cède, se réserve encore des droits sur elle, et sauve à force de vertu, pour ainsi dire, une partie d’elle-même d’un esclavage absolu où tombent ordinairement les autres.» Comme dans les romans précieux, ces finesses de sentiment n'appartiennent qu'aux âmes d'élite. La plus belle est celle de Clarice, héroïne de I'amour-tendresse dans ce roman où domine une image conventionnelle de I'amour-passion. Elle, qui tient le rôle traditionnel de I'amoureuse non aimée, trouve du charme à sa mélancolie, et cultive sa tristesse, à défaut de bonheur. Cette belle âme, qui incarne l'héroïsme sentimental, est une première esquisse, plus désarmée et plus résignée, de Marianne abandonnée par Valville, fut déjà placée dans certaines situations où allait se trouver Marianne, certains problèmes que celle-ci allait se poser étaient déjà préfigurés ici. Dans l'’’Avis au lecteur’’ qui précédait le roman, Marivaux exposa sa conception de l'écriture romanesque, présenta un véritable plaidoyer en faveur de ce genre méprisé : à ceux qui «ne lisent un livre, pour ainsi dire, qu'avec la règle et le compas dans l'esprit», il opposait «le roman [qui] n'est fait que pour le cœur». Il contestait, contre les disciples de Boileau, le rôle conjoint de la nature et de la raison, accordant beaucoup plus d'importance à la sensibilité dans la création d'une oeuvre non seulement vraisemblable, mais qui réponde à des données psychologiques réelles. C'est au goût et au «sentiment intérieur presque toujours aussi noble que tendre, et qui seul fait juger sainement des faux et des vrais mouvements qu'on donne au cœur», indépendants «des lois stériles de I'art», qu’il voulait conformer le langage et les actions de ses personnages. Il révélait que, dès le départ, ‘’Les aventures de *** ou Les effets surprenants de la sympathie’’ avait été pour lui «un ouvrage dont le sujet est le cœur» : ce qui lui importe, ce ne sont pas des aventures extérieures, sociales ou libertines, mais des «aventures» psychologiques touchant à la sensibilité, à la connaissance de soi et des autres, et se traduisant dans l'émotion, dans la souffrance et dans la découverte de l'être intime. Il s'attaquait aussi à des problèmes fondamentaux propres au genre romanesque, cherchant à établir un lien entre I'art et la vérité, entre la raison et la connaissance intuitive (le coeur) ; enfin, proposant de définir des critères esthétiques valables pour une critique du roman, il émettait I'idée d'une vérité propre à la fiction : «La pitié qu'excite I'objet présent, les inquiétudes qu'il nous cause affligent l'âme et font des impressions fâcheuses. Elle est attendrie ; mais elle souffre réellement. Le sentiment est triste, au lieu que le simple récit, quelque affreux qu'il soit, s'il excite la pitié, ne porte dans l'âme qu'un intérêt compatissant sans douleur [...]. L'âme émue se fait un plaisir de sa sensibilité, en se garantissant par la raison d'une tristesse véritable, qui ne doit la saisir qu'à la réalité des malheurs.» L’œuvre fut publiée à Paris avec l’assentiment de Fontenelle, les tomes I et II en 1712, les tomes III, IV et V en 1713. Elle n’eut aucun succès. On trouvait en germe dans le roman plusieurs thèmes exploités dans les comédies ultérieures (‘’La double inconstance’’, ‘’Le prince travesti’’…). _________________________________________________________________________________ ‘’ |