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Correspondances’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Correspondances’’) - V. ‘’J’aime le souvenir de ces époques nues…’’ - VI. ‘’Les phares’’ - VII. ‘’La muse malade’’ - VIII. ‘’La muse vénale’’ - IX. ‘’Le mauvais moine’’ - X. ‘’L’ennemi’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’L’ennemi’’) - XI. ‘’Le guignon’’ - XII. ‘’La vie antérieure’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’La vie antérieure’’) - XIII. ‘’Bohémiens en voyage’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Bohémiens en voyage’’) - XIV. ‘’L’homme et la mer’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’L’homme et la mer’’) - XV. ‘’Don Juan aux enfers’’ - XVI. ‘’Châtiment de l’orgueil’’ - XVII. ‘’La Beauté’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘La Beauté’’) - XVIII. ‘’L’idéal’’ - XIX. ‘’La géante’’ - XX. ‘’Les bijoux’’ - XXI. ‘’Parfum exotique’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Parfum exotique’’) - XXII. ‘’Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne…’’ - XXIII. ‘’Tu mettrais l’univers dans ta ruelle…’’ - XXIV. ‘’Sed non satiata’’ – XXV. ‘’Avec ses vêtements ondoyants et nacrés…’’ – XXVI. ‘’Le serpent qui danse’’ – XXVII. ‘’Une charogne’’ – XXVIII. ‘’De profundis clamavi’’ – XXIX ‘’Le vampire’’ – XXX. ‘’Le Léthé’’ – XXXI. ‘’Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive…’’ – XXXII. ‘’Remords posthume’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Remords posthume’’) – XXXIII. ‘’Le chat’’ – XXXIV. ‘’Le balcon’’ – XXXV. ‘’Je te donne ces vers…’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Je te donne ces vers’’) – XXXVI. ‘’Tout entière’’ – XXXVII. ‘’Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire…’’ – XXXVIII. ‘’Le flambeau vivant’’ – XXXIX. ‘’À celle qui est trop gaie’’ – XL. ‘’Réversibilité’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE - ‘’Réversibilité’’) – XLI. ‘’Confession’’ – XLII. ‘’L’aube spirituelle’’ – XLIII. ‘’Harmonie du soir’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Harmonie du soir’’) – XLIV. ‘’Le flacon’’ – XLV. ‘’Le poison’’ – XLVI. ‘’Ciel brouillé’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Ciel brouillé’’) – XLVII. ‘’Le chat’’ – XLVIII. ‘’Le beau navire’’ – XLIX. ‘’L’invitation au voyage’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’L’invitation au voyage’’) – L. ‘’L’irréparable’’ – LI. ‘’Causerie’’ – LII. ‘’L’héautontimorouménos’’ – LIII. ‘’Franciscae meae laudes’’ – LIV. ‘’À une dame créole’’ – LV. ‘’Moesta et errabunda’’ – LVI. ‘’Les chats’’ – LVII. ‘’Les hiboux’’ – LVIII. ‘’La cloche fêlée’’ – LIX. ‘’Spleen : Pluviôse, irrité contre la ville entière’’ – LX. ‘’Spleen : J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Spleen : J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans’’) – LXI. ‘’Spleen : Je suis comme le roi d’un pays pluvieux’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Spleen : Je suis comme le roi d’un pays pluvieux’’) – LXII. ‘’Spleen : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’Spleen : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle’’) – LXIII. ‘’Brumes et pluies’’ – LXIV. ‘’L’irrémédiable’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’L’irrémédiable’’) – LXV. ‘’À une mendiante rousse’’ – LXVI. ‘’Le jeu’’ – LXVII. ‘’Le crépuscule du soir’’ – LXVIII. ‘’Le crépuscule du matin’’ – LXIX. ‘’La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse…’’ – LXX. ‘’Je n’ai pas oublié, voisine de la ville…’’ – LXXI. ‘’Le tonneau de la haine’’ – LXXII. ‘’Le revenant’’ – LXXIII. ‘’Le mort joyeux’’ – LXXIV. ‘’Sépulture’’ – LXXV. ‘’Tristesses de la lune’’ – LXXVI. ‘’La musique’’ – LXXVII. ‘’La pipe’’. Deuxième partie, ‘’Fleurs du mal’’ : LXXVIII. ‘’La destruction’’ - LXXIX. ‘’Une martyre’’ – LXXX. ‘’Lesbos’’ – LXXXI. ‘’Femmes damnées’’ – LXXXII. ‘’Femmes damnées’’ – LXXXIII. ‘’Les deux bonnes sœurs’’ – LXXXIV. ‘’La fontaine de sang’’ – LXXXV. ‘’Allégorie’’ – LXXXVI. ‘’La Béatrice’’ – LXXXVII. ‘’Les métamorphoses du vampire’’ – LXXXVIII. ‘’Un voyage à Cythère’’ – LXXXIX. ‘’L’amour et le crâne’’. Troisième partie, ‘’Révolte’’ : XC. ‘’Le reniement de saint Pierre’’ – XCI. ‘’Abel et Caïn’’ – XCII. ‘’Les litanies de Satan’’. Quatrième partie, ‘’Le vin’’ : XCIII. ‘’L’âme du vin’’ – XCIV. ‘’Le vin des chiffonniers’’ – XCV. ‘’Le vin de l’assassin’’ – XCVI. ‘’Le vin du solitaire’’ – XCVII. ‘’Le vin des amants’’. Cinquième partie, ‘’La mort’’ : XCVIII. ‘’La mort des amants’’ (voir, dans le site, BAUDELAIRE – ‘’La mort des amants’’) – XCIX. ‘’La mort des pauvres’’ – C. ‘’La mort des artistes’’. Commentaire L’histoire des ‘’Fleurs du mal’’ se confond avec l’histoire de la vie de Baudelaire, l’œuvre étant imprégnée de sa dualité existentielle. Et, s’il n’a pas publié le recueil plus tôt, ce fut en raison même de I'importance qu’il y attachait. Il fut «toujours préoccupé de I'horreur de la plaquette» (lettre à Poulet-Malassis du 7 mars 1857). Il eut de longues hésitations avant de livrer son oeuvre au public, c'est-à-dire de lui proposer une image de lui-même qui I'engagerait définitivement. Pour être fidèle à sa volonté de peindre «les fleurs du mal», pour donner au recueil, légende terrible et tendre des abysses de l’âme, une suffisante unité, il sacrifia un bon nombre de poèmes anciens qui contredisaient trop fortement ses idées nouvelles. Mais il en conserva plusieurs qui n’y répondaient guère. Ces poèmes d’abord isolés étaient très divers. Il y avait : - des poèmes de ses débuts où s’entendait encore l’écho des effusions spiritualistes que le romantisme de 1820 avait mises à la mode ; - des poèmes où il imita les poètes de la Pléiade ou ceux de l’époque de Louis XIII (particulièrement Régnier et Saint-Amant) ; - des poèmes macabres qui étaient, malgré l’apparence, très étrangers à son pessimisme profond, ces charognes, ces vers qui grouillent sur un cadavre, relevant d’un autre romantisme que pratiquaient de ses amis : Esquiros, Prarond, Champfleury, Gautier ; - des poèmes où, faisant croire que sa nostalgie était une forme de «l’idéal», il exaltait la beauté païenne, l’harmonie de corps vigoureux et nus, la santé physique des races intactes, contredisant ainsi son mépris de la nature, son attachement passionné aux valeurs purement «spirituelles» ; - des poèmes qui gardaient le souvenir du grand élan d’optimisme démocratique, de fraternité, qu’il avait connu en 1848. Mais, alors qu’il est souvent difficile d’établir la composition d’un recueil de poèmes, chacun étant un texte clos et séparé des autres, parfois simplement placé dans un ordre chronologique (vrai ou faux), Baudelaire conçut son recueil comme un «livre», l’organisa selon une progression quasi romanesque, y dessina un «itinéraire» signifiant là où la vie et I'histoire n'avaient tissé qu'une suite de hasards ou d'incohérences. Barbey d’Aurevilly y remarqua aussitôt une «architecture secrète, un plan calculé par le poète méditatif et volontaire», avant que le poète écrivît à Vigny en 1861 : «Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin.» Il fut en effet le fruit d'une exigeante recomposition qui reflète son cheminement, sa quête. Le poète voulut illustrer I'histoire d'une âme dans les divers moments de son expérience intérieure. Les cinq parties sont autant de «stations» de sa démarche poétique, autant d’évocations symboliques des tentatives de l’être humain pour échapper à sa misère. Ce qui donne son unité au recueil, c'est la confession sincère qu’il nous fait de son mal, de ses espérances, de ses défaillances, de sa déchéance. Alors que, dans un premier projet de préface, il prétendit : «Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de I'obstacle», ailleurs (lettre à Ancelle de 1866), il reconnut qu’il était bien le déversoir de toutes ses humeurs et convictions : «Faut-il vous le dire à vous, qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j'ai mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents.» Par une bouleversante traduction de sa propre expérience de la vie, expérience de la monotonie des jours, de la solitude, de l’angoisse, expérience du temps, de son poids qui nous écrase, de nos efforts pour lui échapper, de leur échec, expérience de cette lente marche vers le terme inévitable, vers la mort, il voulut retracer la tragédie de l'être humain, souvent dissimulée sous une fausse pudeur. C'est la tragédie de «I'homme double», créature déchue et objet d'un perpétuel conflit entre le ciel et I'enfer. C'est ce perpétuel conflit qui explique la composition secrète du recueil. À des ensembles où paraissent triompher les aspirations vers l’idéal succèdent d'autres ensembles qui évoquent de lamentables chutes, sources du mal moral que le poète appelle le spleen. On voit I'importance du poème liminaire qui montre bien que toute la poétique de Baudelaire est fondée sur l’analyse du Mal, dépravation satanique du goût de l'infini, sur la dénonciation de l’ennui, subi, détesté, auquel il faudra par tous les moyens échapper. La première partie, ‘’Spleen et idéal’’ (soixante-dix-sept poèmes) s'impose par sa longueur (les deux tiers du recueil). C'est le constat du monde réel tel que le poète le perçoit ; il décrit avec autant de patience que de cruauté l’oscillation de son âme entre la dépression et l’exaltation, son déchirement entre, d’une part, son aspiration à s'élever vers un idéal multiforme (paradis perdu, beauté surnaturelle ou intimité amoureuse), sa soif d'une idéalité et d'une pureté perdues, et, d’autre part, son enlisement dans les tourments du quotidien qu'il nomme «ennui», «guignon», «tristesse», en un mot, «spleen», puisque c'est à I'unicité de ce vocable anglais qu'il donna la mission de traduire l’ensemble de ses souffrances morales et physiques. Le poète est d’abord présenté, dans ‘’Bénédiction’’, comme un déshérité, «étranger» parmi les êtres humains et torturé par la foule qui ne le comprend pas ; pourtant il accepte cette infortune : «Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés» ; c'est que «la douleur est la noblesse unique», la rançon contre laquelle Dieu permet à I'artiste d'accéder au monde supérieur de la beauté, reflet de la perfection divine. Dans notre univers déchu, en proie au spleen, où l'âme est engluée dans le péché et soumise à l'attirance infernale, le poète est celui dont l’esprit ne se plaît que dans les hautes sphères de I'idéal, à qui ses intuitions permettent de comprendre les secrets de la nature et d'atteindre à une connaissance de l’au-delà divin (‘’Élévation’’). Il pénètre dans le domaine mystérieux des correspondances entre le matériel et le spirituel (‘’Correspondances’’) ; il a ainsi la révélation d'un monde supérieur qui échappe à la prise sournoise du spleen. Voulant guérir son âme de l'ennui qui règne ici-bas, il s'adresse à la poésie, cherchant à définir la mission de celle-ci (‘’Les phares’’) et sa condition à lui (‘’La vie antérieure’’). Cette évasion hors du réel guérit le poète de son spleen, et il s'efforce à son tour de communiquer aux autres la vision extatique du beau (‘’La beauté’’). Mais à ces élans vers I'idéal viennent s'opposer les obstacles du réel : la maladie (‘’La muse malade’’), la pauvreté qui contraint le poète à avilir son art (‘’La muse vénale’’), I'oisiveté qui stérilise I'inspiration (‘’Le mauvais moine’’), le Temps, cet «ennemi» qui «mange la vie» (‘’L'ennemi’’), le «guignon» qui étouffe les oeuvres dans I'oubli. Si le poète évoqua quelques figures d’autres femmes, dont certaines n’ont pu être identifiées, dont un prénom est parfois livré, Berthe, Françoise (Francisca) ou Agathe (‘’À une dame créole’’), on le voit chercher encore le secours auprès de trois grandes figures féminines. On peut en effet distinguer : - les poèmes du cycle de Jeanne Duval ou de la «Vénus noire» où, en mêlant des souvenirs de la poésie baroque, et la tradition du romantisme frénétique, à une expérience vécue enrichie, et, s'il le fallait, transformée, l'ordre assigné à chaque poème ne prétendant pas se régler sur une exacte chronologie, mais produisant des effets de convergence ou d'opposition, par l’alternance de l'évocation de quelques heures où le poète avait trouvé près d’elle les joies les plus profondes, et des reproches injurieux, des plaintes sur la froideur de cette femme mystérieuse, de cette «fille de marbre» voluptueuse et glacée, de cette «statue aux yeux de jais», de cette déesse de la volupté, qui entraîne ses amants dans le gouffre, dont il célébrait la «ténébreuse beauté» : ‘’Les bijoux’’, où il disait avec audace les plaisirs qu'il avait d’abord trouvés près d'elle - ‘’Parfum exotique’’, où il essayait d'expliquer l’enivrement et le vertige de sa passion - ‘’Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne…’’ - ‘’Sed non satiata’’ - ‘’Le serpent qui danse’’ - ‘’Une charogne’’ - ‘’Le Léthé’’ - ‘’Remords posthume’’ - ‘’Le balcon’’, peut-être le chant d'amour le plus pur de la poésie française - ‘’Je te donne ces vers…’’ Ce cycle de I'amour charnel, c'est-à-dire, selon lui, satanique, s'achevait dans une sorte d'offrande à «I'ange au front d'airain» qui l’avait inspiré. - les poèmes du cycle de Mme Sabatier ou de I'amour spirituel : ‘’Que diras-tu ce soir…’’ - ‘’À celle qui est trop gaie’’ -‘’Réversibilité’’, qui en est, par son titre et son contenu, le poème le plus significatif - ‘’L’aube spirituelle’’ - ‘’Harmonie du soir’’. - les poèmes du cycle de Marie Daubrun : ‘’Le flacon’’ - ‘’Le poison’’ - ‘’L’invitation au voyage’’ - ‘’L’irréparable’’, qui lui fut originairement dédié ; poèmes qui constituent un ensemble cohérent parce que le sentiment qui s'y exprime reste celui d'un amour tendre, mais équivoque, paternel et fraternel à la fois («Mon enfant, ma soeur...») et en même temps d'une trouble sensualité. Cependant, si subsiste la conscience d’un paradis perdu (“Moesta et errabunda”) qui explique une douloureuse soif de pureté (“Réversibilité”), ce sont autant de remèdes impuissants à dissiper définitivement le spleen, dont la tyrannie finit par écraser l'âme vaincue dans ‘’La cloche fêlée’’ et les quatre poèmes consécutifs intitulés ‘’Spleen’’ : ‘’Pluviôse, irrité contre la ville entière…’’, ’’J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans…’’, ’’Je suis comme le roi d’un pays pluvieux…’’, ‘’Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle…’’. Enfin ‘’L'irrémédiable’’ marque la rechute vers la sensualité à laquelle le poids des concupiscences originelles enchaîne la misère humaine. Pour sortir du cercle vicieux de l’aspiration à l’idéal et de la retombée dans le spleen, le poète, sans se décourager, recherche l’évasion sous différentes formes exposées dans les parties suivantes qui, tandis que ‘’Spleen et idéal’’ ne concernait guère que lui (tout au moins directement), ont une portée beaucoup plus générale. ‘’Fleurs du mal’’ (neuf poèmes) est un florilège des vices et «péchés» de la chair, une amère constatation et un jugement en quelque sorte métaphysique sur le problème du mal, pour le désespoir d'un être qui n'a jamais trop de courage pour «contempler [son] coeur et [son] corps sans dégoût». Cette partie se termine sur deux poèmes qui situent définitivement I'amour parmi les sources du spleen : ‘’Un voyage à Cythère’’ et ‘’L'amour et le crâne’’, où la passion apparaît comme un fléau destructeur de I'Humanité. Dans les trois poèmes de ‘’Révolte’’, partie précédée de cette préface : «Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris, où il n'a été considéré, du moins par les gens d'esprit, que pour ce qu'il est véritablement : le pastiche des raisonnements de l'ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des ‘’Fleurs du Mal’’ a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n'empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime étemelle et volontaire, le rôle d'un conquérant, d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d'un adressera sans doute au ciel les actions de grâce habituelles du Pharisien : ‘’Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse semblable à ce poète infâme.», le poète, revenu de toutes les tentations et écoeuré de toutes les tentatives avortées, s'adonne aux protestations contre l'ordre de la création, contre le monde d’ici-bas, contre la société, contre toutes les tyrannies, aux imprécations de I'esprit et aux reniements de l'âme : injures, blasphèmes, suppliques et litanies dédiées à cette autre grande figure de la marginalité et de la déchéance, Satan, «prince de l'exil» et «dieu trahi par le sort», auquel le poète vaincu, toutes ces tentatives ayant été vaines, par une réaction désespérée, s'abandonne : «Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !», s’alliant à lui contre Dieu. Puis le spectacle décevant de la réalité et les expériences sans issue incitent le poète à chercher une évasion dans les «paradis artificiels». Mais les cinq poèmes du ‘’Vin’’, qui ne comptent pas parmi les plus inspirés de Baudelaire, sont des oeuvres de jeunesse qui reflétaient ses idées de 1848. Deux au moins avaient été considérablement remaniés. Aussi leur signification dans I'ensemble devint-elle assez ambiguë, car le jugement de Baudelaire sur ce sujet s’était modifié, comme on le voit dans ‘’Les paradis artificiels’’. Que le vin soit le gros rouge des chiffonniers (‘’Le vin des chiffonniers’’) et des assassins (‘’Le vin de l’assassin’’), le nectar des femmes galantes et des amants (‘’Le vin des amants’’), il procure une ivresse qui est célébrée comme une des tentatives de I'être humain pour échapper aux «conditions de la vie». Enfin, ‘’La mort’’ (trois sonnets) s'impose comme la seule issue possible au terme d'un parcours désespéré, car le poète a épuisé le champ des consolations illusoires. Elle devient l’unique espoir de ceux que hante I'infini, et qui ne sauraient s'accommoder de la médiocrité terrestre. Quand tout manque au poète, il ne lui reste plus que cette porte de sortie. Les tercets débouchent chaque fois sur la perspective d'un autre monde où I'existence terrestre vouée à l'échec devrait trouver son accomplissement final, une réconciliation et un salut. Le poète pense que, dans un au-delà, les amants connaîtraient un amour épuré de toute sensualité, fusion totale des esprits et des coeurs (‘’La mort des amants’’), que les pauvres recevraient le prix de leurs misères (‘’La mort des pauvres’’), que les artistes torturés par leur idéal, toujours insatisfaits de leur œuvre, verraient «s'épanouir les fleurs de leur cerveau» (‘’La mort des artistes’’), ce centième et dernier poème s'achevant par ces vers, qui éclairaient partiellement le titre du recueil : «C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, / Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau !» [ceux des «sculpteurs damnés»] (vers 13-14). Une idée d’ensemble se dégage : la grandeur et la misère de l’être humain ; une expérience affreuse de la vie, de son ennui, de ses abjections qui se cachent parfois dans le secret des âmes ; la permanence d’aspirations vers un monde de bonté et de beauté ; la possibilité de certains moments heureux, illuminés par l’amour et la poésie. En fait, en dépit des cinq parties mentionnées, le rythme profond du livre est ternaire. Le premier temps, correspondant à la très longue partie ‘’Spleen et idéal’’, est celui du constat, de la description d'un état intenable parce qu'instable, toujours vacillant entre les caprices d'une sensibilité et les exigences d'une intelligence ou d'une âme. Le deuxième temps, correspondant aux parties II à IV, embrasse tous les «paradis artificiels», depuis les plus innocents jusqu'aux plus pervers, que s'invente I'être humain désespéré de ne pouvoir assurer la «maintenance» de I'autre paradis, toujours perdu, toujours dérobé. Le troisième temps enfin, qui tient dans la cinquième et demière partie du livre, ‘’La mort’’, est celui d'un fragile apaisement conquis par l’auteur sur sa détresse. S'il y a bien «commencement et fin» dans cette démarche, on voit donc également qu'il ne saurait y avoir dialectique dans son déploiement. Rien n'est même sans doute plus étranger à la poésie de Baudelaire que cette notion. La dualité qui faisait son drame, et qu'il identifiait aussi dans le ‘’Tannhäuser’’ de Wagner comme «la lutte de deux principes qui ont choisi le coeur humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec I'esprit, de I'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu», n'est pas plus effacée par les artifices de I'existence qu'elle n'est dépassée par la mystique de I'outre-tombe. Entre le thème de la grandeur et celui de la misère, le recueil ne maintenait pas un véritable équilibre. Et, pourtant, il masquait en partie le désespoir sans remède dans lequel Baudelaire était en train de sombrer. Les lecteurs, même les plus clairvoyants, n’auraient pu discerner ce que nous savons aujourd’hui, que les vers où se faisaient entendre quelque accent de confiance, quelque note de sérénité, avaient été écrits en un temps où il nourrissait encore sur la condition humaine des espérances qu’il traitait pour lors d’illusions, et que les admirables poèmes d’amour avaient été adressés à des femmes qui l’avaient toutes, en fin de compte, torturé ou déçu. Le recueil offre de nombreux voyages. Il peut s’agir de voyages dans le temps, de retours vers le passé, celui de l’âge d’or (‘’La vie antérieure’’), du souvenir (‘’Le balcon’’, ‘’Harmonie du soir’’), de l’enfance (‘’Confession’’), ou de projections dans le futur lointain et incertain (‘’La musique’’, ‘’Le vin des amants’’, ‘’La mort des amants’’). Tantôt, ce voyage s’effectue dans la verticalité, vers l’azur et le ciel (‘’Élévation’’, ‘’Moesta et errabunda’’, ‘’Le vin des amants’’), tantôt dans l’horizontalité, vers un «là-bas» imprécis et lointain (‘’La vie antérieure’’, ‘’L’invitation au voyage’’) qui parfois devient un paysage exotique aux contours plus nets (‘’Parfum exotique’’). À ces déplacements dans l’espace correspondent deux symboles : celui de l’oiseau ou de l’aile (‘’Élévation’’, ‘’Moesta et errabunda’’, ‘’Le vin des amants’’) et celui de la mer ou de l’eau qu’accompagnent toujours les images de ports et de navires, ainsi que les sensations heureuses d’abandon à l’élément liquide ou de bercement (‘’Élévation’’, ‘’La vie antérieure’’, ‘’Parfum exotique’’, ‘’L’invitation au voyage’’, ‘’Moesta et errabunda’’, ‘’Le vin des amants’’). Cette liquidité heureuse où l’on se perd peut devenir élixir que le corps absorbe avec délices (‘’Élévation’’, ‘’Le balcon’’, ‘’Réversibilité’’, ‘’Le vin des amants’’). Ces voyages font éclater les limites habituelles de l’espace et du temps : celui-ci s’immobilise, et l’espace s’agrandit. C’est dans cette appropriation de l’espace qu’il faut voir la prédilection de Baudelaire pour tout ce qui est vaporeux, volatil, les parfums et les sons qui ne cessent de «circuler», «vibrer», «tourbillonner», «voguer». Le rôle donné à la lumière est remarquable. Le paradis baudelairien baigne toujours dans une luminosité intense (soleil, feu, éclair, champ lumineux, soirs illuminés, or et flambeaux) qui occupe un espace encore agrandi par un jeu de miroirs (brillants, luisants, polis, profonds). Les couleurs sont proches de la transparence de l’azur (bleu clair, azur, espace limpide), de la douceur des soleils couchants (rose et bleu mystique, vapeurs roses) ou du vert de la végétation luxuriante (verts tamariniers, vert paradis). Le paradis qui est évoqué est tout à fait terrestre. Il est luxueusement meublé (‘’L’invitation au voyage’’, ‘’La mort des amants’’). Alangui de paresse et rythmé de bercements (‘’La vie antérieure’’, ‘’Parfum exotique’’, ‘’L’invitation au voyage’’, ‘’Le vin des amants’’), il foisonne de toutes les voluptés possibles, voluptés «calmes» et «pures» mais néanmoins voluptés du corps et de l’amour : - la femme, qui, présente durant tout le recueil, s'y fait tour à tour être sensuel et envoûtant, figure maternelle et aimante, mais aussi beauté inaccessible, allégorie de l'absolu ; qui dispense ses parfums et ses caresses (‘’Parfum exotique’’, ‘’Le balcon’’, ‘’L’invitation au voyage’’, ‘’Moesta et errabunda’’) ; - la nature féconde et abondante (‘’Parfum exotique’’, ‘’L’invitation au voyage’’, ‘’Moesta et errabunda’’). Ce paradis est surtout le lieu de la note juste, de l’harmonie parfaite des sons, des parfums et des couleurs (‘’Correspondances’’, ‘’Parfum exotique’’, ‘’Harmonie du soir’’, ‘’Moesta et errabunda’’). Il comporte, bien évidemment, une dimension spirituelle dans laquelle l’être humain retrouve la pureté perdue et l’innocence spirituelle (‘’Élévation’’, ‘’Le balcon’’, ‘’Moesta et errabunda’’), côtoie le divin (emploi fréquent de l’adjectif «mystique») et déchiffre avec facilité les signes transparents du monde (‘’Élévation’’, ‘’L’invitation au voyage’’). Ce paradis ne s’établit qu’à partir de son contraire, car le désir d’infini naît précisément du sentiment de clôture. On pourrait ainsi, à partir d’un certain nombre de poèmes (‘’Le guignon’’, ‘’De profundis clamavi’’, ‘’L’irréparable’’, ‘’La cloche fêlée’’, les quatre poèmes intitulés ‘’Spleen’’, ‘’L’irrémédiable’’), définir l’enfer baudelairien comme une correspondance parfaite mais inversée du paradis : délimitation précise d’un décor envahi d’objets (la ville le plus souvent), temps qui tantôt égrène ses minutes fatales, tantôt se fige dans l‘ennui, espace clos, étouffant, dont l’image symbole est celle du gouffre, prédominance du noir, sensations horribles d’enlisement, d’étouffementt et d’agonie, souffrances de l’âme, soumise au mal. Si ces thèmes étaient inspirés du réalisme baroque, du moralisme classique ou de l'idéalisme romantique, si Baudelaire hérita du romantisme son goût de la méditation sur la mort, l’oscillation chez lui entre la fascination du néant et l’espérance de l’inconnu confère à sa méditation une ambiguïté toute moderne. En fait, la modernité du recueil tient surtout à sa poétique : l'imagination, «la plus scientifique des facultés», permit au poète de mettre le monde en images, de l'inscrire dans la forme même du texte, en ayant recours, par exemple, à la théorie des «correspondances» qui établit, par le recours aux images, l'unicité du monde, où «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent» (‘’Correspondances’’). Cinquante-deux de ces poèmes étaient inédits. Les poèmes étaient titrés, à neuf exceptions près (dans une lettre à sa mère, le 11 janvier 1858, Baudelaire lui écrivit : «Vous n'avez donc pas remarqué qu'il y avait dans ‘’Les fleurs du mal’’ deux pièces vous concernant, ou du moins allusionnelles à des détails intimes de notre ancienne vie, de cette époque de veuvage qui m'a laissé de singuliers et tristes souvenirs, - l'une : ‘’Je n'ai pas oublié, voisine de la ville’’, et l'autre qui suit : ‘’La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse...’’? J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de la famille.»). Plusieurs avaient les mêmes titres, ‘’Le chat’’, ‘’Spleen’’ et ‘’Femmes damnées’’, étant utilisés pour respectivement deux, quatre et deux poèmes différents. Quatre poèmes portaient un titre latin, et l'un d'entre eux, ‘’Franciscæ meæ laudes’’, était entièrement composé en latin. Étaient privilégiés : - l'alexandrin, seuls vingt-six poèmes n’en étant pas composés exclusivement ; - le vers pair, seuls six poèmes comportant des vers impairs : dans cinq cas, en alternance avec des vers pairs, tandis qu’un seul poème, ‘’L'invitation au voyage’’, est écrit uniquement en vers impairs (pentasyllabes et heptasyllabes). - le sonnet (quarante-deux poèmes), qui est marqué toutefois par une certaine variété : six n’étant pas en alexandrins (quatre en octosyllabes, un en octosyllabes et décasyllabes, un en alexandrins et pentasyllabes [‘’La musique’’]). À propos de la dédicace, il faut remarquer que Gautier était l’aîné de dix ans de Baudelaire, et le seul poète qu’il tutoyait. Il avait d’ailleurs ajouté sur l’exemplaire qu’il lui destina : «La dédicace imprimée à la première page n’est qu’une ombre très faible de l’amitié et de l’admiration véritables que j’ai toujours éprouvées pour toi, tu le sais.» Il n'y a pas lieu de mettre en doute la sincérité de cet hommage, mais il n'impliquait nullement une adhésion à la poétique du prétendu «maître». Il suffit pour s'en convaincre de se reporter au texte initial de cette dédicace, véritable profession de foi, écartée par Gautier pour cette raison. Tout en s'y déclarant «le plus respectueux et le plus jaloux des disciples», Baudelaire y soulignait nettement I'incompatibilité entre «ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime» et «les régions éthérées de la véritable Poésie» où se plaçaient, selon lui, les oeuvres de Gautier. _________________________________________________________________________________ ‘’Les fleurs du mal’’ furent aussitôt célèbres parce qu’elles causèrent un scandale. Dès le 5 juillet, la presse se déchaîna : comment pouvait-on publier un livre de poèmes contenant de telles obscénités, «de semblables monstruosités»? Gustave Bourdin, un spécialiste de la polka et du cancan, publia, dans ‘’Le Figaro’’, un libelle aussi virulent et venimeux que stupide : «En fait d’idées, M. Baudelaire est d’une indigence navrante. Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Baudelaire, il y en a où l'on n'en doute plus […] C'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes choses, des mêmes pensées […] L’odieux y côtoie l’ignoble ; le repoussant s'y allie à l'infect […] Il faut lire ''Les fleurs du mal'' d'une main et se boucher le nez de l'autre. [...] Jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine.» Ayant mal compris ses intentions, il l’accusait d’avoir cherché des sujets nouveaux et choquants dans le but de passer à tout prix pour un original, de se complaire dans la description de ce mal qu’en fait le poète ne chantait que pour l’exorciser ; il fustigeait son «immoralité» ; il déclarait insoutenable la lecture du ‘’Reniement de saint Pierre’’, de ‘’Lesbos’’, des ‘’Femmes damnées’’ ; il voyait des titillations érotiques dans les poèmes lesbiens, en oubliant que le poète avait, dans ces «lamentables victimes», découvert des chercheuses d’infini. Et cela fut le jugement dominant de l'époque, la campagne du ‘’Figaro’’ étant d’ailleurs reprise par ‘’Le constitutionnel’’. Le 7 juillet, la direction générale de la Sûreté publique (de nos jours, il s'agirait du ministère de l’Intérieur), au reçu d’un rapport qui dénonçait dans ‘’Les fleurs du mal’’ «un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale», avait saisi de l’affaire le procureur général, lui demandant que le parquet poursuive Baudelaire et ses éditeurs, Poulet-Malassis et de Broise, pour le délit d’«offense à la morale religieuse» et d’«offense à la morale publique et aux bonnes mœurs», au motif que «les pièces incriminées (au nombre de onze) conduisaient nécessairement à l’excitation des sens». On ne voulut voir que le morbide et le macabre, la révolte et le blasphème, l’érotisme et le satanisme, héritage romantique ou volonté de provocation qui ont d’ailleurs considérablement vieilli. Dans sa lettre du 9 juillet à sa mère, lui parlant de «la beauté sinistre et froide» de son recueil, Baudelaire lui affirmait : «Je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron.», et lui disait espérer que «les terribles élections de Paris» détourneraient l’attention des autorités. Mais, le 11, il fut averti par Leconte de Lisle d’une saisie imminente, et alerta aussitôt Poulet-Malassis : «Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition». Mais il était déjà trop tard, car l’inspecteur général de la presse était passé chez le dépositaire du livre à Paris, et celui-ci venait de prévenir les éditeurs que «la nature des livres publiés par eux lui interdisait de mettre désormais son personnel à leur disposition pour la vente» (lettre de Poulet-Malassis, du 8 juillet 1857). Le 16 juillet, à Alençon, la police ne trouva que deux cents exemplaires dans les magasins de l’éditeur. Cependant, Baudelaire n’avait pas perdu tout espoir. Le 13 juillet, il reçut le soutien de Flaubert, qui ne marchanda pas son enthousiasme : «J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis vers à vers, mot à mot, et franchement, cela me plaît et m’enchante. Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne, ce qui est la première de toutes les qualités. Vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre. J’aime votre âpreté.» Grâce à l’appui d’Achille Fould, ministre d’État, ‘’Le moniteur’’, organe officiel du gouvernement, publia le 14 un article très favorable d’Édouard Thierry, qui n’hésitait pas à qualifier le livre de «chef-d’œuvre», et disait en conclusion : «Je cherchais à louer Charles Baudelaire, comment le louerais-je mieux? Je laisse son livre et son talent sous l’austère caution de Dante». Le seul résultat fut de mettre en difficulté le ministre d’État auquel ses collègues de l’Intérieur et de la Justice reprochaient «d’entraver l’attaque». Baudelaire s’en amusa : «Je suis l’occasion d’un conflit entre trois ministres» (lettre à sa mère du 27 juillet, jour où il fut convoqué par le juge d’instruction). Mais il n’en remercia pas moins le ministre d’État, tout en lui présentant déjà son système de défense : «J’avais hier l’intention d’adresser une espèce de plaidoirie secrète à M. le garde des sceaux, mais j’ai pensé qu’une pareille démarche impliquait presque un aveu de culpabilité, et je ne me sens pas du tout coupable. Je suis au contraire très fier d’avoir produit un livre qui ne respire que la terreur et l’horreur du mal.» Travaillant, pour contrer les accusations, à constituer son dossier, il réunit quatre articles particulièrement élogieux, celui d’Édouard Thierry mentionné plus haut, un de F. Dulamon, paru dans ‘’Le présent’’ du 28 juillet, un de Barbey d’Aurevilly (en plus de la détection d’«une architecture secrète» dans le recueil, il déclara : «Il y a du Dante dans I'auteur des ‘’Fleurs du mal’’, mais c'est du Dante d'une époque déchue, c'est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n'aura point de saint Thomas.») et un d’Asselineau (il était élogieux : «La poésie de M. Baudelaire, profondément imagée, vivace et vivante, possède à un haut degré ces qualités d'intensité et de spontanéité que je demande au poète moderne. Il a les dons rares, et qui sont des grâces, de l'évocation et de la pénétration. Sa poésie, concise et brillante, s'impose à l'esprit comme une image forte et logique.»). Barbey d’Aurevilly et Asselineau avaient encore écrit qu’il ne fallait surtout pas voir dans le recueil du réalisme ; ils avaient expliqué et réexpliqué la nécessité d’un «art pour l’art», capable de s’affranchir des modèles classiques, qui «accepte les principales améliorations ou réformes romantiques», et surtout, qui ne soit pas au service d’un discours moral. Mais leurs deux articles furent, sous la pression ministérielle, refusés par ‘’La revue française’’. Baudelaire fit tirer ces quatre articles à une centaine d’exemplaires sous le titre : ‘’Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des ‘’Fleurs du Mal’’’’, et cette plaquette parut au début d’août, avec en tête une brève note signée de ses initiales. Il préparait aussi les ‘’Notes et documents pour mon avocat’’ où il indiquait : «Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité […] Il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter l’agitation de l’esprit dans le mal.» Sainte-Beuve, de son côté, lui envoya ses ‘’Petits moyens de défense tels que je les conçois’’. Il prit pour avocat Me Gustave Chaix d’Est-Ange, qui était proche des milieux littéraires. Jugeant que le soutien d’une femme lui serait utile, et faute de pouvoir atteindre la princesse Mathilde, il se rabattit sur Mme Sabatier à laquelle, le 18 août, il écrivit «avec sa vraie écriture» : «Vous pourriez, par des relations et des canaux peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles.», lui faisant en même temps présent d’un bel exemplaire des ‘’Fleurs du mal’’ spécialement relié pour elle, indiquant : «Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent.» Le 24 août, il publia six de ses poèmes en prose, dans ‘’Le présent’’, sous le titre collectif ‘’Poèmes nocturnes’’. Un procès eut lieu. Le 20 août 1857, Baudelaire et ses éditeurs, Poulet-Malassis et de Broise, comparurent devant la sixième chambre correctionnelle. Avant l’audience, Champfleury, le rencontrant, lui dit : «Vous serez certainement accusé de réalisme». Il poussa un cri de colère. Mais le mot allait bel et bien figurer dans les attendus du jugement. Le procès posait à nouveau, plus de cinquante ans après l’abolition de la censure par la Révolution française, la question des rapports de l’écrivain avec la liberté d’expression. Mais, le Second Empire imposant un ordre moral, la justice engageait régulièrement des poursuites contre les écrivains qu’elle accusait de publier des œuvres immorales. C’est ainsi qu’en 1853 les frères Goncourt avaient été poursuivis pour un article qui leur valut d’être blâmés. Et, au début de l’année 1857, un procès avait été intenté à Gustave Flaubert pour son roman ‘’Madame Bovary’’, mais il avait été acquitté le 7 février. Le même procureur, Ernest Pinard, qui avait requis contre Flaubert, prononça contre Baudelaire un réquisitoire modéré : il ne retint pas les arguments du ‘’Figaro’’, balaya celui de «l’offense à la religion», maintint l’«offense à la morale publique», fustigea le manque de «sens de la pudeur», stigmatisa «la peinture lascive» du poème ‘’Les bijoux’’ ou la «débauche» des ‘’Métamorphoses du vampire’, et fut paradoxalement assez élogieux envers le poète, achevant sur une adresse au jury pour le moins inhabituelle : «Soyez indulgents pour Baudelaire». Celui-ci ne tenta pas une fois de défendre le contenu de son livre ; pas une fois, il ne tenta d’expliquer aux juges qu’il n’acceptait pas la morale des policiers et des procureurs. Il la revendiqua au contraire, et, plutôt que de mettre en question le bien-fondé de leurs interdits, il accepta la honte secrète de mentir sur le sens de son œuvre. Tantôt, en effet, il la présenta comme un simple divertissement, et il réclama, au nom de «l’art pour l’art», le droit d’imiter du dehors les passions sans les ressentir, et tantôt il la donna pour une œuvre édifiante destinée à inspirer l’horreur du vice. Me Gustave Chaix d’Est-Ange prononça une plaidoirie très noble, où, tout en rappelant que «le juge n’est pas un critique littéraire», il commença en utilisant, sur les conseils de Sainte-Beuve, cet argument : «Lamartine avait pris les cieux, Victor Hugo avait pris la terre et plus que la terre […] Musset avait pris la passion et l’orgie éblouissante […] Ce que Baudelaire a pris, il y a été comme forcé.» Il évoqua l’intention du poète : «Il a voulu peindre le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il veut vous en inspirer une haine plus profonde […] Il va vous montrer tout cela pour le flétrir.» Montrant la beauté de l’œuvre, il en fit une exégèse limpide. Il revendiqua l’indépendance de l’artiste, invoqua Flaubert, acquitté six mois plus tôt, et même Balzac, puis Molière, «un écrivain qui s’y connaissait bien un peu», et dont il cita la préface du ‘’Tartuffe’’, alors encore interdit : «Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts», ajoutant : «Est-ce de ma part quelque hors-d’œuvre inutile, puisque nous sommes tous aujourd’hui de l’avis de Molière?» Il continua en citant cette fois des œuvres contemporaines auxquelles on aurait pu faire des reproches similaires : les nus en peinture ou en sculpture, et quelques œuvres littéraires plus ou moins cyniques ou salaces, dont les auteurs n’avaient pas été inquiétés. Il fournit aux juges un exemplaire des ’’Articles justificatifs’’. Il reste que, le 27 août, Baudelaire et ses éditeurs furent, à cause de «passages ou expressions obscènes et immorales», jugés coupables d’«un réalisme grossier et offensant pour la pudeur», condamnés respectivement aux fortes amendes de trois cents et deux cents francs, et à la suppression de six poèmes : ‘’Les bijoux’’, ‘’Le Léthé’’, ‘’À celle qui est trop gaie’’, ‘’Lesbos’’, ‘’Femmes damnées’’ et ‘’Les métamorphoses du vampire’’. Asselineau raconta : «En sortant de cette audience, je demandai à Baudelaire étourdi de sa condamnation : - Vous vous attendiez à être acquitté? - Acquitté ! me dit-il, j’attendais qu’on me ferait réparation d’honneur !» Malgré la relative clémence des jurés, ce jugement le laissait tout à fait abasourdi. Il éprouvait un profond sentiment d’injustice, qui n’allait plus le quitter, bien que ses lettres à Poulet-Malassis montrent qu’il s’attendait à cette condamnation, et même qu’il la recherchait. Il reste que le procès aida à la vente du livre, les exemplaires qui avaient échappé à la saisie se vendant sous le manteau trois fois plus cher que le prix marqué. Le 30 août, Victor Hugo lui écrivit : «Vos ‘’Fleurs du mal’’ rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez ! Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est une couronne de plus. Je vous serre la main, poète !» Mme Sabatier, peu habituée aux complications sentimentales, stupéfaite par la noble réserve que Baudelaire avait gardée, flattée qu’un poète ait pris tant de peine et de temps à demander ce qu’elle lui aurait, sans doute, accordé pour rien, interpréta son aveu au sujet des poèmes qu’il lui avait envoyés comme une demande en bonne et due forme, et s'offrit sans plus de tergiversations. Dans la nuit du 30 août, il vit sa flamme couronnée. Mais elle fut aussitôt éteinte, la «possession» ayant été décevante. Fut-il victime de que Stendhal appelait un «fiasco»? Ne lui a-t-elle pas écrit : «Que dois-je penser quand je te vois fuir mes caresses?» Dès le lendemain, ils se retrouvèrent, lui dégrisé, elle déçue. Il lui écrivit : «J’ai abominablement mal aux nerfs, à en crier. Vous voyez, ma bien belle chérie, que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes - Bref, je n’ai pas la foi.» Il rompit cette relation amoureuse qu'il avait ardemment désirée, mais demanda à Apollinie de rester son amie, sans rancœur, sinon sans regret : «Il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant.» Mais il ne fit plus que fuir celle qui s’était montrée trop complètement femme dans le «manque absolu de pudeur». En octobre, il fut vu, dans une brasserie parisienne, par les frères Goncourt qui rapportèrent dans leur ‘’Journal’’ : «Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d'un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque vise au Saint-Just et l'attrape.» Du 1er au 15 octobre, il publia dans ‘’Le présent’’ deux essais :‘ |
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